Chapitre III - L'enfant qui s'épanouissait, 2/3
Neuf ans d'Elias
Eden ouvrit les yeux dans une chambre d'enfant plongée dans le noir. Un instant désorientées, ses prunelles papillonnèrent pour se défaire des brumes de la fatigue. Il s'était assoupi, comprit-il. Et une vague de satisfaction gonfla sa poitrine. L'insomniaque que le pays des rêves fuyait depuis un siècle avait enfin retrouvé la contrée désirée. Il contempla le plafond blanc de la pièce. De petites étoiles fluorescentes le constellaient, discrets faisceaux lumineux combattant la peur enfantine de l'obscurité.
Il se redressa, le gosse ! et quitta son fauteuil. Le cruel rappel de sa mission étouffa tout bâillement. Il s'avança vers le lit, un rapide coup d'œil confirma ses craintes. Envolé, le protégé. Disparu, volatilisé. Pouf, plus d'Elias bien sagement endormi sur son petit matelas. Seules restaient des peluches par dizaines. Mais du blondinet aux yeux verts, pas la moindre trace.
« Elias ? »
Eden entendit sa voix trembler. Son cœur, sans qu'il pût le contrôler, s'affolait. Il sortit dans le couloir toujours baigné du silence de la nuit, ouvrit la porte de la salle de bain, vide. Ses pas le guidèrent au rez-de-chaussée, il regarda l'horloge, deux heures quarante-sept. Miséricorde ! Il ouvrit les placards, fouilla derrière les meubles, dans la machine à laver, sous le canapé, risqua un œil dans les autres chambres... Toujours rien. Il retourna à côté de son fauteuil.
Lorsque la morsure du froid caressa sa nuque, il comprit. La fenêtre ouverte leva le mystère de la disparition, le gamin avait pris la poudre d'escampette.
Ne reste plus qu'à espérer qu'une voiture ne l'ait pas fauché.
Il enjamba le cadre de bois, s'arrêta. Son cœur accéléra encore en découvrant les trois mètres sous ses pieds. L'humain était-il vraiment parvenu à descendre sans se rompre le cou ? Eden hésita à déployer ses ailes, il se retint ; les quatre ailes caractéristiques des nés-Archanges tels que lui s'avéraient bien trop encombrantes, il ne désirait pas dilapider son énergie en s'envolant. Il resserra encore sa main, crispée autour de la gouttière qui courait le long du mur. Il inspira, expira, puis se laissa tomber sur l'herbe en contre-bas, leva la tête vers les volets bleu foncé, reporta son attention sur la rue.
Où était donc passé Elias ?
Il ferma les paupières, réfléchis, Eden. Mais bon sang, réfléchir, il ne savait pas faire ! Il ajouterait cet affront à la liste des méfaits dont il devrait se venger, « Fuite nocturne obligeant un Ange gardien surexploité à penser. »
Il massa ses tempes, ses battements de cœur résonnèrent au bout de ses doigts et il tenta de percevoir l'écho de ceux de son protégé. Il guettait les quatre-vingt-douze battements par minutes, réguliers, familiers. Le rythme frénétique de l'organe d'Elias répondit à son appel, précipité, lointain.
Eden exécuta quelques pas, tourna à gauche, à droite, quitta le lotissement, s'aventura le long de la grande route de campagne qui conduisait à la ville. Quelques voitures passaient à l'occasion. Leurs phares livraient une vive lumière qui s'estompait à mesure qu'elles s'éloignaient. Pitié, implora l'ange, qu'il n'ait pas été renversé. Il leva les yeux au ciel, appuya sa prière d'un regard vers son Dieu bien au chaud dans son lit douillet.
Il aperçut alors la silhouette bercée de lumière d'une ange à la belle chevelure blonde, détachée sous la lune immaculée.
« Ladell ? »
L'interpellée s'approcha, une expression à mi-chemin entre la gêne et la joie peinte sur le visage. Elle revêtait la tunique angélique et la même croix métallique que celle qu'Eden sous sa chemise entourait son cou.
« Eden, que fais-tu ici ? Où est ton protégé ?
— Il a disparu, je le cherche. Mais toi, que fabriques-tu ici ? La dernière fois que tu es venue sur Terre, c'était il y a bien cent ans, et c'était pour moi.
— Une mission, rien d'autre. »
Ladell agita une main désinvolte.
« Tu es Intermédiaire directe de Dieu, Lad', le meilleur grade qu'un non-archange puisse espérer obtenir. Tu ne vas pas sur Terre. »
L'ange mordilla sa lèvre inférieure.
« À ce propos... je ne suis plus exactement Intermédiaire directe... »
Le Gardien écarquilla les yeux, elle haussa les épaules.
