Chapitre XII - J'aimerais être une pâquerette, 1/2
Le menton appuyé sur la main, Eden dévisageait Noa, assise en face de lui. Les joues rouge vif, elle agitait une bouteille de bière sous son nez depuis plusieurs secondes, déterminée à la lui faire avaler. Ils étaient arrivés une heure plutôt, et depuis une heure il déclinait boisson après boisson qu'elle engloutissait à sa place. Les grands gestes de la rouquine lui donnaient le tournis.
« Quel intérêt de boire si c'est pour écoper ensuite de douleurs qui n'existaient pas avant ?
— Toi, tu n'as jamais bu, dit Yan avec un rire niais.
— Non, je n'ai jamais eu besoin de souffrir davantage. Mes propres douleurs me suffisent amplement. »
Il parcourut du regard le spectacle navrant autour de la table. Jay et Liam descendaient l'un après l'autre des shots d'un cocktail non identifié ; Elias sirotait un verre empli d'un liquide inconnu, deux autres vides échoués devant lui ; Noa ressemblait à un détritus cramoisi imbibé d'une affreuse odeur. À choisir, il opterait presque pour le parfum des cigarettes des fumeurs sur la terrasse. Elle s'apprêtait à ajouter la bière qu'il refusait à ses cinq litres de sang alcoolisé quand il l'interrompit.
« Donne-ça, tu vas nous faire un coma éthylique. »
Il lui arracha la bouteille, la scruta. Quel était le piège pour que ça soit aussi attrayant ? Il renifla, se détourna avec une grimace, ses narines piquaient. Il se pinça le nez, ferma les yeux, versa une gorgée malodorante dans sa bouche. Un goût amer brûla sa langue et heurta ses papilles gustatives sensibles. Des frissons hérissèrent sa nuque. Il fronça le nez, l'estomac retourné par la saveur inconnue, et s'efforça d'achever sa boisson.
« Un autre ? dit Liam en tournant des yeux papillonnants vers lui. Allez mec, rends-moi fier. »
Eden s'humecta les lèvres, soupira. Boire une fois de plus serait s'humaniser davantage. Mais il n'en était plus à ça près, à dire vrai. Il avait dépassé ce stade depuis un moment. Il posa la main gantée sur la bouteille, la vida. Acclamations de ses trois spectateurs. Spirale dangereuse de la consommation. Il se perdit. Il se retrouva rapidement avec trois, quatre, cinq bières devant lui. La sixième entre les doigts, il jaugea les autres, satisfait.
« Ne le rendez pas ivre, dit Jay quand Liam lui offrit un cocktail. Il pourrait se remettre à chialer, le pauvre petit. »
Ils faisaient pitié avec leurs frêles corps secoués de hoquets, leurs haleines nauséabondes, leurs souffles courts. Ravagés par la boisson destructrice, ils égaraient toute capacité de réflexion. Ils n'étaient plus guère que des poupées gonflables percées. Jouets inutilisables. Humains jusqu'à la fin. Il porta le goulot à sa bouche, releva le menton. L'alcool coula à flot dans sa gorge. À nouveau, l'amertume agita ses papilles. Elle le brusquait moins que la première fois. Il se surprit même à penser que le goût de désinfectant n'était, en fin de compte, pas si mal.
Il fit claquer le verre sur la table en bois. Vide, et lui gardait son expression impassible, maître de ses émotions et de ses actes. Tout ce qui lui restait de ce qu'il avait ingéré, c'était la saveur qui peu à peu s'estompait et l'envie incontrôlable de la raviver, encore, encore et encore.
« Tu as quel âge, Eden ? dit Noa en jouant avec sa paille.
— Je suis plus âgé que Jay.
— Oh tu es vieux, dit Liam.
— Vingt-deux ?
— Me prends-tu pour un enfant ?
— Tu es plus vieux que Noa ? Quel grand-père, tu m'étonnes que les gens te rebutent, dit Jay avec un rictus.
