Chapitre XII - J'aimerais être une pâquerette, 2/2

« On y va ? »

Elias la saisit et quitta le banc. À peine fut-il debout que les montagnes russes reprirent et menèrent son cœur au bord de ses lèvres.

« Accélère, gamin, j'ai envie de me coucher, même si je ne dormirai pas. »

Le petit corps bascula vers l'arrière. L'ange eut tout juste le temps de le rattraper en l'attirant vers lui avant qu'il ne heurte la pierre.

« Toi non plus, tu ne dors pas la nuit ? dit le garçon en clignant des yeux pour s'extirper de la vase qui s'évertuait à l'engloutir.

— Il semblerait. Tu peux marcher ou je dois te porter ?

— Je marche. Tu veux rester chez moi, cette nuit ? »

Pris au dépourvu, l'ange ne répondit pas.

« À deux, on dormira peut-être mieux, tu ne crois pas ? »

Eden sourit doucement. Il passa une main autour de la hanche de son protégé pour l'accompagner dans ses déplacements. Il ne tenait pas à finir ses jours sur Terre, et la clé du Paradis résidait dans la survie du gosse. Après une dizaine de mètres, le jeune homme se détacha de son Gardien pour mettre un pied devant l'autre par lui-même. Il retrouva le sourire idiot qu'il affichait plus tôt et gambada gaiment d'un lampadaire à un autre, petit enfant poursuivant la lumière.

Derrière lui, Eden ne put s'empêcher de se remémorer tout ce qu'il avait vu de ce gamin presque adulte. Le joli bébé qui lui sourit le jour de sa naissance, et l'impossible nourrisson qui braillait dès qu'il s'éloignait. Le mignon garçon qui, une nuit, décida de voir le monde, qu'il retrouva à côté de ce même banc de pierre où ils s'étaient arrêtés. L'insupportable pré-adolescent à la langue trop pendue qui l'associa à un chien. Et l'incompréhensible être qui, soudain, le repoussa de toutes ses forces, lui, ange parfait qui avait tant sacrifié pour son bonheur.

L'adorable créature qui n'eut de cesse de chercher la lumière et qui, encore aujourd'hui, s'élançait à sa suite dans une tentative de ne pas se perdre dans les sombres dédales de l'existence.

Il pressa le pas et le rejoignit au milieu de l'allée goudronnée qui menait au quartier pavillonnaire. La peau bronzée d'Elias rougissait par endroits.

« Tu sais, je crois que je n'aime pas les humains non plus. »

Elias laissa son regard se perdre dans le lointain. Ses mots flottaient dans l'air, et lui-même s'apprêtait à les oublier.

« On est arrivés, donne-moi tes clés, dit Eden en l'ignorant, avant de tendre la paume ouverte.

— Tu connais mon adresse ? Qu'est-ce que tu ignores de moi, en fait ?

— Rien. Tes clés.

— J'ai pas.

— Tes clés.

— Je les ai oubliées. »

Le silence se fit devant la bâtisse aux murs blancs et aux volets bleus. Plongé dans une atmosphère pesante, l'être aux cheveux de jais dévisagea Elias avec un spasme du sourcil.

« Comment rentres-tu chez toi ? Comptes-tu dormir sur le paillasson en attendant qu'on daigne t'ouvrir ?

— Je sonne.

— Pour te faire engueuler par ta mère paniquée parce que tu as disparu jusqu'à deux heures du matin sans penser à la prévenir ? Excellente idée si tu comptes rester prisonnier ici jusqu'à ta mort.

— Je ne sonne pas.

— Ça parait plus censé. »

Il soupira. Ce crétin à moitié ivre drainait les dernières gouttes de son énergie vitale déjà épuisée.

« On rentre comment ?

— Je ne sais pas, Elias. Je ne sais pas.

— Tu sais, j'aime bien les pâquerettes... »

Eden leva les yeux au ciel, implora la Grâce du Seigneur, Pitié, qu'on le sorte de ce traquenard. Elias s'agenouilla sur le sol crasseux et admira de minuscules fleurs blanches dans un carré d'herbe à peine verte.

« C'est beau, les pâquerettes. Elles sont toutes pareilles, mais s'il y en a une différente, on s'en fiche. J'aimerais bien être une pâquerette...

— Ça se brise trop facilement, dit Eden en arrachant une poignée des innombrables pétales. Quel intérêt à être une pauvre chose sans défense dans un monde de brutes ?

— Les pâquerettes peuvent être elles-mêmes, elles ont de la chance.

— Être soi-même avec quelqu'un, ça revient à lui révéler toutes ses faiblesses. Et le jour où ce quelqu'un ne sera plus là, tu auras l'air bête. Avec qui seras-tu toi ? Je te le dis, avec personne. Tu ne seras plus qu'une loque qui se raccroche désespérément à l'image qu'elle renvoie.

