Chapitre XL - Dans l'océan, s'abîmer, 2/2
Victor sortit du café et alluma une cigarette. Tout le monde était parti. Ne restaient que Noa, aux prises avec son annonce, et Liam, dans la petite salle où circulaient des serveurs et de la vaisselle en équilibre sur leurs plateaux ronds. La nuit tombait. Elle enveloppait avec délicatesse la rue vide. Longtemps, il avait fui les lieux déserts, préférant subir des crises d'angoisse à la panique sourde si, par hasard, il avait croisé son géniteur. Mais il préférait le vide, là où personne ne se pressait, où il avançait sans bousculade, sans cri, sans respiration à ses oreilles. Là où il voyait venir l'adversaire. Pourtant, son père n'était plus là. Il était mort d'un arrêt cardiaque un an plus tôt. Quarante-huit ans, des dents jaunes, des yeux marrons en amande, une épouse terrorisée, un fils au cœur brûlé. C'était moche.
Moche, parce que la Vie refusait d'être intègre. Elle n'avait pas attendu que la Justice, dans son immense bonté, délivrât son jugement. La plainte déposée s'était arrêtée. « Le suspect est mort ». Rentrez chez vous, ma bonne dame, mon gentil monsieur, on ne va pas organiser le procès d'un cadavre. Respectons-les. Alors les coups, les cicatrices, les plaies du corps et celles du cœur, Cassandre, les vies anéanties, on les lui avait fait ravaler. Remporte-les, tes casseroles, on n'en veut pas. Sans coupable, aucun intérêt. Victor, lui, n'oublierait pas. Les débris de vies restaient en travers de sa gorge. Il s'en souviendrait dès que son regard croiserait la brûlure sur la poitrine, la cicatrice au-dessous de la lèvre, les yeux marrons en amande dans le miroir. Il verrait Cassandre à chaque fois que son regard croiserait l'éléphant en peluche. Tiens, elle aurait presque six ans, aujourd'hui. Il aurait préféré le tribunal face à la dépouille, plutôt que le sentiment qu'on avait dérobé sa vengeance. Son père était mort trop vite. Il n'avait pas assez souffert. Il l'aurait mérité, pourtant. Une petite mort lente, sournoise, déguisée en maladie rampante qui l'aurait emporté après d'insurmontables souffrances. La même petite mort dévorante que la Peur qu'il avait inséminée en lui.
Si injuste, cette Vie merdique.
Des bruits de pas retentirent dans son dos. Il ne sursauta pas. Il ne sursautait plus. Il se retourna et distingua Liam qui le rejoignait à grandes enjambées. Il souriait à pleines dents, Victor ne répondit pas. Ses traits gardaient l'habitude de la carapace pour éloigner le reste du monde. Il se remit à marcher en silence. Ses pensées voguaient vers Noa.
« Tu deviens quoi, depuis le temps ? » dit Liam en enfouissant les mains dans ses poches.
Victor le dévisagea en jetant son mégot.
« Vivant, dit-il du bout des lèvres. Heureux. J'apprends à respirer.
— C'est bien.
— Je ne sais pas. Ça ne devrait pas s'apprendre, ces choses-là. »
Ils avançaient côte à côte sur le trottoir, deux étrangers séparés par une distance raisonnable.
« Tu vas où ? dit Liam.
— Chercher mon vélo. Je serai chez moi dans deux heures si je pédale vite.
— Tu habites loin.
— Oui. »
Il haussa les épaules.
« Mais Noa a appelé. Et on ne lui dit pas non, à Noa, pas vrai ?
— Tu comptes faire comme si rien n'était arrivé, entre nous ? »
Liam s'arrêta. Victor aussi. Les étrangers découvraient la mascarade. La distance disparaissait, remplacée par le fossé des souvenirs et des mensonges, des choses à dire et des mots qui rongent.