« Il faut croire que nul n'est à l'abri d'être rétrogradé.
— Le commun des immortels, oui. Mais toi ? Tu es l'ange la plus parfaite qui existe ! Après moi, évidemment.
— Certes. »
Eden se gratta la tête, éberlué. Son cerveau en surchauffe fumait.
« Comment Morgan prend-il la nouvelle ? Je veux dire, toi, Messagère de Dieu... J'en serais presque ému, alors je n'ose imaginer sa réaction.
— Il a aussi été déchu, dit la voix monotone de Ladell. »
L'ange aux cheveux de jais n'eut que la force d'ouvrir la bouche ; le monde devait tourner à l'envers.
« Ferme la bouche, tu vas avaler des insectes, lui dit Ladell, sévère.
— Les humains n'entrent pas dans ma cavité buccale. »
— Rares sont ceux qui apprécieraient d'y pénétrer.
— Rares, mais ils existent », dit Eden avec un demi-sourire. Puis, avec un geste nonchalant, il reprit : « Qu'avez-vous fait pour perdre votre rang, alors que même la Sainte Vierge, qui n'apprécie pourtant personne, vous vénérait ?
— Nous avons interverti la vie de deux humains.
— Pourquoi ?
— Pour toi. »
Il fronça les sourcils.
« Nous avons échangé les vies de Katherine Dearlove et de son fils afin que celui-ci meurt plus tôt. Elle était supposé mourir quarante et un jours après ses vingt-huit ans, en donnant naissance à Elias Dearlove.
— Pourquoi... ?
— Tu es probablement le pire ange du Paradis. Tu es exécrable, égocentrique, imbu de toi-même, impoli, paresseux, et ce ne sont que les moindres de tes défauts...
— Quel éloge.
— Nous savions qu'une mission de quatre-vingt-neuf ans causerait ta perte, dit Ladell. Ne te nourris pas d'illusions, tu aurais échoué.
— Sympa, la confiance.
— Nous avons simplifié ta mission car nous tenons à toi, Eden. Tu es ce qui se rapproche le plus d'un ami pour nous, et nous ne souhaitons que ton retour parmi nous.
— Tu as conscience de l'absurdité de ce que tu racontes, j'espère ? Je n'aurais jamais fait ça pour vous, moi, votre histoire d'amitié à deux balles, ce n'est pas réciproque. »
Ladell sourit avec douceur. Elle approcha la main de la joue du Gardien, mais il se déroba avant qu'elle ne l'effleure.
« Ai-je demandé à ce que tu fasses ça pour moi ? dit-il en contractant la mâchoire.
— Non, nous l'avons fait en pensant que...
— En pensant ? Enfin, Lad', tu as amputé de soixante ans la vie d'un enfant !
— Et alors ?
— Et alors, il a le droit de vivre.
— C'est un humain, il finira par mourir quoi qu'il arrive. »
Le visage pâle d'Eden s'assombrit.
« Prends garde, Eden, tu dois rester Ange. Cet humain n'est que la clé de ton retour Là-haut. »
Elle battit des ailes et quitta son cadet sans rien ajouter. L'air fouetta son visage fermé. Il la maudit en silence, tandis que ses cheveux volaient autour de sa tête, telle une auréole de jais.
« Lad' ! J'ai une question ! dit-il avant qu'elle ne fut effacée par les rayons de Lune. Un Homme peut-il voir les Anges ?
— Passée leur sixième année, ils n'en ont plus la possibilité, non. Ils ne distinguent que les Anges qui désirent être vus. »
Puis elle partit.
« Pourquoi tu as d'autres amis alors que tu es le mien ? »
Eden se retourna. Un petit garçon à la tignasse blonde et au corps chétif l'observait de ses pupilles vertes, les bras serrés autour d'un lapin en peluche. Il se détachait dans l'obscurité, sur le bord de la route éclairée par l'éclat que dégageait le corps luminescent de son Gardien. Son nez et ses sourcils froncés lui arrachèrent une grimace amusée, qu'il s'empressa de remplacer par un masque de marbre.
« Au lieu de t'occuper de mes fréquentations, tu ferais mieux de rentrer chez toi, gamin. Je n'ai pas que ça à faire, de te courir après au beau milieu de la nuit.
— Non.
— Comment ça, non ?
— Je ne veux pas rentrer, dit l'enfant en levant le menton. Tu n'as qu'à me forcer.
— Je suis civilisé, jeune homme, je respecte le consentement des autres, moi.
— Tu as mon consentement, mais on ne rentre que si tu me portes.
— Je ne te porterai pas », dit aussitôt le Gardien d'une voix brutale.