— Parfois, je me dis que ça doit être bien d'être juste une pâquerette parmi pleeeein d'autres pâquerettes. Tu es juste comme les autres pâquerettes, mais si tu n'es pas comme elles, ce n'est pas grave, zéro jugement. Tu es juste une pâquerette. »

Il se replongea dans sa contemplation, un sourire enfantin sur les lèvres.

« Dis Eden, tu crois que si j'étais une pâquerette, je pourrais aimer le reflet dans le miroir ? »

Il ne redressa pas la tête.

« Parce que, tu sais, je le déteste vraiment, le reflet.

— Inutile d'être une stupide fleur. Moi, je te trouve déjà magnifique, dit Eden. Maintenant, arrête avec tes pâquerettes, on va rentrer par la fenêtre de ta chambre, viens. »

Il le prit par la main et le guida jusqu'à la façade qu'il avait maintes fois dû escalader. Il évalua la distance entre le sol et les volets ouverts, glissa un coup d'œil au garçon trébuchant. Il soupira bruyamment et lui ordonna d'enlever ses chaussures. Elias le regarda avec incompréhension mais, obéissant, il tenta de s'exécuter. Il échoua. Eden se baissa pour glisser ses longs doigts sur les lacets et les dénouer. Lorsque la main chaude de son protégé se posa sur son épaule, il ne put contenir un violent frisson. Comme si son corps glacé avait rejeté de lui-même ce contact humain qui diffusait une vague de chaleur étrangère.

Enfin, ils parvinrent à rejoindre la chambre que l'ange connaissait par cœur. Il s'affala sur son fauteuil, éreinté. Le joli blond en face de lui posa alors la main sur sa bouche, soudain blême.

« À ton avis, ma mère se réveille si je vomis ?

— Tu ne vomis pas. »

Il courut hors de la pièce, claqua plusieurs portes au passage. Eden le suivit de mauvaise grâce. Agenouillé devant la cuvette des toilettes, le jeune homme rendit sans élégance l'alcool qui cogitait dans son estomac depuis plus de quatre heures. Son Ange gardien se détacha de l'embouchure de la porte à laquelle il s'adossait et retint les cheveux qui tombaient sur le front humide. Il maintint un moment les belles boucles blondes en arrière tandis qu'il se purgeait de son poison. Il ne fit pas la moindre réflexion désobligeante qu'il lui servait souvent sur un plateau d'argent. En silence, il demeura juste accroupi aux côté de cet enfant qu'il détestait presque autant qu'il s'adorait lui-même.

Il se releva en même temps qu'Elias et plissa le nez, importuné par l'odeur. Il remplaça son expression préoccupée par un masque impassible. Il ne lui ferait pas le plaisir de dévoiler son inquiétude.

« Tu as besoin d'aide pour te laver ? dit-il en remarquant les jambes flageolantes du jeune homme.

— Tu trouverais ça bizarre si je disais oui ? »

Eden ricana et passa la main dans ses cheveux avec négligence.

« Tu es bizarre, dit-il sans se défaire d'un demi-sourire narquois. Je vais te chercher des vêtements propres, j'arrive. »

Il le rejoignit dans la salle de bain, une petite pièce exigüe aux murs froids et à la douche encadrée d'une paroi de verre. Il s'installa sur un tabouret en bois et concentra son attention sur les quelques fissures du mur face à lui. Dans son dos, il percevait malgré lui chacune des respirations d'Elias, entendait chaque goutte d'eau qui rebondissait sur sa peau couleur caramel. Il imaginait sans mal la silhouette qu'il avait observée maintes fois, ce corps qui se remplumait à vue d'œil, sur lequel se dessinait le fruit des efforts physiques fournis au quotidien. Eden ferma les yeux. Sous ses paupières dansait l'image de son protégé. Une image dont il ne savait s'il s'agissait d'un souvenir, d'un rêve ou d'une réalité.

« Tu n'as pas regardé ? » dit Elias en s'entourant d'une serviette. Et dans sa voix, l'ange décela une pointe de déception.

« Tu aurais voulu ? »

Il se tourna et pencha la tête en le dévisageant. Le jeune homme gardait les bras croisés dans son dos. Il avait enfilé un tee-shirt ample.

« Dis-moi, Elias, aurais-tu souhaité que je te regarde ?

— Je...

— Tu n'étais pas hétéro, toi ?

— Et toi tu aimes les hommes, non ?

— Oui, mais pas les humains, dit-il avec un sourire. Alors sors de là et va dormir. Et fiche-moi la paix, tu seras gentil.

— Tu veux des vêtements de rechange ? »

Il acquiesça. Son humain s'éclipsa, le laissant seul dans cette salle de bain étouffante. Eden orienta ses prunelles bleues sur son reflet. Là, il ne reconnut pas celui qu'il vit. Juste un Homme. L'air jeune, beau, bien sûr, mais banal. Il paraissait humain, l'être dans le miroir. Il ne se démarquait pas ; il n'était guère plus qu'un Homme qui jouait à l'Ange.

