Chapitre V - Une page se tourne
Septembre, dix-sept ans d'Elias.
Immobile devant le bâtiment principal de l'université où il devrait se rendre chaque jour pour les prochaines années, Elias laissait vagabonder des yeux pétillants d'excitation. Un courant d'air passa dans son dos, fit voleter ses boucles blondes. Il se cramponnait à la lanière de son sac. Autour de lui, de petits groupes se formaient déjà, amas d'étudiants qui se retrouvaient après les grandes vacances. Lui demeurait seul. Le lycée achevé, il s'était empressé de rompre tout contact avec ceux qui avaient partagé trois ans de sa scolarité. Pourtant, debout au milieu de l'esplanade, il aurait volontiers troqué la place de n'importe lequel de ces garçons parvenus à l'âge adulte, entourés d'une foule des jolies filles que lui avait renoncé à rechercher, après en avoir rencontré une de trop.
Il expira de toutes ses forces. Il avait désiré la solitude qui était devenue son quotidien ; rien ne servait de s'en plaindre. Il cessa de triturer l'ourlet du pull sur son corps maigre. Ses lèvres revêtirent le sourire affiché depuis plusieurs mois. Le sourire de sa liberté et de son intimité revendiquées éclairait un visage que ses proches jugeaient fort beau. Mais ce qui le démarquait réellement des autres, c'était ses yeux. D'immenses perles vert émeraude, si expressives que quiconque n'y prêtait pas attention pouvait s'y perdre, s'y noyer et ne jamais regagner la surface.
« Tu es tout seul ? »
Un jeune homme aux cheveux courts, si clairs qu'il semblait ne pas en avoir, surgit sur sa gauche. Il tenta d'entourer du bras l'épaule de son interlocuteur et, trop petit pour l'atteindre tout à fait, il rit de son propre ridicule, sans paraître se préoccuper du regard désorienté dont le gratifiait Elias.
« Je te connais ? dit-il en s'écartant d'un pas, mal à l'aise.
— Je ne crois pas. Mais tu avais l'air perdu, ça m'a fait de la peine. »
L'homme étala un sourire sur son visage fin et pâle, puis il ajouta :
« Je m'appelle Yan. Et toi ?
— Elias.
— Je te présente les lieux ? »
Le petit homme n'attendit pas de réponse. Il s'élança d'un pas léger vers les doubles portes ouvertes et s'engouffra dans le hall d'entrée, Elias à sa suite. Aussitôt, ils furent assaillis par le vacarme et la masse mouvante. Le garçon s'approcha de son guide, anxieux. Il fouillait la foule du regard, à la recherche de visages connus, bien qu'il sut qu'il ne distinguerait qu'une masse confuse de personnes non identifiées, à l'âge et à la couleur de peau variés.
« Gamin, ton sac est ouvert. »
La voix froide d'Eden résonna dans l'espace bondé ; personne ne perçut sa présence. S'il avait décidé de se défaire de sa forme angélique, en revanche, on l'aurait remarqué à coup sûr. Plus grand que la moyenne, un corps svelte et élégant, un rictus arrogant sur le visage, et il s'habillait de la splendeur dont il émanait.
Mais beauté ou non, lorsqu'il parla, Elias ne se retourna pas.
« Tu es en quelle filière ? dit Yan en louvoyant entre plusieurs corps.
— Histoire de l'art. Et toi ?
— Elias, je te parle, répéta Eden en fronçant les sourcils. Ton sac est ouvert.
— Je suis en deuxième année de management du sport. »
Il s'arrêta devant une porte.
« Tiens, c'est là que tu dois aller. Bonne chance. Et tu feras attention, ton sac est ouvert. »
Il le salua de la main et Elias le regarda s'enfoncer dans le flot humain, avant de pénétrer dans la salle qu'il lui avait indiquée. Eden demeura un instant bouche bée, les mains pendantes. Son protégé continuait de l'ignorer. En quatre mois, l'Ange gardien supposait qu'il se serait lassé, mais la ténacité mortelle n'arrêtait pas de le surprendre. Il entra à son tour dans l'amphithéâtre, le balaya du regard. Bien que ridiculement petit — proportionné aux insectes qui y fourmillaient —, il lui évoqua les structures immenses du Paradis. Avec un soupir, il se remémora son incomparable demeure aux murs d'or et aux colonnes de marbre, si grande et si agréable. Le lieu où il avait grandi lui manquait. Il palpa le dossier dans sa poche et, pour une fois, il fut reconnaissant envers Ladell et Morgan, qui avaient sacrifié leur rang pour lui offrir un retour prématuré.
Il rejoignit son protégé, qui écoutait une femme sur l'estrade. Il s'assit devant les pupilles vertes ensorcelantes et dévisagea le visage concentré.
« Je dois reconnaître que tu joues bien la comédie, gamin. Ton jeu est amusant, quoiqu'un peu long. »
Il ne réagit pas. Il ne réagissait plus.
Une fois, il avait supposé qu'il faisait la tête. Puis il l'avait démenti ; que pouvait-il avoir fait, dans son excès de perfection, pour mériter ses foudres ?
