Chapitre XI - 𝐵𝑜𝑢𝑚 𝑏𝑜𝑢𝑚 faisait son cœur, 1/2

Eden remit l'ensemble de ses décisions en question lorsque la porte de sa salle de cours se dessina devant lui. Deux cent dix-huit ans passés et voilà qu'il se trouvait forcé de se rendre à l'école. Même les Anges les plus bas dans la hiérarchie — ce qu'il était devenue par la force des choses, à cause, il en était persuadé, de la Sainte Vierge, qui lui vouait une haine absolue. Il soupira. Puisqu'il n'avait pas le choix, il prouverait que même travesti en humain, il demeurait un être supérieur.

Son gant effleura la poignée. La simple idée que d'autres insectes eussent esquissé ce geste lui donna un haut-le-cœur. Une odeur de transpiration l'agressa lorsqu'il pénétra dans la salle, mêlée à celle d'eau de Cologne dont s'aspergeaient bon nombre de ces créatures puantes. Diable ! Ils empestaient ! Pourquoi employer ainsi à excès leurs flacons de parfum ? Ils n'avaient qu'à pas dégager de tels arômes de sueur. Lui n'avait aucun besoin de ces choses pour sentir bon ; son corps ne transpirait pas et diffusait, en prime, un délicat effluve mentholé qui soulageait son odorat torturé.

Il s'assit sur le banc le plus éloigné des étudiants présents. Il n'approcherait pas cet infâme groupement aligné sur les premiers rangs de l'amphithéâtre. Il s'affala sur la table et se cala le plus confortablement possible pour tenter de rattraper le sommeil dont il manquait cruellement.

C'était peut-être l'une des rares choses qu'il avait encore en commun avec son protégé. Ne pas parvenir à dormir, s'éclipser dans un monde de cauchemars pour quelques heures à peine, se réveiller en sursaut, en nage et en sueur. Craindre d'y retourner, de s'abandonner au confort de l'oreiller, de peur de replonger dans les mauvais rêves. Développer une terreur inconsciente de la nuit, y associer les sentiments de désarroi, de faiblesse, de désespoir et d'effroi. Ne plus se reposer malgré le corps qui hurlait son besoin de s'assoupir.

L'Ange et l'Homme partageaient leurs insomnies faites des pires émotions. Chacun se battait contre lui-même, dans une vaine tentative de s'en sortir. Mais toujours, leurs hantises les rattrapaient. La mort, le manque, la solitude, l'amour perdu, le cœur brisé, fortifié, tel un coquillage refermé... tout s'unifiait pour ne plus former qu'un unique amas de douleur.

Il redressa la tête. Le sommeil le fuyait, lui qui n'avait de cesse de lui courir après.

« Eden, c'est ça ? Je peux m'asseoir ? dit une voix grave.

— Oui.

— Merci. Moi c'est Elias, enchanté. Désolé pour hier, je n'ai pas été top pour une première rencontre. »

Avec un sourire étincelant, son protégé tendit une main bienveillante. Eden pointa ses doigts gantés.

« Je ne touche pas les autres. »

Une lueur déçue traversa le regard pétillant du jeune homme et arracha un pincement au cœur à l'ange devenu Homme. Un jour, toute lueur disparaîtrait des deux perles émeraudes. Il mordilla sa lèvre inférieure. Il ne parvenait à imaginer son protégé sans l'éclat palpitant au rythme de sa joie. Ses yeux brillaient davantage depuis qu'il ne le voyait plus.

Il se détourna. Le masque de marbre vaguement agité se fixa sur ses pommettes et paralysa son expression. Pourtant, en son for intérieur, il ne promit de ne jamais laisser cette lueur s'éteindre. Le pauvre garçon à la vie amputée ne mourrait pas avant la date indiquée sur le dossier.