Une expression horrifiée se peignit sur son visage. Il recula d'un pas. Machinalement, il ajusta ses gants de cuir. Dessous, les doigts tremblaient de façon presque imperceptible. Une image vive irradia dans son esprit, un homme à la chevelure flamboyante couché sur le volant d'une voiture. L'humain qu'il avait tué. Il secoua la tête, ne parvint pas à formuler ses pensées. Il tourna les talons sans réfléchir. Fuir, parce que c'était la seule chose qu'il savait faire.
« C'est parce que tu n'es pas fort que tu ne veux pas ? Tes muscles, ils sont tout mous comme les vieux ? Tu es un vieux, pas vrai, "Grandpa" ? »
Eden l'ignora, contrôlé par des forces plus puissantes que sa volonté. Fuir pour échapper au poids des souvenirs. Il sentit soudain un poids accroché à sa jambe.
« Porte moi, s'il te plaît, Grandpa... », dit Elias, le visage collé contre l'arrière de la cuisse qu'il enlaçait.
Eden s'arrêta, il baissa les yeux et sombra dans les prunelles émeraudes implorantes. Un mince sourire éclaira son visage pâle alors qu'un éclat mélancolique balayait son regard. Le barrage au fond de son âme résistait toujours, supportait les assauts répétés, s'efforçait de ne jamais ployer. Car céder, serait signer sa fin.
« Si tu meurs, tu seras le seul responsable . »
Il se baissa et prit l'enfant dans ses bras. Il abandonna un peu de terrain aux attaques acharnées contre le barrage, recula pour mieux s'élancer quand l'heure serait venue de prendre sa revanche. Il retint son souffle lorsque la tête blonde se cala au creux de sa clavicule, mais elle ne toucha que le tissu de sa chemise. Eden prit forme humaine, exposé à la vue de tous. La nuit lui offrait la couverture du secret, le regard perverti des Hommes ne pouvait l'effleurer, dissimulé dans l'ombre. Il se perdit dans les étoiles. Elles brillaient, centaines de milliers de flambeaux vivants, vestiges déjà morts d'Anges déchus montés aux cieux.
Quelle beauté dans ces points de lumière.
Des lèvres humides se collèrent à la commissure de sa propre bouche. Il se figea aussitôt sans oser détacher les yeux du ciel noir. Il y discernait déjà l'étoile du garçon blotti contre son torse.
« Je t'aime bien, Grandpa », dit Elias avec un petit sourire.
L'ange compta avec lenteur jusqu'à dix, jusqu'à quinze, jusqu'à vingt. Lorsqu'une demi-minute se fut écoulée, il s'autorisa à respirer. Il regarda l'enfant au nez enfoui dans son cou, dont il percevait le souffle chaud. Pas de nouvelle âme pour le Paradis. Pas encore.
« Pourquoi n'es-tu pas mort » furent les seuls mots qui parvinrent à quitter ses lèvres. Ils résonnèrent dans le silence nocturne.
Son protégé ne réagit pas. Sa respiration régulière et son rythme cardiaque posé lui révélèrent qu'il s'était assoupi. Il caressa la joue basanée et regagna sa chambre sans un bruit, afin de coucher le petit garçon. Il resta là un instant, debout à côté du lit. Sa main au fond de sa poche effleura le dossier, « Elias Dearlove, quatorze novembre — cinq décembre, quatre-vingt-neuf ans . » D'un geste tremblant, il arracha les pages une par une. Celles de soixante, de quarante, de trente-deux, celles de vingt-neuf ans. Des années qu'il ne connaitrait pas, jamais.
Les feuilles s'écrasèrent sur le sol. Eden contempla l'enfant, paisible, le poing serré près de la joue, les cheveux éparpillés sur l'oreiller. Il laissa tomber le dossier. La nuit offrait le secret, alors protégé par l'obscurité, seul et immobile dans la chambre, il articula trois mots qu'il se jura de ne plus jamais prononcer, je suis désolé.
Sans qu'il ne s'en rendît compte, l'ange déchu se faisait happer par cet enfant de neuf ans qui le distinguait toujours. Les tumultueuses vagues de l'humanité rendue si attirante, inexorablement, l'avalaient.
Brève intervention de Ladell. Si elle n'apparait pas énormément dans ce récit, elle est d'une importance capitale pour Eden, et chacune de ses apparitions, cela va sans dire, joue un rôle majeur. C'est peut-être pour cette raison que j'apprécie beaucoup ce personnage.
Pour les intéressé.e.s, l'histoire de Ladell fait l'objet de la nouvelle Elle était son fil rouge.
Prochain chapitre : « Chapitre III — L'enfant qui s'épanouissait, partie 3 »
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