Chapitre XL - Dans l'océan, s'abîmer, 1/2

Mars, deux ans plus tard, vingt-quatre ans d'Elias

Quelques phrases succinctes, presque irréelles, flottaient sur l'écran d'Elias. Je sais que ça fait longtemps, mais mieux vaut tard que jamais. J'aimerais vous revoir. Et une signature, Noa, un prénom que l'homme n'avait pas rencontré depuis que la jeune femme pétillante avait validé son master d'économie, cinq ans auparavant. Il resta si longtemps figé devant son téléphone qu'Eden s'enquit de la situation.

« Cet engin t'a enfin aspiré ? », dit-il sans se risquer à jeter un œil par-dessus son épaule.

Elias répéta les phrases. Et, sortant de sa bouche, elles se matérialisèrent. Il allait revoir ceux qui avaient partagé sa vie lors de sa première année à l'université. Le message expédié le cinq mars à treize heures zéro six réclamait des retrouvailles. Il accepta, bien sûr, quand tu veux, enthousiasmé à l'idée de découvrir ce que ceux qu'il avait fréquentés étaient devenus. Ils convinrent d'un petit café dans une ville proche. Le petit groupe d'autrefois, devenu grand, s'était éparpillé dans tout le pays. Pourtant, à l'appel de Noa, tous, à l'exception de Yan, installé à l'étranger, répondirent présents.

Le cœur battant, Elias serrait la main d'Eden. Il avait tenu, dans un élan dramatique, à s'arrêter devant la porte du café pour profiter d'un instant de recueillement avant d'entrer. Eden soupira. Alors que les secondes s'allongeaient, il passa le pas de la porte dans un son de clochette, son amant derrière lui, et entra dans une petite pièce lumineuse. Il inspecta l'espace et dénicha une femme d'une petite trentaine d'années, à la joue appuyée sur la paume, la chevelure courte incandescente autour d'un visage éclaboussé de taches de rousseur peu seyantes.

« L'âge t'a rendue silencieuse ? dit-il en s'approchant d'elle. Tu aurais dû vieillir plus tôt. »

Noa tourna la tête. Dès qu'elle les aperçut, ses yeux se mirent à pétiller avec ardeur. Elle se leva, parut hésiter un instant. Elias l'embrassa sur les deux joues, Eden ne bougea pas. Il ne quittait pas la femme du regard, perdu vers un point au-delà de sa nuque qu'il était seul à voir. Sur son épaule flottait une silhouette vêtue de lambeaux, camarade de la Peur, de la fin, du Temps qui s'éteint.

« L'âge ne t'a pas rendu plus agréable, toi, dit-elle en se rasseyant. Je savais que j'aurais dû t'interdire de venir.

— Elias m'a imposé de le suivre. Je ne tenais pas particulièrement à revoir vos visages vieux.

— Dearlove t'a bien dressé, bravo. La tâche était ardue. »

Eden se retourna aussitôt en entendant la voix moqueuse dans son dos, et tomba sur l'imposante silhouette de Jay Hargrove. Le petit prince semblait avoir délaissé sa couronne. De ses cheveux mi-longs châtains aux mèches blondes, vulgaires au possible, ne restait qu'un crâne rasé de près. Il arborait un visage plus dur qu'auparavant, marqué par le soleil, bien que les morceaux décolorés de sa peau demeurassent immaculés. A côté de lui se tenait un homme à l'air doux, les yeux plissés par un léger sourire.

« Toujours aussi... grand, dit Eden avec une moue en scrutant le nouveau venu, sans prêter attention à celui qui l'accompagnait.

— Toujours aussi éloquent. Dommage qu'une belle gueule ne fasse pas tout dans la vie.

— Je perçois une foule de sous-entendus dans ce que tu dis.

— Etonnant.

— C'est qui, ça ? »

Noa coupa court à l'inéquitable joute verbale sur le point d'éclater, en posant des yeux inquisiteurs sur celui qu'Eden avait dédaigné.

« Ça s'appelle Ariel, dit l'intéressé en posant sa veste sur le dossier d'une chaise. Je suis dans l'armée avec Jay. Et nous sortons ensemble, accessoirement. »

La femme écarquilla les yeux, réduite au silence par le choc.

« Tu as du courage, dit Eden en s'asseyant, avant de se désintéresser tout à fait de la conversation.

— Jay... tu disais "pas les potes", mais les collègues, ce n'est pas vraiment mieux... »

On décelait une once de regret dans la voix de Noa.