— Nous avons un humoriste, dites-moi. »
Eden lui rendit son sourire de façade.
« J'ai vingt-cinq ans, Noa », dit-il enfin après de difficiles conversions pour changer son âge d'Ange en âge d'Homme.
Les trois ivrognes écarquillèrent les yeux. Même le grand brun aux mèches blondes ne put rester de marbre.
« Tu es peut-être un doyen, mais je suis sûr que tu n'as pas autant de meufs que Jay, dit Liam avec assurance.
— Je n'ai pas de "meufs", ce n'est pas compliqué.
— Non, moi non plus. Juste des parasites qui sucent bien.
— Eh ! Respecte les filles qui acceptent de passer du temps avec toi, dit Noa en levant un doigt réprobateur. Moi je voudrais bien être à leur place.
— Je ne couche pas avec mes potes, No. Contrairement à Liam. »
L'intéressé battit des paupières sans réagir.
Jay se leva alors avec un rapide « On se casse ? ». Il attrapa Yan par un bras, Noa par l'autre, malgré ses gémissements implorant de rester encore un peu. Il tendit un verre d'eau à Liam pour le dessouler et les entraîna tous dehors. Avant de sortir, Eden se rappela soudain Elias, qu'il n'avait pas entendu depuis le début de la soirée. Soumis contre son gré à son instinct de Gardien, il découvrit le jeune homme lové au creux d'une banquette.
En dépit de l'envie de le laisser dormir, lui qui s'abandonnait si difficilement au sommeil, il remua son épaule. Tel un enfant, il protesta mollement, mais se laissa faire lorsque son protecteur l'aida à quitter le confort de son siège. Enfin, ils rejoignirent les autres à l'extérieur.
Yan rampait sur le goudron et tentait désespérément de s'appuyer aux jambes de Jay pour se relever. Noa s'agrippait au bras de Liam, qui paraissait avoir dessaoulé. Elle trébuchait à chaque pas et chantait « Le 31 du mois d'août » à tue-tête. Avec un claquement de langue, le capitaine de l'équipe saisit Yan par les aisselles et le hissa sur ses pieds. Puis il se tourna vers Eden.
« Tu sais où habite Dearlove ? Je gère les autres, mais lui, je n'ai pas son adresse.
— Je m'en occupe, dit l'ange d'un ton sans appel.
— On rentre en voature ?
— Tu es folle ? Je n'ai pas envie de flinguer ma carrosserie en nous mettant dans le décor.
— Mais j'habite loin !
— Tu dors chez moi. Tu ressembles peut-être à un thon, mais je ne veux pas qu'on t'agresse. Pareil pour toi, Yan. Liam, tu fais ta vie. »
Il lança un coup d'œil à l'ange aux cheveux de jais.
« Tu es sûr que tu peux gérer Dearlove ? Venez chez moi sinon, je suis juste à côté.
— Ça ira.
— Liam... J'veux un câlin... »
Deux yeux bleu nuit estomaqués dévisagèrent le petit corps d'Elias détaché de son protecteur. Deux autres yeux bleus le contemplèrent avec tendresse, s'approchèrent. L'immonde parasite l'enlaça. Eden assista à la scène avec un dégoût non feint. La mâchoire contractée, sa rage n'avait d'égale que sa déception, douloureuse et cruelle. Un brusque retour à cette réalité où personne excepté lui-même ne l'aimait.
L'étreinte que Liam offrit à son humain lui fit l'effet d'une claque inattendue. Il en ressentit chaque contact à travers tous ses pores. Un haut-le-cœur le secoua, il n'eut plus qu'une envie ; se purger, se purifier pour se sentir mieux à nouveau. Il voulait se briser en morceaux pour se reconstruire, redevenir celui qu'il fut jadis, la carcasse dénuée de sentiment, préoccupée uniquement par le goût de ses pommes et par sa fabuleuse apparence. Il désirait se détruire, avec le mince espoir de se réparer.
