Chapitre III - L'enfant qui s'épanouissait, 3/3

Treize ans d'Elias

« Eh, Grandpa, dit un adolescent à la voix désagréable, pourquoi tu me suis tout le temps ? »

Adossé au tronc du grand chêne qui lui servait de repère, Elias balançait ses jambes dans le vide, les yeux perdus vers le sol en contrebas, couvert d'une pelouse dont on peinait à distinguer le vert.

« Eh, gamin, pourquoi m'appelles-tu Grandpa ? dit Eden. Ai-je l'air si vieux ? »

Elias haussa les épaules.

« T'as autant de force qu'un grand-père.

— Et en tant que grand-père, j'ai oublié pourquoi je te suivais. Un élan de générosité révolu, je suppose »

L'ange se hissa sur la branche supérieure. Surplomber le monde, surplomber son protégé. Il jouissait pour un court instant et de façon bien approximative de la supériorité d'antan qu'il avait perdue avec sa déchéance. Il était bien, là, en haut, plus haut. Il retrouvait le contrôle de son existence fragilisée.

« Tu vas rester avec moi encore longtemps ?

— Jusqu'à ta mort.

— Tu resteras quand je mangerai, quand je dormirai, quand je sortirai avec une fille, quand...

— Oui », le coupa Eden.

L'adolescent soupira et leva les yeux au ciel. L'ombre des feuilles estivales couvrait son visage dévoré par l'acné — les boutons avaient arrachés bien des grimaces dégoutées à son Gardien. Il faisait chaud et moite, il suffoquait dans sa panoplie de sport, jogging et sweat-shirt, pour faire comme tout le monde.

« Tu n'as pas de copine, de toute façon. »

Elias détourna les yeux, le visage cramoisi. Il le savait, qu'il était célibataire, nul besoin de remuer le couteau dans la plaie. Enfin, il fallait dire qu'il n'avait rien pour plaire. Loin d'être beau, des cheveux trop vite gras, un sens du style peu aiguisé, grand dessinateur perdu dans son univers en deux dimensions... Ses immenses yeux verts, véritables pierres précieuses expressives, s'avéraient son unique atout physique, que même Eden lui concédait. Assez renfermé, il se laissait volontiers aller à l'isolement. La seule chose qui lui permettait de ne pas rompre tout lien social, c'était le sport. Il possédait le talent inné de pratiquer correctement chaque activité physique qu'il expérimentait et il appréciait se dépenser. Malgré tout, les filles ne s'intéressaient jamais à lui.

« Tu seras toujours avec moi ? dit-il à mi-voix.

— Ça fait plusieurs fois que je le répète, tu me tapes sur le système. Oui, je serai toujours là. Et crois-moi, ce n'est pas par bonté de cœur. »

Le blondinet se tut à nouveau, l'air à la fois dubitatif et songeur. Il glissa un regard vers son ami imaginaire, ouvrit la bouche, timide, et dit du bout des lèvres :

« Même quand... tu vois... je coucherai avec une fille... ?

— Je t'ai déjà vu te masturber, alors pourquoi pas ? »

Le collégien, déjà rouge vif, vira à l'écarlate et fut secoué par une quinte de toux, étouffé par sa propre salive.

« Plus sérieusement, non, je partirais si tu avais dans l'idée de te reproduire en compagnie d'une humaine, dit Eden.

— T'as une petite notion de la vie privée ?

— Pas vraiment. En revanche, je n'ai pas envie de rendre mon repas à cause d'une femme nue. »

Le silence retrouva sa place parmi les branchages, supportant les regards lourds de sens qu'échangeaient les deux êtres que tout paraissait opposer. Un souffle d'air chaud agita les feuilles, puis la chaleur moite retomba.

« Grandpa, tu ne veux pas aboyer ? dit Elias d'une voix décidément affreuse, brisant le calme serein dont se délectait Eden.

— M'as-tu pris pour un chien ?

— Bah, tu me suis tout le temps et tu prétends me protéger. Si ce n'est pas être un chien, ça...

— Tu sais, gamin, un simple coup de vent pourrait te faire chuter. A ton avis, quatre mètres, ça fait mal ?

— Si je tombe, tu tombes, dit l'adolescent en agrippant le pantalon de l'Envoyé de Dieu.

— Je retombe toujours sur mes jambes, moi.

— Donc tu es un animal.

— Va au diable, je suis un ange !

— Tu vois, t'aboies. »

Il esquissa un sourire moqueur, Eden se renfrogna. D'un coup sec, il dégagea sa cheville de la main serrée de son protégé. Elias, percevant les émanations de sa rage contenue, crut bon de s'éclipser dans un éclat de rire. Il s'accrocha au tronc d'arbre et rejoignit la terre ferme en quelques sauts.

Lorsque ses pieds atterrirent sur le tapis de verdure, il leva la tête vers son ami imaginaire, et lui adressa un signe du majeur.

« Tu ne pourras pas me suivre pour l'éternité, Médor !

— Que sais-tu de l'éternité ? »

Simples murmures suaves à son oreille, emportés par le vent. Elias se tourna vers la voix de celui qu'il n'avait pas vu rejoindre le sol. Ses yeux ne rencontrèrent que le vide. Son étrange compagnon s'était évaporé dans l'air. Il haussa les épaules et accéléra le pas ; l'heure filait et ses parents l'attendaient pour le déjeuner.

Eternité, beau fléau de l'univers. C'est le tout, immuable, chimère qui observe l'éphémère et tente de garder le contrôle sur ce qui meurt. C'est le rien, cette chose qui appartient au monde, qui ne change pas, ne disparait jamais. Eternité, douce malédiction que chacun s'imagine splendide. Etat de dénuement, pas le droit de vie, pas le droit de mort. L'éternité, c'est quand on n'est plus rien. Juste de simples spectateurs perdus parmi les acteurs de la Vie, cette vie dont ceux qui jamais ne meurent sont à jamais exclus.

Le Temps s'écoule, mène à la Mort, fait la beauté de la Vie, si précieuse car si fragile. Le Temps ne cesse de courir et les éternels, condamnés à exister sans vivre, sont destinés à l'observer passer. Ils assistent à l'extinction des mortels, et eux, nobles créatures, échappent aux minutes qui défilent.

L'éternité, prétendent certains, c'est l'unique obstacle à la Vie. L'unique obstacle à la Mort, aussi. C'est le tout, le rien, c'est le début sans la fin. Un cycle se rompt. Le mirage est si réaliste que tout le monde désire y croire. Et pourtant...

Pourtant, songea Eden, l'éternité, c'est épuisant.

Prochain chapitre : « Chapitre IV — L'enfant qui grandissait »

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