Il ferma les yeux. Une seconde, deux secondes, trois, quatre, cinq. Il inspira profondément, les rouvrit. Une douleur irradia dans son dos, si soudaine et si violente qu'il ressentit une envie profonde d'arracher ses omoplates pour extraire la source du mal. Pourtant, il se laissa envahir par cette peine familière qu'il n'avait pas sentie depuis des dizaines d'années. Et face à lui, enfin, un Ange. Un Ange qui jouait à l'Homme.

Derrière lui trônaient quatre imposantes ailes aux subtiles teintes colorées, vestiges de son appartenance à la caste des Archanges. Il ne manquait que l'auréole lumineuse autour de sa tête pour qu'il soit de nouveau... lui. Il caressa ses plumes. Il les détestait. Lourdes, encombrantes, elles représentaient un fardeau plus qu'une bénédiction. Mais dans cette salle de bain aux murs trop resserrés pour qu'il les dépliât, il se surprit à les apprécier. Grâce à elles, il avait le droit de se considérer comme un véritable Ange.

Au même moment, on frappa trois petits coups à la porte. Elias posa une pile de vêtements propres et repartit. Eden fut seul à nouveau. Livré à ses pensées, il croisa l'impertinent reflet et lui voua alors une haine qu'il n'avait encore jamais connue jusqu'alors. Non, ce sourire ne lui appartenait pas. Pas plus que ces yeux doux et cette expression niaise. Il ne s'agissait pas de son visage, là, devant, teinté de rose, défiguré par un imbuvable rictus. Ça ne pouvait pas être lui.

C'est la faute de l'humain. Il devint impératif de s'éloigner de lui. L'idée de vengeance qu'il avait eue plus tôt se concrétisa ; il sut. Ce n'était pas les pleurs, les jérémiades, les insultes, les moqueries, le rejet, l'abandon, les suppliques ou Liam qu'il lui ferait payer. Il se vengerait de l'inexplicable sentiment qui étreignait sa poitrine.

Pour cela, il n'avait besoin que de Jay.

*

Eden s'affala dans son fauteuil. Il tirait sur les coutures de ses gants, sous le regard insistant du blondinet sur son lit.

« Tu fais quoi ?

— Je dors. »

Elias lâcha son téléphone. À plat ventre sur le matelas, il se redressa sur les coudes, ses envoûtantes pupilles tournées vers son interlocuteur.

« J'étais sérieux quand je te proposais de dormir ensemble.

— C'est non.

— Tu veux que je dorme mal ? »

Eden fut gagné par les remords tandis que ce vert profond tentait de voir à travers lui. Les mots lui échappèrent, tu as gagné, mots odieux qu'il n'aurait jamais dû prononcer. Ils auraient dû demeurer enfouis dans les recoins perdus de son cœur. Il se leva, et ce petit cœur qu'il essayait d'étouffer ne put rester de marbre avec les mots coincés en son sein. Il battait encore et encore. Vite, trop vite. Anormal, ce rythme accéléré. La main sur la poitrine, il s'adossa à la tête du lit. Son dos le lançait toujours. Elias le regardait toujours avec intensité.

Le jeune homme cala sa tête contre son torse. Eden tressaillit. Il contempla les étoiles collées au plafond et sa main se perdit dans la chevelure blonde du garçon qui s'endormait.

L'ange avait beau se débattre, il savait au fond de lui qu'il avait perdu sa bataille avant même de l'engager. Mais sa fierté, maudite fierté, lui interdisait de déposer les armes. Alors, seul contre lui-même pour un combat vain, il riposterait.

L'homme avait beau s'en défendre, il savait au fond de lui que son cœur était toujours tourné vers le passé. Mais pour une nuit encore, il s'autorisa à se rappeler. Il s'endormit, bercé par une odeur de menthe.

« Merci d'être avec moi, Grandpa.

— Je te l'ai dit, je serai toujours là. »

Ou peut-être ne dit-on rien, et qu'à mi-chemin entre rêve et réalité, il imagina. Epuisé, il décida que Grandpa était là, cette fois. Réel ou non, peu importait, du moment que pour un bref instant encore, il pouvait entendre sa voix.

Je ne sais pas vous, mais moi je prends beaucoup de plaisir à décrire et étoffer la relation qui lie Eden et Elias. Elle est très complexe (dans ma tête, du moins) et regorge de subtilités extrêmement intéressantes à mettre en scène.

Ainsi, voici ma question du jour : Que pensez-vous de cette relation et de la manière dont elle évolue ?

Prochain chapitre : « Chapitre XIII — Baignés dans une odeur de fumée »

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