« Ce serait plus simple. »
C'était toujours plus simple de faire comme si. Victor était passé maître dans cet art. Faire semblant pour endormir la Peur qui renâclait dans son corps. Il mentait aux autres, il se mentait à lui-même pour tromper sa camarade, si vieille qu'il ne pouvait se rappeler du jour où elle avait décidé de cohabiter, à deux dans son corps d'enfant.
« Tu ne me diras pas pourquoi tu es parti de l'hôpital sans rien dire ? Et pourquoi tu m'as appelé ce soir-là, à l'opéra ? Pourquoi tu as voulu te buter ? Pourquoi tu fuis ? Pourquoi même quand tu es là, on dirait que dans ta tête, tu ne l'es pas ?
— Si tu parles du soir où j'ai vidé une boîte de médicaments pour tenter d'oublier mon géniteur alcoolique qui m'a tabassé pendant des années, ma petite sœur qu'il avait tuée, l'enterrement d'une gamine de trois mois, la Peur, ma mère qui suppliait de ne pas porter plainte, parce que tu comprends, il ne faudrait pas se venger du connard qui a détruit nos vies, alors non, en effet, je ne te dirai pas pourquoi. Ce n'est pas pourquoi, la question. Tout ça, ce n'était qu'une question de quand. Quand je me résignerais à passer le pas ? À prendre le couteau qui me tendait les bras ? Ou une corde, ou l'antivol de mon vélo et un tabouret ? J'ai choisi les médicaments par facilité. »
Il ne laissait rien transparaître sur le visage que son père jugeait trop féminin. Son cœur ne frissonnait pas. Liam avança la main, comme pour prendre l'homme entre ses bras, mais la laissa retomber le long de son flanc.
« Tu ne voudrais pas me donner une nouvelle chance ? dit-il, les pupilles plongées dans celles marron qui hurlaient leur désarroi. Tu m'as manqué, Vic'...
— J'ai arrêté de chercher mon Prince Charmant. »
Un éclat de rire résigné traversa ses lèvres.
« J'ai compris que ce n'était qu'un rêve à la con. Un moyen pervers de faire miroiter un Amour qui n'existe pas à des pauvres gosses bourrés d'espoir, pour mieux les briser avec la réalité.
— J'ai eu si peur pour toi, toutes ces années... Tu t'étais envolé... Je t'ai cherché dans des cimetières, bon sang ! »
Liam passa la main dans ses cheveux, désemparé. Face à lui, Victor esquissa un vague sourire bercé de mélancolie.
« Pourquoi tu as attendu que je parte pour me chercher ? dit-il, les yeux brillants. J'étais là, tout ce temps, avant. J'attendais. J'espérais que tu serais celui qui me sauverait. Je n'en pouvais plus, de crever tout seul dans mon coin... »
Il marqua une pause pour reprendre son souffle.
« Pourquoi tu n'as rien demandé ? Pourquoi tu n'as pas cherché à savoir d'où ils venaient, mes bleus ? Ils n'étaient pas normaux, tu le savais ! Et pourquoi j'avais peur, et pourquoi je gardais mes vêtements, et pourquoi, putain, pourquoi j'étais moi ?
— C'est vrai, je n'ai jamais rien demandé »
Liam détourna la tête.
« Mais j'avais remarqué. La question, Victor, c'est est-ce que tu aurais répondu si je t'avais interrogé ? »
Lorsqu'il se tut pour embrasser le silence, le poids des reproches muets de l'homme l'ensevelit.
« Tu ne peux pas juste me blâmer moi, ajouta-t-il en serrant les poings. Oui, j'ai merdé et je m'en suis voulu. J'ai choisi de ne pas poser les questions auxquelles tu n'offrirais pas de réponse. Mais tu sais que si toi tu m'avais demandé, j'aurais été là. J'aurais toujours été là. Tu étais mon ami, avant d'être mon sex friend.
— Fake friend.
— Je veux t'aider, aujourd'hui, pour toute l'aide que je n'ai pas su t'apporter.