Elias tituba jusqu'à lui. Eden le soutint et s'éloigna sans plus de formalités. Les dernières choses qu'il vit avant de s'éclipser, furent Jay qui hissait Yan sur son dos et Noa qui rendait le contenu de son estomac sur le pull beige de Liam.
*
Bercé dans un entre-deux mondes paisible où rien n'avait d'importance, Elias souriait bêtement. Il se détacha de l'être à la chevelure sombre et trottina sur la route éclairée par des lampadaires à la lumière jaunâtre tremblotante. Ses jambes avançaient sans qu'il pût les arrêter. Il semblait poussé à courir pour sentir l'air fouetter son visage rosi. Ses pas résonnaient au rythme de ses éclats de rire, il accéléra encore, grisé par la vitesse. Autour de lui, le monde tournait, peu importait. Il était loin, si loin.
Il s'épuisait dans la nuit. La voûte constellée le couvait d'un regard lointain, et il riait, il riait, il riait. La lune lui répondait, perçant l'étendue noire de rayons clairs. Il s'imaginait face à son propre reflet. La silhouette décharnée laissait place à l'ancien lui. Le corps reprenait peu à peu forme humaine, et un rire expulsait le poison de ses pensées. Un nouveau lui naissait des cendres. Les pas sur la route. Et la nuit l'embrassait. Main sur la peau, il se voyait caresser sa hanche sans griffer. Les doigts seraient tendres, presque délicats. Il retracerait les cicatrices sur les cuisses torturées. Plus vite, encore, profiter de la nuit paisible.
La Terre tourna, deux mains empoignèrent sa taille.
« Tu vas courir toutes les nuits, mais marcher c'est trop compliqué ? »
Eden l'assit sur un petit banc en pierre.
« Comment tu sais que je cours ? Tu sais beaucoup de choses sur moi, alors qu'on ne se connait pas... »
Elias se recroquevilla, leva ses iris émeraudes vers son interlocuteur en quête d'une réponse qui ne vint pas. Immobile, la nuit ne le protégeait pas.
« Je ne sais rien de toi, moi. Juste ton prénom... Dis, Eden, tu peux me dire quelque chose sur toi que j'ignore ? »
Perdu dans le vert des yeux qui paraissaient sonder au plus profond de lui, l'ange ne sut que répondre. Son cœur se fendait à l'idée de mentir, mais à part son identité, que pouvait-il dévoiler ? Qu'il était beau ? Ça se voyait. Qu'il aimait les pommes et détestait le béton ? Quel intérêt ?
« J'aime les hommes, mais pas les humains. »
À son tour, il scruta le garçon. Une idée germa dans son esprit, mauvaise et vengeresse, éclat de génie chez l'être délaissé par l'intelligence. En une fraction de secondes et après dix-sept ans et trois cent quarante-huit jours, il trouva, perdu dans une nuit qui n'en finissait pas, comment se venger de son protégé qui l'avait abandonné.
« À moi de poser une question, dit-il avec un incontrôlable sourire. Tu n'aimes pas Jay, pas vrai ?
— J'ai besoin de répondre ?
— Que ferais-tu, dans ce cas, si la personne que tu aimais sortait avec lui ?
— Ça fait deux questions.
— Tu n'as pas répondu à la première.
— Je serais désolé, dit Elias après un bref instant de réflexion. Pour moi, mais surtout pour la fille qui se coltinerait Jay. Je la plaindrais, je pense. Jay, quand même... On a vu meilleur plan. Puis je serais triste, je suppose. Ou juste déçu. Je ne sais pas. »
Eden hocha la tête sans faire de commentaire, mais en son for intérieur, il dut contenir une exclamation de joie. Il tendit la main à son protégé.
« On y va ? »
Vous la sentez, vous, la connerie d'Eden qui arrive avec ses gros sabots ? Des suggestions sur ce que ça peut être ?
Ce chapitre signe également la découverte des addictions pour ce petit Ange tout innocent qui goûte l'alcool pour la première fois.
Prochain chapitre : « Chapitre XII — J'aimerais être une pâquerette, partie 2 »
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