Chapitre XIII - Baignés dans une odeur de fumée

Elias s'éveilla le lendemain avec un mal de tête intenable. Abruti par le tambour dans sa boîte crânienne, il tâtonna à la recherche d'Eden. Il ne rencontra que le matelas vide, déjà froid. Un rêve ? Il se redressa, était-ce donc Grandpa, la veille ? Il n'y avait de trace ni de l'un, ni de l'autre. Il regarda son réveil. Le un et le deux qui se détachèrent lui arrachèrent un hoquet de stupeur. Sans prêter attention à ce qu'il prenait, il enfila un tee-shirt trop serré qu'il était supposé vendre et un cargo noir et dévala les escaliers.

« Je t'amène en cours ce matin. »

Il se figea dans l'entrée et esquissa un sourire gêné à sa mère, les bras croisés et le front plissé. Il la suivit d'un pas traînant jusqu'à la voiture.

« Elias Norbert Dearlove, auriez-vous l'obligeance de me dire où vous avez passé la nuit dernière. »

La voix sévère résonna dans l'habitacle. Le jeune homme se mordit les lèvres.

« Avec des potes.

— Où ?

— Pas loin de l'université.

, Elias. »

Il grimaça. Il jouait avec la lanière de son sac à dos posé devant son ventre pour le dissimuler. Ses yeux fuyaient ceux de Katherine.

« Sais-tu combien j'étais inquiète ? Tu es mineur, Elias. Mineur. Comment suis-je supposé réagir quand mon fils de dix-sept ans ne rentre pas ? Où étais-tu ? Qu'as-tu fait ? Avec qui ? Réponds-moi !

— Je suis désolé, m'man... »

La voiture freina brusquement devant un feu rouge et projeta le passager en avant.

« Tu es désolé ? dit Katherine avec un rire nerveux. Je laisse passer énormément de chose, jeune homme. Je ne dis rien quand tu manques un cours, quand tu sors en journée sans m'avertir, quand tu bois plus que de raison, quand tu cours au beau milieu de la nuit. Je ne dis rien.

— Je...

Je parle. Hier, tu as dépassé les bornes. Tu étais injoignable ! Un jour où ton père n'est pas à la maison, en plus ! Connais-tu l'usage du téléphone ? Je ne te l'ai pas acheté juste pour naviguer sur tes réseaux sociaux ! Je t'ai appelé, Elias. Quinze fois !

— Je suis...

— Je m'en fiche. Tu as trahi ma confiance. Tu ne sors plus jusqu'à nouvel ordre. Même pour courir. Est-ce clair, jeune homme ?

— Oui, dit-il en baissant la tête.

— Bien, passe une bonne journée. »

Elle lui tendit une barre de céréales et l'abandonna sous le choc sur le trottoir. Il s'efforça de peindre un sourire sur ses lèvres ; l'illusion d'une joie qu'il ne ressentait pas. Il traversa un couloir bondé d'étudiants. Grandpa n'aurait pas aimé. Avec un voile de tristesse, il poussa la porte du réfectoire et rejoignit la table de l'équipe de basket.

« Comment ça va, mon chou ? dit Noa d'une voix forte dès qu'elle l'aperçut. Moi j'ai trop mal dormi, c'est atroce.

— N'impose pas ton mal-être aux autres et ferme-la, dit Jay.

— Mal au crâne, mais je vais bien. »

Il s'assit, l'éternel sourire faux sur le visage. Deux mains s'abattirent sur ses épaules. Liam le salua avec énergie, susurra des excuses au creux de son oreille quand il sursauta. Elias secoua la tête. Ses yeux se posèrent sur Eden, qui fusillait le brun du regard. Dès qu'il se rendit compte que les pupilles vertes le dévisageaient, il se détourna avec un claquement de langue agacé.

« Je vais fumer, dit Jay en repoussant sa chaise.

— Va te détruire les poumons, c'est ça. Ne nous développe pas un cancer, c'est tout ce qu'on demande.

— Parle-moi sur un autre ton, Yan, sinon, la prochaine fois qu'on sort, je te laisse faire le trottoir.

— C'est qu'il aurait du succès, dit Noa en tapant des mains.

— Vous êtes cons. »

Jay quitta la table.

« Je vais voir Jay. »

Eden s'éloigna à son tour, sous le regard las d'Elias. La boule dans son ventre revenait à la charge. Boule comme un trou noir. Pourquoi partait-il, lui aussi ? N'était-il pas en permanence avec lui, depuis son arrivée ? Il soupira. Peut-être n'avait-il jamais été là, en fin de compte. Après tout, dans ce monde, tout n'était que camouflage et apparat, un grand jeu où il suffisait de prétendre être heureux. Mais plus le temps passait, plus ce jeu le rebutait. Il en avait assez de mentir. Il voulait juste avoir l'autorisation de dévoiler le petit, tout petit détail qui suffirait à tout chambouler.

*

Eden sentit le regard de son protégé tandis qu'il rejoignait Jay. Une lueur de déception passa dans ses yeux, rapidement remplacée par l'invariable sourire du tout va bien même si je suis totalement bousillé à l'intérieur. L'insupportable sourire d'un mensonge qu'il avait appris à discerner. Ce jour-là, le sourire ne lui fit rien. Ni peine, ni regret, ni compassion. L'organe de pierre battait sous sa poitrine. Insensible. Dans sa tête, des pensées tournaient et retournaient depuis la veille.

