Chapitre X - S'il avait pu être fort

Comme souvent, Elias s'éveilla au beau milieu de la nuit. À à peine une heure du matin, son cycle du sommeil se rompait. Eden quitta à regret le fauteuil qu'il occupait et suivit son protégé jusqu'au rez-de-chaussée. Celui-ci ne modifia pas ses habitudes. Il troqua son pyjama contre un pantalon de sport et un tee-shirt blanc à manches longues, ouvrit la porte d'entrée le plus silencieusement possible, actionna ses muscles engourdis par le froid. Courir, courir, courir, pour ne plus penser à rien. Pas à Grandpa, ni aux cauchemars, ni au vide dans son cœur. Il effaçait tout, des pensées intrusives aux réflexions par milliers. Courir pour se défaire de la résistance de son corps malmené, pour s'échapper vers l'univers où seuls comptaient le mouvement des jambes et le souffle haché. Le vent fouettait ses joues rosies. Il acceptait de s'oublier pour un bref instant, lâcher prise dans un monde où tout devait demeurer sous contrôle. Courir, c'était céder à un désir et à besoin de liberté.

La nuit était fraiche. Une poignée d'étoiles parsemait le ciel d'un noir d'encre. Le clignotement d'un avion s'y mêlait, intru parmi les constellations. Elias se sentait comme ça, parfois. Un intru. Pas à sa place, clignotant quand les autres brillaient avec stabilité. Il accéléra. Son souffle se raréfiait, sa bouche s'asséchait. Il s'élançait sous le regard du ciel, de la nuit, regard bleu sombre, vide, fier. Obscurité nonchalante, et lui s'y berçait. Plus vite, encore plus vite. Dépasser les nuages, devancer la Grande Ourse, le Capricorne et la Vierge, retrouver l'envie de ralentir. Et il courait, il courait, pas assez vite pour étouffer les pleurs du cœur morcelé, trop pour entendre qu'il pouvait être là.

Il s'arrêta dans un petit parc sombre éclairé par un lampadaire à la lumière tremblotante. Il aurait voulu se perdre un peu plus dans la vitesse, pourtant. Une balançoire grinçante, un toboggan en métal, quelques jeux pour enfants et un homme habitaient l'espace.

« Salut, beau gosse !

— Salut. »

La créature masculine enjouée aux muscles dessinés se nommait Liam. Et il s'agissait de la seule information concrète que l'ange avait obtenue en suivant les conversations dénuées d'attrait entre les deux sportifs du dimanche. Pas qu'il s'y intéressa, loin de là ! Mais à force d'ennui, ses oreilles avaient appris à entendre ce qu'il n'écoutait pas, ses yeux avaient appris à voir ce qu'il ne regardait pas. Sans le vouloir, il prêtait attention au monde qui l'entourait.

« Tu ne dors jamais ? dit Elias avec une expression amusée, en entamant une série de tractions.

— Je vis la nuit, très cher. »

Liam souriait. Il ne semblait jamais de mauvaise humeur, quels que soient la météo, le jour et l'heure. Eden avait eu beau l'observer sous toutes les coutures, il n'avait jamais discerné la moindre trace d'énergie négative autour de lui. Juste une sempiternelle joie de vivre.

« Tu es un vampire, c'est ça ?

— Exactement ! »

Eden le fusilla du regard. Que ce crétin ne s'avise pas de mordre son protégé, ou il perdrait une rangée de dents. Il brisa une branche d'arbre entre ses doigts. Le craquement résonna dans le parc, le bâton tomba sur le sol. Les deux hommes se tournèrent vers lui. Liam s'approcha lentement. Prudence, l'humain, je n'aurai aucun scrupule à te tordre en deux comme ce bout de bois. Il s'immobilisa, se gratta la tête. Il fouillait l'obscurité à peine percée par l'éclat tressautant du réverbère.

« Tu crois que c'était un fantôme ? dit-il, une pointe d'excitation dans la voix.

— Et pourquoi pas un de tes potes vampires, tant que tu y es ?

— Tu ne crois pas aux fantômes ?

— Ce qu'on ne voit pas n'existe pas, dit Elias après une courte hésitation.