« Pire que ça, dit Ariel, il a choisi un sous-fifre. »

Jay haussa les épaules, on ne choisit pas ces choses-là, et s'éloigna pour commander au comptoir, tandis qu'Elias engageait une discussion avec Ariel. L'assemblée apprit très vite qu'il s'était engagé en sortant du lycée et qu'il avait rencontré Jay lors d'une réaffectation. Il ajouta que son deuxième prénom était Adrian et qu'il le préférait de loin à celui de princesse dont ses parents, non contents d'avoir un fils ainé nommé Éric, l'avaient affublé. Seulement voilà, Jay préférait Ariel, c'est mignon, disait-il, et Ariel, malgré le manque de virilité qui en découlait, acceptait de porter le nom qu'on lui avait assigné.

Il était gentil, Ariel, constata rapidement Elias. Jovial, bavard, et c'était agréable d'entretenir une vraie conversation, pour une fois. Eden souffrait d'un affligeant manque de loquacité, quand Ariel noyait son interlocuteur sous les anecdotes. « Le jour des tests physiques de l'armée, mon épaule s'est déboitée dans la piscine, j'ai coulé à pic, on a dû me repêcher. C'était drôle. Enfin, pas sur le moment, mais tu vois, quoi. » « J'ai été au trou, une fois. Les seules sorties, c'était pour aller à la salle de sport. Je n'ai jamais été aussi musclé depuis. » « Oh ! Et puis... ». Et ça n'en finissait pas. Un nouveau flot de parole submergeait le précédent, s'interrompait pour écouter les réactions d'Elias, de Noa — qui paraissait l'analyser sous toutes les coutures — de Jay, parfois. Celles de Liam, aussi, arrivé depuis un moment. Pas d'Eden, en revanche, silencieux, les yeux fixés sur la figure au nez aplati posée sur l'épaule alourdie de Noa.

Noa, aux yeux cerclés de poches sombres, aux mouvements moins énergiques qu'avant. Elle marquait des pauses dans ses interactions, comme pour reprendre un souffle perdu pour un instant. Elle s'efforçait de dissimuler une faiblesse qui la dévorait, devinait l'ange.

« Bon, et sinon, dit-elle en tapotant son verre pour réclamer l'attention des autres. Vous devenez quoi, tous ? A part Jay dans l'armée et Elias qui est passé à la télé pour un livre de je-ne-sais-pas-quoi, je ne sais rien, moi.

— C'était un album jeunesse que j'ai illustré.

— Moi aussi je passe à la télé, dit Liam avec une expression suffisante. Je suis présentateur du JT.

— Passionnant, dit Eden en haussant les sourcils.

— Parce que tu travailles, toi ? La dernière fois que j'ai vu Elias, il me disait que tu ne fichais rien.

— C'était prévisible. »

Jay renifla en prenant une gorgée de café.

— Mon cher Jay, sache que pour ma part, ma "belle gueule" a amplement suffi. »

Il ponctua sa déclaration d'un sourire froid, et conclut par un simple « Je suis mannequin ». Il ne prêta pas attention à Ariel qui donnait un coup de coude à Jay, tout sourire, tu vois, je t'avais bien dit que je l'avais déjà vu dans un magazine.

« Victor ne viendra pas ? dit alors Liam en balayant la petite table du regard.

— C'est le seul à ne pas avoir répondu, dit Noa.

— A votre avis, il a toujours les cheveux verts ?

— Oui.

— Comment tu sais ?

— Ça lui allait bien, les cheveux verts », dit la femme sur le ton de l'évidence.

Puis elle affirma qu'il viendrait. Elle avait de l'espoir à revendre. Elle en avait toujours eu et en aurait certainement encore longtemps. L'espoir, marque de fabrique de l'humanité. Synonyme de la vacuité de ces pauvres créatures destinées à une mort certaine. Petite mort de l'esprit pour préparer celle du corps. Comme si mourir une fois ne suffisait pas, ils s'arrangeaient pour se détruire par la seule force de leur volonté.

Il s'agissait d'un meurtre prémédité, en un sens. On organisait son propre décès, ses propres obsèques, on raccourcissait son temps, parce que décidément, il n'avançait pas déjà assez vite. Trop lent, le Temps. Trainard. Il fallait bien trouver des subterfuges pour l'appâter. Pauvre Temps, triste espoir.

Pitoyables Hommes naïfs séduits par l'Espoir malsain.

Victor arriva, en retard, l'air fatigué, les joues rougies par le vent extérieur, les lunettes tombées sur le bout du nez, les yeux en amandes à la recherche du petit groupe attablé, les cheveux verts. Il les rejoignit de son pas prudent. Il sentait la cigarette et l'humidité. A l'extérieur, la pluie tombait drue. Il sourit discrètement. Il ne savait pas ce qu'il devait faire, il n'avait pas l'habitude d'être attendu. Il avait souvent été de trop, Victor, il n'avait jamais imaginé qu'on pût vouloir de lui pour de vrai.