Si celui qu'il aime se lie avec celui qu'il déteste le plus, aura-t-il mal?

Oh oui, il aurait mal. Il souffrirait. Il pouvait l'assurer, Elias Dearlove regretterait du plus profond de son âme de l'avoir rejeté, lui, Eden, Ange numéro 359.

Il atteignit une impasse entre deux bâtiments du campus. Au milieu d'un groupe de fumeur, Jay, indétrônable roi d'un royaume sans frontière qu'il étendait à chaque occasion. Empereur qui se voulait gouverneur du monde.

« Tu veux quoi, petit ? dit-il avec hargne quand il l'aperçut.

— L'agresse pas, il a rien fait, dit Victor en crachant de la fumée.

— Je m'ennuyais avec les autres, ça te pose problème ?

— Ennuie-toi loin de moi.

— Jay, fiche-lui la paix », dit encore l'homme aux cheveux verts.

Le capitaine scruta Eden en contractant la mâchoire.

« Tu fumes ?

— Non.

— Tu veux essayer ?

— Si c'est toi qui le propose, je fume autant que tu veux », dit l'ange avec un sourire charmeur qui lui valut un claquement de langue désapprobateur.

Jay s'adossa contre un mur en tirant une nouvelle bouffée de cigarette. Puis il extirpa un paquet de sa poche et en tendit une au Gardien.

« Tu es majeur ? dit-il en arrêtant son mouvement.

— Tu es stupide ?

— Prends une clope alors. »

Eden saisit l'objet en prenant soin d'effleurer la main qui la tenait. Il l'analysa. Était-ce aussi agréable que l'alcool ? Il la tourna entre ses doigts, se demanda quelle magie opérait pour en faire une addiction capable de soigner tous les maux. Il la glissa entre ses lèvres en soutenant le regard hautain de Jay.

L'odeur dégagée par la fumée lui donnait mal à la tête. Le goût reçu à la première bouffée le fit grimacer. Il colla à ses dents, à sa langue, se mêla à sa salive et descendit le long de sa gorge, désagréable et persistant. Sa fierté le rappela à l'ordre. Il entrouvrit légèrement les lèvres, cligna avec lenteur des yeux, afficha un air détaché. Il orienta son regard vers les prunelles marrons encadrées de cils mi-blancs, mi-noirs.

« Je pourrais venir à votre entraînement, un soir ?

— Pour jouer ?

— Je ne joue pas, je préfère regarder..., dit-il en mordillant sa lèvre inférieure.

— On n'accepte pas de public en dehors des matchs, désolé, dit Victor en écrasant son mégot.

— Vous acceptez bien ses pétasses pourtant.

— Evite de te comparer à elles, il te manque encore pas mal de choses pour leur ressembler.

— Oh ? Et quoi, s'il te plait ? La stupidité ? La passivité ? Peut-être les cheveux blonds et le rire niais ? »

Deux fossettes creusèrent les joues de Victor, rougies par la fraicheur automnale. Son sourire brillait plus encore que celui de Yan. L'observant du coin de l'œil, trop concentré sur le visage de Jay, Eden songea qu'il venait de trouver la définition du sourire parfait. Dommage qu'il ait ce pansement sur la joue.

« Je dirais plutôt une paire de seins et un vagin, dit Jay.

— Tu en demandes beaucoup, dit l'ange avec un demi-sourire. Je peux avoir une autre cigarette ?

— Tu as cru que j'étais un distributeur ?

— Oui. Tu m'en donnes une ?

— P'tit con... »

Il lui tendit le paquet.

« Tu as du feu ? dit Eden en glissant la cigarette entre ses lèvres.

— Pas pour toi. »

Le Gardien soupira.

« Ne bouge pas. »

Il glissa son gant de cuir froid dans sa nuque, les iris bleus ancrés dans ceux qui le dévisageaient avec surprise. Jay tenta de se dégager. La main qui le retenait d'une poigne inattendue l'en empêcha. Eden approcha son visage de celui décomposé du dominant soudain dominé. Il pressa sa cigarette à celle encore incandescente de Jay et s'écarta d'un pas. L'homme s'était figé. L'expression déboussolée, les joues légèrement rosies et la poitrine qui se soulevait rapidement lui arrachèrent un rictus moqueur.

« Donne-moi du feu, la prochaine fois. »

Il adressa un signe de la main aux deux fumeurs et s'éloigna les mains dans les poches, sous un regard que Jay ne parvint pas à rendre dédaigneux, trahi par le rose de ses pommettes.

« Eh, Jay, il est parti, tu peux arrêter de le regarder, dit Victor. Jay ?

— Arrête d'agiter ta main devant mes yeux, tu me files mal au crâne.

— Ça va ?

— Pourquoi ça n'irait pas ?

— Tu étais vachement happé par ce mec, quand même...

— Faux. Il me faisait chier, nuance. Je me casse, j'ai cours. Ne sois pas en retard au basket, ce soir. »

Il rejeta ses cheveux en arrière et jeta son mégot. Il rejoignit une demoiselle à la poitrine proéminente qui l'attendait au bout de l'impasse. Elle gloussa lorsqu'il glissa un bras autour de sa taille. Il ne resta bientôt plus dans l'impasse que le jeune homme à la tignasse verte qui tirait une énième cigarette de son paquet.

Je ne sais, pour être honnête, pas quoi penser de la vengeance d'Eden. Mais j'avoue que c'est amusant à écrire.

Prochain chapitre : « Chapitre XIV — Un jour son prince viendra »

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