— Mec ! Ça fait vraiment phrase de vieux conservateur d'extrême-droite ! Du style, la faim dans le monde n'existe pas, j'ai de la bouffe jusque dans mes poubelles, ou le réchauffement climatique c'est un mythe, il a fait froid cet hiver ! T'es qu'un...

— Et si je te disais qu'il y avait un mec derrière toi, le coupa le jeune homme. Un mec avec la même coupe de cheveux que toi, la même taille, aussi. Les mêmes yeux bleu foncé, le même genre de teint pâle, mais encore plus pâle que toi, avec des grains de beauté. »

Voix vibrante, perdue dans le vague avec les yeux.

« Et si je te disais que ce mec, derrière toi, il te ressemble. Mais lui, il a un regard arrogant, il observe de haut. Pas comme toi. Il paraît hautain. Ne te retournes pas, il n'y a personne. »

Voix rauque, empreinte de mélancolie.

« Et maintenant, si je te disais que ce mec, il te regarde toujours, toujours, toujours et ne te laisse jamais échapper à son regard. Il est derrière toi, ce mec, ne l'oublie pas. Mais en te retournant, tu ne vois rien. Tu en conclues quoi ? »

Silence. Liam comme Eden étaient pendus à ses lèvres.

« Je vais te donner ma réponse. Ce mec n'existe pas. C'est une putain d'illusion, une divagation de ton esprit tordu. »

Il marqua une pause, reprit sa respiration.

« Alors quoi ? Sur mille personnes, dix mille, peut-être, il n'y en a une qui le voit, ce mec derrière toi. C'est beaucoup, pas vrai, dix mille ? Mais il n'y en a qu'une à le voir.

— Ce n'est pas énorme.

— Non, ce n'est pas énorme. Et si c'est la seule, alors l'explication la plus simple, la plus rationnelle, la plus normale je dirai, c'est que cette personne est folle. Et les fous, il faut les soigner. C'est tout.

— Mais du coup, il y a un mec derrière moi ?

— Non je t'ai dit, les fantômes n'existent pas. »

Elias haussa les épaules et retourna à ses tractions. Liam l'imita, sans pouvoir s'empêcher de jeter des coups d'œil furtifs aux alentours. Eden, lui, s'assit sur le toboggan, dégaina un petit miroir et contempla son reflet. Ainsi, après le stade d'indésirable, voilà qu'il devenait fantôme. Presque pire. Depuis une mauvaise expérience plus de cent ans auparavant, il rechignait à évoquer ces tristes âmes qui attendaient d'être ramassées par les Anges fossoyeurs. Une vieille histoire sans importance, quand un Élu l'avait pris pour l'un de ces morts, avant de le repousser lorsqu'il avait appris sa condition d'Ange.

Parce que quoi ? C'était grave, d'être un Ange ? Il s'agissait d'un crime, peut-être ? Eden n'avait jamais demandé à naître Ange. Il n'avait, à vrai dire, jamais demandé à naître. Mais il préférait de loin être une créature divine, plutôt qu'une vulgaire âme sur file d'attente.

« Tu ne travailles pas ? » dit Elias.

Sa voix douce effaça de l'esprit d'Eden l'image de l'homme aux cheveux roux endormi pour toujours sur le volant.

« Je suis encore étudiant, dit Liam en redressant la tête.

— Et tu te permets de ne pas dormir ? Tu es courageux.

— Dit-il alors qu'il est aussi dans ce parc à trois heures. Toi, tu es en art, c'est ça ?

— C'est ça.

— Je suis en droit, moi, mais je suis en vacances. Enfin, c'est ce que j'ai dit à mes potes pour qu'ils me fichent la paix, j'ai juste la flemme de me taper des journées à rallonge.

— Pour être au chômage, c'est le meilleur choix. »

Liam ricana. Il vida sa gourde et s'approcha de son camarade nocturne.

« Si c'est ce que tu veux, je retournerai à l'université pour toi, beau gosse. Le vampire en moi va se confronter au soleil, en espérant ne pas se réduire en cendres. Autrement, tu serais responsable de ma mort, et je ne te lèguerai rien ! »

Il quitta le parc dans un grincement de portail avec son éternel sourire et un ultime « À plus, beau gosse ! ».