« Jeunes gens, le cours va commencer. »

Madame Dubouleau n'attendit pas que l'étouffant brouhaha s'estompât pour entamer son monologue. Elle possédait une voix sans timbre, neutre et sans intérêt, au volume sonore si peu élevé qu'il demandait une attention spécifique pour tenter de percevoir les mots épars qui fuyaient ses lèvres pincées. Des mots et des mots déversés en un flux inarrêtable, déliés, insensés, insignifiants.

Elle parlait, parlait, parlait. C'était d'un ennui... Eden sentait son esprit s'évader, s'envoler loin de cette femme aux lunettes rectangulaires et au visage ridé. Il s'échappait de la prison dans laquelle il s'était volontairement enfermé, sombrait dans d'obscures profondeurs où le méli-mélo de paroles se muait en dialecte inaudible.

« Eden ? »

Quelqu'un secouait ses délicates épaules comme s'il n'avait été qu'un vulgaire sac de courses que l'on pouvait agiter dans tous les sens.

« Eden, réveille-toi. »

Une voix douce l'appelait. Depuis combien de temps n'avait-il pas été appelé par son nom ? Dix ans ? Et depuis combien de temps n'avait-il pas été prononcé par une voix si agréable ? Cent ans ? Peut-être davantage... Depuis la mort de son protégé à la chevelure de feu, personne ne l'avait appelé avec bienveillance. Ladell l'incendiait de reproches dès qu'elle le croisait, Morgan se contentait d'un regard las, Waam l'insultait à chaque phrase.

Mais cette voix...

« Eden, dépêche-toi. »

Il ouvrit des yeux interrogateurs, la voix se faisait plus pressante. Il dévisagea quelques secondes les prunelles vertes offertes à sa vue. Il détailla le visage sans imperfection découpé devant son regard encore endormi. Endormi... Quel mot sublime. Il se leva en titubant. Les deux heures de cours étaient achevées, nul cauchemar ne l'avait dérangé. S'agissait-il de la paix procurée par la présence d'Elias, à ses côtés ?

« Tu as de beaux yeux... », dit-il en clignant des paupières pour s'extraire des vapes du sommeil.

Le jeune homme s'empourpra. Il s'apprêtait à quitter la salle de classe quand Eden le retint par le bras.

« Attends-moi. »

Il repoussa sa chaise sans lâcher le poignet. Le pouls pulsait régulièrement. Boum boum, cinquante-sept battements par minutes. Le battement sourd résonnait dans son crâne, passait de sa paume gantée à son bras, à sa tête. Boum boum, soixante-deux, le rythme accélérait. Son cœur pas encore arrêté s'activait en lui, l'adorable humain condamné. Boum boum, soixante-six. Il n'osait le lâcher, comme si le simple fait de se détacher de la peau chaude avait pu suffire à tout détruire. Comme s'il avait pu s'écrouler, mort, s'il avait rompu tout contact. Boum boum, Elias pencha la tête sur le côté. Il attendait que l'être qui le fixait avec tant d'intensité le délivrât. Boum boum faisait son cœur et boum boum faisait celui d'Eden, secoué, agité, remué dans tous les sens. Deux créatures opposées accordées par cet unique et interminable échange muet, réunies par les battements réguliers entrelacés.

« On devrait y aller..., dit Elias en se détachant de l'emprise de l'ange, le visage écarlate.

— Tu es mignon quand tu rougis. »

Toujours une aisance déconcertante à complimenter, à énoncer des réflexions que d'autre refuseraient de prononcer. Et l'étrange réaction chez son interlocuteur, du rouge sur les joues aussi éclatant qu'une red delicious trop mure. Fausse modestie ou gêne factice. Inutile de le nier, pensa-t-il. Si je dis que tu es beau, c'est que tu l'es.

