Chapitre XIV - Un jour son prince viendra

Victor se laissa tomber sur un petit pilier en pierre, vissa ses écouteurs dans ses oreilles et lança un album de piano. Les notes s'envolaient autour de lui. Les paupières closes, il inclina la tête pour suivre les notes éparses rejointes en une phrase mélodieuse. Elles prenaient sens, l'une fuyait, les autres la poursuivaient, guerre, paix, résistance. La musique racontait une histoire. Perdu dans ses pensées, il n'entendit pas le bruit de pas qui perturba le silence. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il tomba sur une paire de baskets blanches et un jean clair troué au genou. Il leva la tête et croisa un regard bleuté qui, dès qu'il l'aperçut, lui arracha un sourire incontrôlé.

« Salut, Liam.

— Vic', tu es libre ce soir ? »

Liam prit la cigarette entre les lèvres du garçon aux cheveux verts. Il la glissa entre les siennes, tenta de fumer mais fut aussitôt secoué par une quinte de toux. Victor éclata de rire et récupéra sa cigarette. Son rire ondulait sur les notes de la musique hurlée par les écouteurs.

« Tu fumes pas, pourquoi t'as fait ça ?

— Parce qu'ils font ça dans les films et que c'est putain de sexy, dit le brun en passant le bras au creux de ses hanches pour l'approcher de lui. Et je voulais être sexy pour toi. »

Le fumeur sourit. Son rythme cardiaque s'affolait.

« Tu veux faire quoi, ce soir ? »

Le visage de Liam lui fournit la réponse. Victor recula en se mordillant la lèvre.

« Tu veux pas qu'on fasse autre chose, pour une fois ? Manger, regarder un film, jouer aux jeux vidéo, parler ? Comme avant, quoi. »

À l'instant où il prononça la phrase, il sut qu'il avait commis une erreur. Nul retour en arrière n'était possible. Avant, c'était avant, et on tirait un trait sur les soirées paisibles d'amis vraiment amis, à dévorer une pizza décongelée devant la télé, des manettes entre les mains et le rire bordant les lèvres. Liam le couvrit d'un regard presque déçu. Victor ressentit une douleur dans sa poitrine. Il aimait bien, avant, pourtant.

« Tu sais bien que ce n'est plus la relation que je veux avec toi, Vic'. Je ne te force pas, si tu ne veux pas qu'on baise, aucun problème. Ce serait dommage, parce que tu es vraiment pas mal, mais bon, si tu ne veux pas continuer... J'irai demander à Noa.

— À Noa...

— Tu es libre ou pas, ce soir ? »

Il écarta une mèche de cheveux du front de Victor. Celui-ci obligea un sourire à se coller sur ses lèvres, tandis que le silence s'installait.

« Ouais, bien sûr, je suis libre. »

Libre et con.

« T'es un amour, Vic' ! Vingt-deux heures chez moi. Je compte sur toi. »

Il s'éclipsa sans attendre de réponse. Le jeune homme aux cheveux verts, seul et redevenu impassible, attrapa son sac et écrasa son mégot dans un cendrier. Il était fatigué. Fatigué de Liam, de ses sentiments continuellement insatisfaits. Fatigué d'être encore et toujours blessé. Il n'en pouvait plus d'espérer pour finir brisé, rejeté avant même d'avoir eu le courage de se déclarer. Il était faible, Victor, il était lâche, terrorisé à la simple idée de perdre celui qu'il aimait. Alors il acceptait, il encaissait, il se résignait à ne jamais recevoir la moindre once d'amour en retour. Pourtant, il ne voulait rien d'autre qu'une jolie histoire. La même histoire que celle de notes de piano assemblées en une ode à l'amour. Une histoire heureuse, une vie agréable. Puis il voulait quitter le stade de plan cul. Être un sex friend, il n'en pouvait plus. Il n'avait plus envie d'être un friend tout court.