*

Le lendemain, alors que le jour pointait à peine à l'horizon, Elias poussa la porte du gymnase, assommé de fatigue. Il titubait presque. Effrayé à l'idée de croiser son regard cerné de valises violettes, il ferma les yeux en passant devant les miroirs du vestiaire. Il déposa son sac, enfila jogging et manches-longues et revint sur le terrain. Il attrapa un ballon et entama une série de dribbles, sous le regard perçant de Jay Hargrove. Eux mis à part, personne n'était arrivé — ce qui ne paraissait guère étonnant quand on songeait à l'heure matinale. Six heures cinquante-deux, un lundi matin, seize octobre, le début d'une journée qui durerait trop longtemps, après un weekend lui trop court.

Le ballon orange lui échappa des mains. Jay l'arrêta avant qu'elle n'eût rejoint l'autre extrémité du terrain et la lui renvoya avec un sourire froid. Les deux étudiants semblaient s'être accordés pour minimiser leurs échanges à de simples formalités. L'un par arrogance, sûrement, l'autre parce qu'il ne voulait plus avoir quoi que ce soit à faire avec ce genre de mec populaire qui obsédait les filles.

« Elias ! Ça c'est mon stalker préféré, toujours en avance ! »

Le double battant s'ouvrit avec fracas sur Noa, la jambe coincée dans un entrelacs de bandages.

« Tu t'es fait quoi, cette fois ? dit Jay en la voyant débarquer en béquilles.

— Je ne stalkais personne, dit Elias en rougissant.

— C'est ça, et moi je suis la reine d'Angleterre.

— Morte ?

— Pas encore, Jay. Je me suis juste fracturé l'os de la cheville. Je crois que le médecin a raconté un truc de ce goût-là. Mais tu sais, les médecins, bon, c'est cher pour pas grand-chose donc bon... »

Elle plissa les yeux et éclata de rire.

« Comment tu t'es fait ça ?

— Tu vas rire !

— Je n'attends que ça.

— Alors... »

Elle se râcla la gorge.

« Je montais les escaliers et...

— Tu t'es cassé la gueule ? Digne de toi.

— Je sais marcher, quand même. Non, j'ai ouvert la porte, je me suis assise, mais mes fesses étaient trop grosses pour ma cheville... Crac, direction l'hosto ! »

Jay passa une main lasse contre ses tempes. Tout à son soupir affligé, il ne ne prêta pas attention aux crissements de chaussures sur le sol. Pourtant, soudain, un individu aux cheveux bruns se jetait dans ses bras et il tombait à la renverse. Noa, le corps secoué par l'hilarité, s'appuya sur Elias afin de ne pas basculer à la suite des deux hommes.

« Toi... Je te jure que je vais t'étriper, dit Jay d'une voix sourde. Si tu ne bouges pas ton cul dans les trois secondes, tu es un homme mort.

— Toujours dans l'excès, pas vrai ?

— Trois.

— Tu devrais être content que je sois revenu !

— Deux. Je m'en tape, tu as de la chance que je ne t'ai pas viré de l'équipe.

— Mais...

— Un. J'espère que tu cours vite.

— T'abuses !

— Zéro. Je vais t'enterrer, Liam Tensen. »

Il envoya son agresseur valser sur le côté et, libéré, il s'empressa de se redresser. Liam eut à peine le temps de rouler, se relever et s'enfuir en courant. Il leva le majeur quand son ami lui ordonna de « ramener son cul » et se réfugia derrière Elias, sidéré par la scène débordante de puérilité.

« Salut, beau gosse, dit-il d'une voix suave à son oreille. T'as vu, j'ai tenu parole.

— Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu étudiais ici ?

— Tu n'as pas demandé. »

Noa l'arrêta avant qu'il ne repartît en courant et la course-poursuite s'acheva sur la démonstration d'un flagrant manque de maturité. Puis le calme revint, et la porte une nouvelle fois ouvert ne le brisa plus. Victor, sportif d'un mètre-quatre-vingts au visage impassible et aux cheveux verts, celui qui ne souriait jamais, avait asséné Jay, apparut. Dès qu'il l'aperçut, Liam se jeta dans ses bras. Il serra les épaules avec force. Victor grimaça. Ses joues se colorèrent de rouge tandis qu'il le repoussait.