« Salut, moi c'est Ariel, dit le compagnon de Jay en se levant pour lui serrer la main, comme s'il avait décelé dans son attitude l'hésitation systématique qui l'empêcha de vivre.

— Comme la princesse ! dit Liam, aussitôt fusillé du regard par l'intéressé. Vous allez bien vous entendre, Victor aussi cherchait son Prince Charmant. »

Victor ne réagit pas. Ses yeux dérivèrent sans s'attarder sur celui qui fut le centre de son univers. J'ai tourné la page, signifiait-il.

« Je suis désolé du retard, je travaillais. »

Il s'installa. Eden sortit des pensées où il s'était si bien envolé. A côté de lui, la silhouette en lambeaux s'agitait sur l'épaule de Noa. La femme affichait encore son grand sourire, mais il oscillait. Elle prit une inspiration. Elle expira. Encore une fois. L'Envoyé de Dieu scrutait les poings qu'elle serrait sur ses cuisses. Elias faisait de même lorsqu'il était anxieux.

« Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous ai contactés après tout ce temps. »

Personne ne brisa le silence qui s'installa. En un instant, tous comprirent que la joie des retrouvailles ne durerait plus. Les mains se cramponnèrent davantage au tissu. Elle portait un simple jogging, aucun accessoire, dénuée du plus petit artifice, la demoiselle jadis couverte de bijoux.

« On m'a diagnostiqué une leucémie, dit-elle sans cesser de sourire de ce sourire frissonnant. L'année dernière. Je suis passée par la chimio, et tout ça. Les médecins ont dit que c'était bon. Mais ce n'était pas bon. Je ne vais pas utiliser les termes médicaux, vous n'y comprendriez rien »

Coup d'œil appuyé vers Eden qui ne releva pas. La silhouette décharnée s'accrochait au cou de Noa, les ongles griffus, la robe déchirée, le corps malingre. Il sentait la même silhouette dans sa propre nuque, parfois, quand il ingérait un comprimé.

« J'ai fait une rechute. J'irai à l'hôpital dans deux jours, ils n'avaient pas de place avant, même pour un cas grave. Je vous jure, si votre corps prévoit de vous lâcher, prenez rendez-vous six mois à l'avance pour être sûrs que les médecins puissent le sauver. »

Le sourire épanoui sur ses lèvres se fanait déjà, telle une fleur arrachée par un ouragan trop violent pour y résister. La tempête, dans sa brutalité, intimait au silence.

« On m'a dit que ce n'était rien du tout et qu'il ne fallait pas que je m'inquiète, qu'ils feraient tout leur possible, que ce serait rapide. Vous voyez le topo, quoi. C'est le genre de discours qu'ils servent quand c'est tout le contraire. Je sens bien que ça ne va pas, cette fois. Puis, vous savez, je me suis toujours dit que je voulais partir sans regret. Et mon seul regret, là, c'était vous. Voilà.

— Ça se soigne, aujourd'hui, une leucémie, dit Jay à voix basse.

— Oui. Bien sûr. Mais moi, je ne sais pas si j'ai encore la force pour attendre qu'on la soigne. »

Il faut dire qu'elle pèse lourd, la Mort sur l'épaule. Elle tire, elle entraine, elle implore. Elle grince à l'oreille la nuit, elle hurle quand des voix tentent de submerger ses cris. Elle est là, elle est là, elle est là. Elle l'emportera. Eden la voit, la Mort aux abois. Il la voit qui grandit avec les minutes. Elle s'étale, elle s'étend, elle s'imprègne. La place est pour elle. Elle a décidé que Noa était sienne. Et Noa, elle fatigue d'avoir ce poids à porter. Parce qu'elle grossit, elle grossit, elle grossit, la Mort. Et un jour, elle explosera. 

Nouveau bond dans le temps pour retrouver les personnages qui avaient disparu depuis quelques temps. Des avis sur ces brefs aperçus de ce qu'ils sont devenus ? 

J'envisage d'écrire une nouvelle sur la rencontre de Jay et d'Ariel, parce que le milieu militaire m'intéresse (il y a moyen de traiter intelligemment de l'homophobie dans le milieu), puis que j'aime bien Ariel, aussi. 

Pour le funfact, les anecdotes partagées par Ariel... sont des anecdotes du service militaire de mon père. On recycle, on recycle. 

Noa a enfin son heure de gloire. Peut-être aurait-il été préférable qu'elle demeure dans l'ombre, petite tache de lumière qui aide les autres à briller. 

Prochain chapitre : « Chapitre XL — Dans l'océan, s'abîmer, partie 2 »

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