Victor attendait l'amour, le vrai. Il espérait un conte de fée, rencontrer le Prince Charmant sur son beau cheval blanc, une longue cape rouge sur les épaules. Il devait rencontrer le Prince. Il n'y avait que lui qui pourrait le sauver. Mais sa vie n'avait pas commencé par « Il était une fois . » Et il en était persuadé, elle ne s'achèverait pas sur « Ils vécurent heureux ». Il n'y aurait peut-être même pas de singulier.

Parce que depuis qu'il était né, il n'avait connu qu'un enchainement interminable d'évènements catastrophiques. Parce qu'il accumulait les problèmes. Parce que chez lui ça n'allait pas, en cours ça n'allait pas, avec Liam ça n'allait pas, au basket ça n'allait pas. Sa vie, ça n'allait pas. Alors il attendait encore, Victor. Il se réfugiait dans ses contes de fées, retrouvait un Prince Charmant de papier, puisque celui de la réalité ne se montrait pas. Il prenait sur lui. Après tout, s'il ne résistait pas, rien ne pourrait l'empêcher de prendre ce putain de couteau rangé dans la cuisine.

Sa vie, à Victor, c'était accepter ou crever.

« Vic', tout va bien ? » dit une voix féminine.

Elle couvrit la musique. Il leva la tête et observa Noa, son regard inquiet, et Elias, l'air intrigué. Il secoua la tête de droite à gauche, parce que non, il n'allait pas bien, Victor. Il allait mal, même. Son cœur était réduit en morceaux, un ramassis de miettes qu'il s'efforçait de rassembler dans le vain d'espoir que son Prince pourrait les recoller.

Noa s'excusa auprès d'Elias, « C'est une urgence », dit-elle. Le garçon meurtri, c'était une urgence, alors ? S'il était allé bien, aurait-il été une urgence aussi ? Elle posa une main sur son épaule, s'éloigna du blondinet de quelques pas.

« C'est ton père ?

— Non. Liam.

— Je peux être honnête avec toi ?

— Ça ne coûte rien.

— Liam est un pote en or, mais ce serait un petit-ami exécrable. Il n'est pas fait pour ça, je t'assure. Il n'envisage les relations que par le sexe. Et je t'assure que je le supporte depuis un certain temps, alors je le connais.

— Je crois que je l'avais remarqué, merci.

— Fais-moi confiance, Vic', il ne ferait rien d'autre que de te blesser. Tu n'as pas besoin de ça.

— Il me blesse déjà, qu'est-ce que ça changerait ? »

Les larmes roulaient dans sa gorge, son visage restait de marbre. Il avait appris à se dissimuler, avec le temps. Il enterrait profondément ce que son cœur exprimait, il refoulait tout. Papa criait s'il ne le faisait pas. Pleurer ou sourire, il ne savait plus faire. Pas le choix. Il se protégeait comme il le pouvait, et se réfugier derrière son masque impassible fonctionnait.

« Tu ne peux pas le forcer à t'aimer, Vic'. Alors oblige-toi à l'oublier. Trouve-toi quelqu'un d'autre, une fille pour changer !

— Noa...

— Attends, j'ai mieux ! Tente ta chance avec Eden.

— Qui est-ce ?

— Un nouveau. Beau gosse, cheveux noirs, yeux bleus, grand, vraiment la beauté incarnée.

— Gay ?

— Plus gay tu meurs. Tu l'as peut-être vu avec Jay ?

— Ah, lui ? dit le jeune homme en se remémorant le voleur de cigarettes. Il est à fond sur Jay.

— Comment ça ? »

Le visage de Noa se décomposa.

« Il flirt sans aucune discrétion. Le pire c'est que ça marche.

— Jay est intéressé par Eden ?

— C'est peut-être une conclusion rapide, mais il n'est pas indifférent, c'est sûr.

— Victor, c'est une situation de crise, dit la rouquine d'une voix grave.

— T'es bête. »

Victor s'éloigna de la jeune femme. Les mains dans les poches, le piano aux oreilles. Il vivait en sursit, Victor. A la recherche de minutes où respirer sans trembler.