« J'ai compris, dit-il en se redressant, tu en as assez de moi. Je promets d'être discret, de partir lorsque tu prendras une douche ou que tu regarderas du porno. Je ne parlerai plus à tout va, je... Je resterai loin, je le jure, mais je t'en prie, regarde-moi ! Peu importe que les autres ne me voient pas, ils ne le méritent pas, mais toi... tu dois ouvrir les yeux, bon sang ! »
Il frappa la table du poing, la voix vibrante. Alors, Elias déplaça son regard doux. Ses prunelles le caressèrent sans lui prêter attention, se portèrent vers un petit groupe bruyant que la femme dressée sur l'estrade invectivait.
Un spasme agita le sourcil d'Eden. Une lueur de haine bien vite éteinte éclaira ses yeux d'un bleu profond, puis il inspira. Le regard de son protégé ne revint pas vers lui. Il n'était pas revenu depuis plusieurs mois. Et, comprit-il, il ne reviendrait plus. Et bien qu'il tentât de se persuader du contraire, l'Ange fut bien obligé de reconnaître que l'impossibilité pour un Homme de distinguer sa magnifique personne l'affectait plus qu'il ne l'aurait souhaité.
Les longues heures qui suivirent, habitées d'un terrible ennui, se résumèrent à suivre l'étudiant aux cheveux blonds dans les couloirs, toute son attention tournée vers son sac à dos, petit chien docile à la poursuite de son maître. Pitoyable. Ce bref aperçu de ce que serait désormais son existence, un silence et une solitude perpétuels, ne lui sembla guère attirant. Après mûre réflexion, il reconnaissait qu'il y avait quelque chose de plaisant à converser avec Elias, une sorte d'assouvissement personnel ; il pouvait démontrer sa supériorité.
Il pressa le pas. La présence de son protégé s'estompait, il ne devait pas le perdre dans les couloirs bondés où, en sa qualité d'Homme, il progressait sans paraître dérangé par l'amoncellement grouillant d'humains. Il s'y engouffrait, prenait part à ce vertigineux ballet, tandis que lui réprimait un haut-le-cœur à chaque pas.
Au moment où il rejoignit Elias, le malaise le quitta. La sensation qui l'envahissait quand il se tenait près de son humain, séparé de lui par quelques centimètres d'air, n'était comparable à rien en ce monde. Une sorte de sérénité soudaine le gagnait. Il pouvait respirer avec calme, cesser de redouter les affres de la Terre. Il avait le droit d'oublier ses problèmes, ses souvenirs, ses obligations, sa provenance. Avec lui, il devenait juste Eden, sans le « numéro 359 ». Il n'était ni ange, ni gardien, ni divin.
Auprès de ce petit homme, l'ange déchu, rejeté par sa caste et par son peuple, trouvait enfin un espace où s'épanouir. Il avait besoin de lui et de son attention. Car si cet enfant refusait de lui prêter de l'affection, personne d'autre ne le pourrait.
Eden en prit conscience, à la manière d'un coup de talon enfoncé dans la poitrine. Le souffle coupé, forcé de ne plus respirer, il comprit qu'il avait besoin d'Elias pour exister dans le cœur de quelqu'un. Mais Elias, lui, n'avait plus besoin de lui.
« Tu comptes t'inscrire dans un club ? disait Yan à son humain lorsqu'il le rejoignit, harassé par sa marche rapide ponctuée d'acrobaties afin d'éviter tout contact.
— Je cherche un sport collectif, oui. Je fais déjà de la musculation, mais rien ne vaut une équipe soudée.
— Que penserais-tu de l'équipe de basket ? »
Eden toisa le personnage qui collait à Elias depuis la matinée. Ni ses yeux rieurs, ni sa peau, ni la fine couche de barbe sur son menton ne paraissaient complètement pigmentées. Tout n'était que vert pastel, rose pâle, blond platine, sur un corps décoloré. Et quelle expression niaise...
« Yan ! »
Une voix rauque retentit dans le dos des deux jeunes hommes. L'Envoyé de Dieu assista à l'arrivée du nouveau venu et d'une nuée de filles, toutes aussi insignifiantes les unes que les autres.
« Je pensais avoir été clair, pas de racolage pour l'équipe, je ne veux que des volontaires. Alors tu te bouges et tu vas au gymnase.
— Ça va, j'ai compris », dit l'autre en roulant des yeux. Puis il souffla : « T'oublies pas, mec, l'équipe de basket. »
Il s'éloigna au pas de course, sourd au reniflement dédaigneux de l'autre homme, grand et musclé.
« Excuse-le, il est infoutu de comprendre ce qu'on lui dit. »
Elias fit signe qu'il n'y avait pas de problème et, satisfait, son interlocuteur passa une main dans ses cheveux bruns aux quelques mèches blondes.
« On se casse, les filles. »
Il emporta d'un geste impérieux la colonie d'êtres féminins aux cheveux longs, grosses poitrines, lèvres liftées et visage sot. Pas l'ombre d'originalité dans ce harem dont il semblait roi.
« Quel prétentieux... »
Eden claqua la langue. Il fixait son protégé d'un regard désapprobateur. Pourtant, il savait qu'il avait déjà décidé ; le basketball avait son intérêt, en dépit du clown et ses greluches.
Prochain chapitre : « Chapitre VI — L'homme devenu Ange »
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