Eden réajusta le col de sa chemise blanche, lissa les plis de son pantalon de costume. Il emboîta le pas à Elias hors de l'amphithéâtre, dans les couloirs, telle l'ombre qu'il s'était habitué à être. Il marchait derrière lui sans se soucier de ses regards surpris, ni se douter qu'il était visible après des mois de solitude totale. Aussi discret qu'un courant d'air, il se mêlait aux déplacements de son protégé qui ne le connaissait plus, maintenant qu'il était Juste Eden.

Qui était-il désormais, d'ailleurs ? Pas lui-même, à coup sûr. Jamais le vrai Eden ne se laisserait embarquer dans de telles inepties, guidé par son seul Ennui. Ou peut-être que si. Peut-être que Juste Eden, cet ange plus tout à fait Ange, cet homme pas tout à fait Homme, c'était lui, le vrai lui. Peut-être qu'il s'exprimait enfin, lui qui se réprimait depuis sa naissance, sans jamais parvenir à se conformer à l'image qu'il devait renvoyer pour être un Ange, un vrai.

Peut-être n'était-il pas fait pour être Ange. Peut-être que...

Le brusque contact d'un corps tout en muscles le tira de ses réflexions. Propulsé sur le côté par une masse étrangère, il trébucha et manqua de perdre l'équilibre. Il effleura son épaule si fragile, si tendre, si belle. Un humain avait osé malmener sa personne parfaite. On l'avait heurté dans sa fierté et dans sa sensibilité. Son nez le piquait. Il fronça les sourcils, ferma les poings. Il eut beau inspirer, expirer, compter plusieurs fois, rien n'y fit. Cette abomination de la nature l'avait humilié.

« Les excuses, c'est pour les chiens ? » dit-il d'une voix aigre.

Déjà éloigné de quelques mètres, un grand homme noyé au milieu d'une foule de groupies s'arrêta. Jay Hargrove. Avec un geste pour remettre ses cheveux bruns aux quelques mèches blondes en place, il posa un regard ennuyé sur celui qui l'avait interpellé.

« C'est à moi que tu parles ?

— Non, je parle au crétin à côté de toi, dit Eden en le scrutant de bas en haut.

— Ah, Yan, tu es concerné alors. »

Autour des deux personnages, pas même le bourdonnement d'une mouche. « Un ange passe » aurait lancé quelqu'un à l'humour douteux. Mais personne ne se risqua à briser la tension palpable.

« Evidemment que c'est à toi que je daigne parler. Tu es le seul imbécile que je vois ici, dit l'ange en contractant tout son corps. Tu as osé me bousculer, excuse-toi.

— Tu penses pouvoir me donner des ordres ? Pitié, ne prend pas la grosse tête, petit, dit Jay en retroussant les lèvres, un air de dégout sur le visage.

— Petit ? Apprends à respecter tes aînés avant de les insulter.

— C'est ça, c'est ça. On se casse, les gars. »

Le capitaine de l'équipe de basket agita la main comme pour éloigner un insecte et amorça un demi-tour. Il oubliait que l'insecte, c'était lui.

« Excuse-toi, sinon je te fais bouffer du béton. Je te jure que ce n'est pas agréable.

— Arrête de ressasser le passé, petit, dit l'autre sans se retourner. Je n'ai pas de temps à perdre avec les idiots dans ton genre. »

Un, deux, trois pas. Il marchait d'un pas tranquille, les mains dans les poches. Gouverneur de la Cour qui l'entourait, il siégeait au milieu d'hommes et de femmes dont il ne connaissait, pour la plupart, pas le nom. Quel plaisir pouvait-on tirer à devenir anonyme au côté de pareille créature ?

Quatre, cinq, six pas. Il n'avait pas compris les mots d'Eden. Sourd ou juste stupide ? Peu importait à vrai dire, les actes valaient toujours plus que les mots.

Sept huit, neuf pas. Pourtant, en moins d'une demi-seconde, l'être aux cheveux de jais se tenait devant lui, les yeux plantés dans ceux marrons de l'impertinent. Il serra sa main gantée autour du col de son sweat-shirt et, avec une extrême lenteur, l'attira vers lui.

