Chapitre VI - L'homme devenu Ange
Le jeune homme se perdit une bonne dizaine de fois sur le campus démesuré avant de parvenir sain et sauf au gymnase. Celui-ci semblait récent. De hauts murs blancs encore propres projetaient leur ombre sur un parking à vélos, de belles fenêtres aux carreaux nets filtraient la lumière du jour. Il s'approcha de la porte close, se pressa contre le hublot. À l'intérieur retentissaient les crissements de chaussures et les exclamations, tous les sons familiers d'un terrain de sport. Il appréciait depuis son enfance la chaleur d'une équipe. Jusqu'à ses seize ans, il avait joué dans le club de basketball — tout en pratiquant tour à tour escalade, football pour faire comme les autres, gymnastique, mais il avait arrêté quand un pote s'était moqué. Puis il y avait eu le regard oppressant. La faim, le trou dans l'estomac. Le sommeil, les cernes, la force envolée, la motivation égarée, l'énergie effacée. L'hôpital l'avait achevé. Les médecins insistaient, le corps a besoin de manger, ils disaient. Mais vous savez, quarante-cinq kilos c'était déjà trop. Le seul chiffre qu'il accepterait, ce serait zéro. Il n'avait plus remis un pied dans le gymnase depuis. La peur au ventre à l'idée qu'on apprît pour les traits clairs sur ses cuisses et les os saillants.
Le sport lui avait manqué. Le nez contre la fenêtre, il suivait le déplacement des joueurs, l'envol du ballon, il analysait les mouvements, se remémorait le contact froid du cerceau, la sensation dans les genoux quand on quittait le sol pour se perdre dans l'air. Il distinguait presque les perles de sueur qui dégoulinaient le long de la peau des sportifs.
« Tu n'entres pas ? La porte est ouverte, je crois. »
Une voix féminine interrompit sa minutieuse observation. Il s'écarta aussitôt, pris en flagrant délit.
« Tu as donné ta langue au chat ? »
La jolie fille devant lui dévoila des canines pointues. De beaux cheveux roux encadraient un visage jovial maculé de taches de rousseur.
« Je veux m'inscrire dans l'équipe, dit Elias, écarlate. Je ne suis pas un mec bizarre...
— Ça, c'est toi qui le dis, monsieur le stalker. »
Le garçon se décomposa, la rouquine éclata d'un rire franc.
« Je plaisante, enchantée de te rencontrer. Moi c'est Noa Degrease, en troisième année. J'aide au management de l'équipe. »
Elle tendit une main aux ongles abîmés et au pouce enroulé dans une attelle que couvrait une paire de mitaines rouge et noir, assorties à son col roulé rayé.
« Elias Dearlove, je suis en première année. »
Il tendit à son tour le bras. La manche de son pull glissa, dévoila son poignet fin hérissé de cicatrices blanches. Il réajusta son vêtement, gêné. Retrouverait-il son corps en bonne santé ? Sa peau, elle, garderait toujours la marque indélébile de ce qu'il s'était lui-même infligé.
Noa n'eut pas l'air de remarquer son hésitation. Ou si elle le remarqua, elle n'en fit rien. Elle ouvrit la porte dans un grand fracas et l'entraîna. Elle jeta son sac dans les tribunes, salua les membres de l'équipe et poussa devant elle le nouvel étudiant.
« Elias, tu es venu !
— Reviens ici, Yan, dit celui croisé dans les couloirs plus tôt, que le harem avait délaissé. On s'entraine alors ton petit cul de merde reste sur le terrain. »
Il obéit et trottina jusqu'au terrain.
Le gentil toutou et son maître autoritaire.
« Tu souhaites t'inscrire ? dit une femme, la trentaine bien sonnée, les cheveux attachés en chignon.
— Oui.
— Jay, tu t'en occupes ? »
La femme se tourna vers le chef de la basse-cour qui jaugeait le blond de loin. Il acquiesça et lui fit signe d'approcher.
« Magne-toi, dit-il en le voyant marcher. On a les compétitions inter-universités dans quatre mois, tu as intérêt à bien te démerder si tu comptes intégrer mon équipe. »
Il lui envoya le ballon, ordonna à un joueur de quitter le terrain, y plaça le jeune homme, reprit sa position avec une injonction :
« On y retourne. »
Eden s'installa dans les gradins pour observer la lamentable scène. Tous les mêmes imbéciles accros à la gonflette qui n'avaient rien dans le pantalon. Lamentable. Il s'appuya sur le dossier d'un siège en plastique bleu, sans y trouver le confort auquel il aspirait, et plongea ses iris perçants sur le combat de coqs qui faisait rage. Le ballon volait de main en main, frappait le sol, scindait les airs, retombait avec fracas.
Impétueux ballet orchestré par une armée de géants inélégants.