*

Noa retourna vers Elias. Elle se campa devant lui, aussi droite que le lui permettaient ses béquilles. Elle lissa les plis de sa robe d'un violet profond et posa des yeux inquisiteurs sur son interlocuteur.

« Elias, question existentielle, est-ce que je suis mieux qu'Eden ? »

Elle laissa planer quelques secondes de silence.

« Tu choisis qui, Eden ou Noa ?

— Toi, je suppose... »

Il plissa les yeux à la recherche du piège.

« Je ne suis pas intéressé par les mecs.

— Elias, chéri, je veux une réponse honnête, pas une supposition guidée par ton hétérosexualité approximative, absolument pas crédible, soit dit en passant.

— Ça reste toi.

— Non mais imagine ! dit-elle avec émotion. Tu t'apprêtes à être coincé sur une île déserte coupée du reste du monde, et bim, tu as le choix. Pour t'accompagner dans ta solitude, c'est Eden ou moi. Tu prends qui ? «

Cette fois, Elias s'accorda un instant de réflexion.

« On est d'accord que dire un nom ne signifie pas que je suis intéressé ou un truc genre ?

— Non. »

Il avait beau dire, son cerveau avait déjà sélectionné sa réponse sans le concerter. Une image apparaissait devant ses yeux, un visage harmonieux, sublime, qu'il aurait préféré ne pas voir.

« Eden », dit-il, hésitant.

Il rechignait à s'avouer que ce visage dédaigneux mais si séduisant dansait dans les limbes de son esprit. Un visage d'une beauté surnaturelle qu'il serait capable de reproduire de mémoire sur une feuille de papier.

« Je choisirais Eden si je devais aller sur une île déserte, répéta-t-il devant l'air décomposé de son amie.

— Donc Eden est mieux que moi ?

— Je n'ai pas dit ça ! Mais, je ne sais pas, c'est... c'est Eden, quoi. »

Noa hocha la tête. Il s'empressa de poursuivre.

« Pas que je ne t'aime pas, tu es incroyable comme fille. Mais... Eden a ce truc en plus. Ce détail qui te fait te dire « waouh », qui le rend presque... inhumain. Il parait juste plus.

— Plus ?

— Tu ne n'as jamais pensé en le regardant qu'il avait l'air irréel ? Parce que moi, c'est ce que je pense chaque fois que je le croise. Il est trop beau pour ce monde.

— Quelle plaie... je devrais m'inquiéter pour Jay, dit-elle pour elle-même avant de reprendre son immense sourire aux dents pointues. Tu ne serais pas un peu superficiel, des fois ? Enfin, je comprends, j'aurais choisi Eden aussi. Merci de ta coopération, Elias, je t'aime ! »

Elle le délaissa pour un groupe d'étudiants qu'elle salua avec énergie. Les joues du jeune homme le brûlaient de gêne et de honte. L'image d'Eden virevoltait avec innocence. Elle s'échinait à le narguer. Elle lui rappelait le vide béant qui le dévorait. Il pensait aller mieux, mais Eden et son regard froid refusaient de le livrer à la paix qu'il recherchait. Il hantait la moindre de ses pensées, depuis les trois jours qu'il avait débarqué dans son univers. Il avait bien trop rapidement remplacé le souvenir mentholé de son ami imaginaire. Et Elias ne se sentait pas mieux.

Pire, ilsombrait dans des profondeurs qu'il n'avait jusque-là pas atteintes.

Ah ! Victor ! Enième petite âme en peine de cette histoire. C'est l'un des seuls personnages que j'aime vraiment bien. Il y a lui, et puis Elias. C'est tout. Les autres mériteraient tous de mourir en se jetant dans un ravin ou sous les roues d'un bus. Alors qu'Elias et Victor, ils sont purs et innocents dans ce monde perverti.

Enfin, passons. Quelles sont vos impressions de Victor ? 

Prochain chapitre : « Chapitre XV Le Soleil qui ne souriait jamais »

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