« On ne comprend pas, à ce que je vois, dit-il d'une voix sourde à son oreille. Je vais tâcher d'être plus clair. Si j'ai besoin de me répéter une troisième fois, je t'expédie pour un aller simple en Enfer. »

Il agrippait le tissu d'une poigne de fer. Serrer, serrer, serrer. Il s'excuserait ou, parole d'Eden, il ne serait bientôt plus de ce monde. Retirer tout l'air. L'étreinte de la main couverte de cuir ôtait l'oxygène. Le visage se teinta de rouge sombre. L'Ange tue l'Homme, telle était la règle d'or que Dieu s'efforçait de faire respecter. Il le tue selon les principes rigides et inviolables de la caste : à l'horaire du jour dit, ni avant, ni après.

« Par-don. »

Jay articula enfin le mot tant attendu. L'air se fraya aussitôt un chemin jusqu'à son nez, sa trachée, ses poumons. La bulle formée autour de lui avait éclaté.

L'Ange tue l'Homme, mais jamais avant l'heure.

« Tu es malade, petit, dit-il en se massant le cou et en reprenant son expression condescendante. Tu as besoin d'aller à l'hôpital ? J'appelle les urgences, les pompiers ? Pourquoi pas les flics, tant qu'on y est ? »

Eden ne lâchait pas le vêtement. Il soutenait les yeux bruns incendiaires qui paraissaient imaginer toutes sortes de façons de causer sa mort. Cherche toujours, humain. Jay enroula ses doigts autour du poignet pour se dégager, mais l'ange le repoussa avec violence avant qu'il eut achevé son geste.

« Qui as-tu cru être pour me toucher ? dit-il avec tout le mépris dont il était doté. Le vieux chien galeux de ta grand-mère en fauteuil roulant n'aurait pas la chance de m'effleurer, alors toi ? Ne prends pas tes rêves pour la réalité. »

Pourtant, son cœur battait à tout rompre. S'il avait mis ne serait-ce qu'un petit instant de plus à réagir, ce crétin serait mort à cette heure-ci. Il aurait perdu une bonne fois pour toutes ce fichu sourire prétentieux. Eden inspira. Il ne pouvait se permettre de tuer quiconque, même s'il s'agissait de la lie de l'humanité.

« Ne me fais plus chier, petit. »

Jay remit en place son pull détendu et contourna le corps immobile du Gardien. La tête haute, il reprit son air imperturbable de petit bad boy, demi-sourire glacial peu démonstratif, mais juste assez pour affoler le rythme cardiaque des greluches qui le courtisaient.

L'ange le suivit du regard. Il avait obtenu ses excuses, il n'en demandait pas davantage. Cependant, lorsque ses prunelles se posèrent sur le joli déhanché d'Elias, quelques pas derrière Jay, son sang ne fit qu'un tour. Son protégé l'abandonnait pour cette chose indescriptible. Pris entre rage piquante et amère déception, il serra les poings pour s'empêcher de réagir.

Roc inébranlable, Jay disparut de son champ de vision. Eden, bouche bée, resta bloqué sur l'image d'Elias s'éloignant à sa suite. Il devait se ressaisir. Finies les jérémiades ; depuis qu'il résidait sur terre, ses journées ne se consacraient qu'à ça. Il redressa le buste, releva la tête, recoiffa ses cheveux. Jay Hargrove osait lui dérober son protégé, mais s'il n'était pas capable de le récupérer, il ne serait plus digne de s'appeler Eden.

Il jura qu'avant de se venger de lui, il reconquerrait les beaux yeux verts d'Elias Norbert Dearlove.

Eden et sa rancune... Le voilà avec une nouvelle cible. 

Prochain chapitre : « Chapitre XI — Boum boum faisait son cœur, partie 2 »

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