Un soupçon d'excitation le traversa lorsque son protégé déroba la balle des mains de Jay et qu'il s'élança en direction des paniers adverses. Il distinguait à peine le mouvement de ses jambes, il courait de toutes ses forces, agile petit être louvoyant entre de grands corps, les cheveux bouclés voletant derrière lui tandis qu'il dribblait.
Deux pas, le ballon s'arrêta, il prit son élan, ses pieds quittèrent le sol, ses mains s'accrochèrent au cerceau. Le Temps sembla s'arrêter ; pour quelques secondes à peine, il parut voler aussi aisément qu'un ange doté d'une paire d'ailes. Il resta en suspension, gracieux, le filet remua, la balle retomba, ses semelles crissèrent sur le sol.
Deux points.
Elias respirait vite. Il essuya la sueur sur son front, réajusta son pull tandis que membres de l'équipe le félicitaient.
Eden, lui, resta muet, les yeux fixés sur celui qui était son humain depuis des années. Le regard figé, il ne parvint pas à ôter de son esprit l'image qu'il n'avait jamais croisée auparavant. Celle d'un homme devenu, l'espace d'un instant, un Ange resplendissant.
Le match s'acheva après quelques paniers supplémentaires, mais aucun ne le séduisit autant que le premier. Il resta envouté par la beauté de cet envol hors du commun.
« Tu te débrouilles bien, dit Jay en serrant la main des joueurs de l'équipe adverse.
— Merci.
— Je suis le capitaine de l'équipe, Jay Hargrove, je suis de la même promo que l'autre cruche qui t'a accueilli, dit-il avec un sourire inerte. Si tu décides de t'inscrire, sache que tu devras obéir à ce que je te dis dans la mesure où les performances de l'équipe sont en jeu. Si je dis cours, tu cours, si je dis sors, tu sors, si je dis donne la balle, tu donnes la balle. Pigé ? »
Elias hocha la tête. Derrière son sourire d'apparat, ce Jay dissimulait une froideur et une autorité impitoyable qui avaient le don de convaincre. Son apparence elle-même inspirait le respect : un mètre quatre-vingt-dix de muscles et une silhouette athlétique, il dégageait une imposante beauté glaciale. Des aplats décolorés parsemaient la peau bronzée de son cou, de son visage, de ses jambes, et lui conféraient un air atypique qui achevait d'asseoir une aura écrasante. Le jeune homme détourna les yeux, incapable de soutenir plus longtemps le regard de Jay, auquel les taches autour de l'œil donnaient un reflet étrange et déstabilisant.
Si Grandpa avait été là, il n'aurait pas manqué de se moquer de sa maladie de peau, pensa-t-il.
« Je suis la responsable du club, dit la femme qui l'avait salué un peu plus tôt. Ne t'étonne pas de ne jamais me voir, je ne passe qu'à l'occasion des inscriptions. »
Elle indiqua à Jay de poursuivre.
« Bon, bienvenue dans l'équipe. Pour en être débarrassé, je vais te faire la présentation des membres. Écoute bien, je ne me répèterai pas. Tu connais déjà Yan. Inutile de lui parler, ce qu'on lui dit entre par une oreille et ressort par l'autre la minute suivante. »
Il désigna un jeune homme à la tignasse vert foncé, le visage impassible et les yeux cachés derrière une paire de lunettes à monture ronde.
« Lui, c'est Victor. Il sourit autant qu'un rocher, ne t'offusque pas de sa gueule d'enterrement, dit Jay. Ensuite, Camille et Oliver, trop excités pour réfléchir, ce qui est dommageable, Joe le géant qui devrait apprendre à dunker, et dans les gradins, Noa, touriste superflue qui se pète toujours un truc. Il manque Liam, il est encore en vacances, ce con.
— Les autres ne sont pas dans l'équipe ?
— Si. Mais ils sont tellement nuls à chier que je ne vais pas gaspiller ma salive pour te donner leur nom. »
Elias guetta en vain une réaction de la part des étudiants ainsi rabaissés. Jay régnait en seigneur et en maître, souverain incontesté de la loi du plus fort. Il possédait, rejetait sans état d'âme. Il représentait ce que les faibles redoutent ; le parfait bad boy foncièrement mauvais au sombre passé qui expliquait tous ses actes les plus odieux.
« Je viendrai au prochain entrainement, dit le garçon avec un pas en direction de la sortie.
— Il y a entraînement tous les jours, matin et soir. Si tu peux bouger, tu viens, dit Jay. On ne garde pas les membres inutiles.
— Tu devrais réfléchir à virer Liam dans ce cas, dit Yan.
— S'il ne revient pas dans un mois, c'est ce qui arrivera. »
Elias s'éclipsa dès que Jay eut terminé. La responsable de l'équipe l'inscrivit et le laissa quitter le gymnase. Il enfonça ses écouteurs dans ses oreilles et s'élança le long de la route. L'air frais fouetta son visage et, bercé par l'odeur familière de la menthe portée par le vent, il s'abandonna à la course.
Prochain chapitre : « Chapitre VII — Il n'est jamais parti »
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