« Tu m'as manqué, Vic'. »

Le brun déposa un baiser sur ses lèvres. Aussitôt, le jeune homme, écarlate, détourna la tête.

« On avait dit pas en public. C'était la règle. »

Il ne croisa le regard d'aucun des trois autres membres de l'équipe. Noa affichait une expression désemparée. Ses yeux allaient de l'un à l'autre des deux étudiants. Elle ne put poser la moindre question, car Jay annonça le début de l'entraînement.

« Je veux bien que vous soyez fatigués, mais je rappelle que les compétitions inter-universités commencent dans trois mois. Alors vous vous sortez les doigts du cul et vous apprenez à lire l'heure.

— Toujours aussi rabat-joie.

— Liam, tu as gagné tes dix tours de terrain. Cinq de plus à chaque arrêt.

— Aucun problème, j'ai fait du sport ces derniers mois. Mon beau gosse peut en témoigner.

— Je ne vois pas de beau gosse ici. Cours.

— Moi non plus, j'ai pas de miroir.

— Quinze tours, Liam. »

Elias et les autres l'observèrent s'élancer sur la piste sans plus de protestations. Rien ne servait de se révolter contre un bloc de glace. Même Grandpa était plus expressif et plus sympathique, et pourtant il ne faisait aucun effort. En pensant à ce que pourrait donner une rencontre entre son ami imaginaire et Jay, il ne put s'empêcher de ricaner. Cela ne manquerait pas de faire des étincelles ; les deux égocentriques au cœur de pierre et au regard prétentieux.

Crissements de chaussures, bruits de ballons, respirations saccadées. Tous les joueurs s'essoufflaient, transpiraient, couraient d'un bout à l'autre du gymnase, ensevelis sous la pluie d'indications que lançait Jay.

À gauche, à droite, lâche la balle, dribble, cours, évite, démarque-toi, derrière, marque, ralentis, plus vite, fais la passe, pivote, approche-toi des paniers, respire, avance, arrête-toi, encore, cours, droite, gauche, encore, recommence, recommence, recommence !

Le supplice s'acheva alors que retentissait la sonnerie de neuf heures. Liam s'écroula sur le sol avec un cri de soulagement, enfin libre. Elias tendit une main pour l'aider à se relever.

« Serais-tu un ange ? »

Il plissa les yeux et mima l'éblouissement.

— Liam, tu attendras d'avoir pris une douche pour faire ta déclaration », dit Jay.

Il paraissait en forme, Jay. Il semblait avoir été simple spectateur de cet entraînement infernal quand, comme les autres, il s'était démené. Il ne pouvait être humain, pensa Elias en dévisageant l'atypique visage dénué de sueur. Presque admiratif, il se dirigea vers les vestiaires en frottant ses yeux ensommeillés — il pourrait s'estimer heureux s'il les gardait ouverts pendant plus de dix minutes avec Madame Dubouleau. Son corps avait le chic pour abattre sur lui une masse de fatigue qu'il supprimait quand venait l'heure de se coucher.

Il attendit le départ de tous ses camarades pour oser se dévêtir. Un éclat traversa ses pupilles lorsqu'elles survolèrent les poignets. Un jour, peut-être, il parviendrait à ne plus éprouver la honte de n'avoir pu demeurer fort.

Donc, Liam est un vampire basketteur et étudiant qui entretient des relations, ma foi, fort ambigües avec certains de ses petits camarades. Vous vous y attendiez, à ce mélange ? Ceci mis à part, que pensez-vous de lui ? Moi je l'aime bien, je crois. Je lui mettrais bien une ou deux claques, bien violentes, les claques (peut-être trois ou quatre, d'ailleurs), mais bon, c'est affectif. 

Bon, et la question qui tue : que donnerait une rencontre entre Jay et Eden ?

Prochain chapitre : « Chapitre XI — Boum boum, faisait son cœur, partie 1 »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top