— Non, Liam. »
La voix de Victor vacilla.
« Tu veux me voir, me parler, te racheter une conscience, me baiser, peut-être. Tu ne veux pas m'aider. Tu n'es pas de ceux qui aident. Tu es beaucoup de choses, mais pas ça. »
Pas un prince à la cape rouge et au cheval blanc, non plus.
« Tu ne me connais pas, Vic', ça fait cinq ans que tu es parti !
— Et toi ? Me connais-tu pour vouloir me revoir ? »
Ils se contemplèrent, incapables de fournir à l'autre la réponse dont ils avaient besoin. Ils se retenaient de toute leur force aux mots qui les reliaient, à la recherche d'un point d'ancrage dans la conversation qui s'évertuait à les submerger. Les flots dansaient, menaçants, et Victor n'avait plus envie de se laisser couler. Sur sa joue, il sentit une goutte de l'océan qui dégoulinait sans autorisation. Il l'essuya. La coque était percée. Il ne voulait pas sombrer.
« Je pensais que j'avais oublié comment pleurer. »
Il tentait de guider encore un peu son embarcation avant de s'abîmer dans les profondeurs retorses.
« Le corps n'oublie pas, on dirait, il n'oublie jamais ces choses-là. C'est un chien, le corps. Il attend l'os à ronger. Moi, l'os, il a failli se casser. J'ai failli le casser. Et ce n'est pas toi qui l'a réparé. C'est moi. Tout seul. Parce que le Prince Charmant, il a refusé de me sauver, et que sa cape rouge, je ne l'ai jamais vue.
— Ecoute, Victor, je sais que nous deux, ça n'a pas commencé par il était une fois... »
Le regard de Liam se raffermit. Victor s'obligea à détourner les yeux pour ne pas s'y réfugier. Non, il ne servirait pas une nouvelle fois de phare dans sa nuit perpétuelle. Un seul prince raté suffisait.
« Mais j'ai envie que pour une fois, ça se termine par il vécut heureux.
— Tu seras heureux sans moi.
— Le il, c'est toi. »
Il effleura la joue de Victor. Il colmatait la brèche de la barque. Les yeux en amande s'accrochaient à lui comme à la dernière bouée du navire, ultime espoir quand la Fin approchait avec son silence funèbre. Liam, homme sans cape et sans cheval, debout dans une rue nocturne, en jean et tee-shirt, une barbe de deux jours, des cheveux ébouriffés. Liam, plus fou du roi que prince adroit, qui souriait de ce sourire sans moquerie qui éclipsait le reste pour ne laisser que les lèvres écartées dans l'esprit.
« On pourrait repartir de zéro, toi et moi ?
— Mérites-tu une deuxième chance ? »
Liam et son sourire n'écoutèrent pas. Il tendit la main ouverte.
« Enchanté, moi c'est Liam Tensen. Je te trouve magnifique, ça te dit qu'on apprenne à se connaître ? »
Et, isolé sur l'océan où son navire sombrait, Victor tourna la tête. La Peur murmurait à son oreille. Il avait appris à lui obéir. La main de Liam resta tendue jusqu'à ce que la silhouette de l'homme se fut effacée au détour d'un croisement, toujours fuyante malgré les années qui défilaient.
Victor et Liam, future happy end ou fin dénuée de romance pour l'homme qui avait cessé d'attendre ?
Le saviez-vous ? Si Victor s'est teint les cheveux en vert, c'était pour faire comme Baudelaire qui, une fois, s'est coloré la chevelure en vert lors de sa première rencontre avec Maxime DE CAMP, par esprit de provocation. Et, rappelez-vous (ou apprenez-le), Victor se passionne de littérature française !
Des avis, enfin, sur cet échange nécessaire, bien que peu joyeux ?
Prochain chapitre : « Chapitre XLI - La Mort est une amie qu'il faut apprendre à apprécier »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top