Chapitre I - Le Temps d'apprendre à n'être rien
Affalé sur un banc de pierres froides, un être à la peau pâle et aux soyeux cheveux de jais contemplait d'un air maussade le Temps qui passait. Ses yeux à demi-clos laissaient filtrer l'éblouissante lumière du soleil. Il bailla, se redressa, le dos endolori par la dureté de son siège. Ses longs doigts que couvrait une paire de gants de cuir glissèrent dans la poche de ses vêtements et en sortirent un petit miroir au cadre doré.
Avec soin, il remit en place les mèches dérangées par sa tentative de sieste, brossa un à un ses sourcils, recourba du mieux qu'il put les cils qui encadraient des prunelles d'un bleu profond, nettoya les traces de poussière sur sa peau laiteuse. Son visage fin attirait le regard ; il était beau, indéniablement, et son expression suffisante montrait qu'il le savait.
« Eden, tu as une nouvelle mission, Ange gardien incapable. »
La voix sévère brisa le silence dans lequel se prélassait la superbe créature. Un voile traversa son visage, il s'arracha à sa contemplation et posa un regard ennuyé sur le nouveau venu.
« Morgan... J'aurais dû me douter que ce serait toi, dit-il avec une moue méprisante.
— Essaie de ne pas échouer, cette fois. Si tu devais mourir sur Terre, j'ignore ce qu'il adviendrait de Ladell. »
Une paire d'ailes aux reflets argentés trônait dans son dos et projetait une ombre familière sur le tissu blanc finement brodé de ses vêtements. L'auréole, couronne de lumière, brillait au-dessus de sa chevelure du même argent que ses plumes, et Eden ne put réprimer un élan de jalousie tandis qu'il se souvenait que lui n'en possédait plus. Morgan, Ange supérieur membre de la caste des Messagers de Dieu, lui tendit une liasse de papiers. Puis il tourna les talons.
Eden le retint, la main serrée autour du document :
« Je ne mourrai pas. Je suis un Archange, Morgan, tâche de ne pas l'oublier.
— Non.
— Non ?
— Tu fus, jadis, un Archange, dit l'autre en martelant les syllabes. Aujourd'hui, tu n'es plus rien. Tu n'es plus l'enfant-roi que j'ai dû servir si longtemps. Je peux t'insulter, te frapper, refuser de t'apporter une pomme, personne ne me blâmera. »
Eden étouffa un ricanement. Il le scruta des pieds à la tête et une expression moqueuse se peignit sur ses lèvres.
« Morgan, Morgan, Morgan... Je ne resterai pas Ange inférieur bien longtemps. Sois assuré que dès que j'aurai retrouvé ma place d'antan, ce qui ne saurait tarder, je rendrai chacun des coups qui m'auront été donnés, mais au centuple. »
Il reprit son air désinvolte et adressa un sourire satisfait à son aîné. Celui-ci soupira et l'observa feuilleter le dossier page après page. L'ennui se lisait sur le visage androgyne crispé par la concentration ; il aurait volontiers troqué cette tâche barbante contre un petit somme, s'il était parvenu à s'endormir. Seulement, il avait beau s'allonger, fermer les yeux, faire le vide dans son esprit peu rempli, une bonne centaine d'années humaines s'étaient écoulées depuis qu'il n'avait plus été transporté au royaume des songes.
« L'humain n'est pas encore né, dit Eden en levant la tête.
— Et ?
— Que vais-je faire en attendant qu'il daigne sortir du ventre de sa mère ?
— Tu ne vas rien faire, cela ne devrait pas trop te changer. Des devoirs autrement plus importants m'appellent. Nous nous reverrons dans quatre-vingt-neuf ans, Eden. Enfin, si tu ne tues pas ton humain par mégarde. »
Morgan déploya ses ailes. Les lourdes plumes dissimulaient le ciel azur, loin au-dessus d'eux. Les deux anges se perdaient dans l'invisibilité propre à leur condition. Ils n'apparaissaient pas parmi les Hommes, droits sur le côté d'une rue piétonne. Le Messager s'apprêtait à prendre son envol, quand son interlocuteur l'interpella une nouvelle fois.
« Comment va Ladell ?
— Pourquoi ?
— Pour savoir. Je ne l'ai pas vue depuis longtemps. J'aurais préféré qu'elle vienne à ta place.
— Toujours aussi aimable, on dirait. »
Eden ne releva pas, mais son regard appuyé signifia qu'il attendait une réponse.
« Oui, elle va bien. Et je tiens à ce qu'elle demeure la Ladell de bonne humeur que je connais, alors applique-toi et accomplis cette mission.
— De bonne humeur ? Diable ! Ladell est pire qu'un chihuahua privé de nourriture !
— Une comparaison très humaine, si je puis me permettre », dit Morgan.
Il battit de ses immenses ailes aux subtils reflets. D'imposantes colonnes d'air jaillirent, il s'éleva dans l'étendue céleste. Puis il disparut dans l'éclat d'un rayon de soleil caressant la Terre. Resté seul sur l'odorante planète qui lui servait de lieu d'exil, Eden se rallongea sur son banc. Il laissa tomber ses paupières, perdu dans ses pensées. Autour de lui, le bruit des voitures qui passaient à toute allure, celui des talons aiguilles pressés sur le pavé, les cris et babillages d'enfants, le vent dans les arbres, tout l'agaçait. Le monde entier paraissait se liguer contre son repos.
Il fronça les sourcils. La lumière éblouissait ses yeux clos, les décibels heurtaient ses tympans délicats, et cette odeur ! Celles de transpiration et de pollution, le parfum dont les humains s'aspergeaient dans l'espoir vain de camoufler leur désagréable exhalaison corporelle ; celle qui quittait les pots d'échappement... Son nez, à l'instar de ses oreilles, implorait une pause, rien qu'une petite pause. Il aurait tout donné pour retourner un bref instant chez lui, au Paradis, et retrouver calme et sérénité, la délicieuse odeur des arbres fruitiers, la douce poésie des ruisseaux qui couraient dans son jardin, et le silence... ce silence devenu chimère sur Terre.
Il soupira, se leva une fois encore. Il étira son cou, agita ses membres engourdis, quitta son banc sans le moindre regret et enfonça ses mains dans les poches du pantalon sombre qui moulait son corps aux formes élégantes parfaitement proportionnées. Il se noya dans la foule grouillante formée d'une colonie d'insectes misérables qui ne pouvaient le distinguer. Invisible à leur yeux impurs, il prenait garde de ne pas effleurer les créatures fragiles qu'il croisait, se refusant à côtoyer leur sueur et ne tenant pas à se retrouver avec un cadavre sur les bras. Loin de lui toute idée de tuer qui que ce fut, mais les humains, fragiles comme ils étaient, ne résistaient pas au contact glacé — pourtant fabuleux — d'un Ange. Ses pensées se concentrèrent sur le lointain gazouillis d'oiseaux perchés dans un arbre, loin, très loin, à des milliers de lieues de cette rue oppressante. Et autour de lui, trop proches, les humains se bousculaient, se croisaient, s'entremêlaient, se dépassaient. Ils couraient, se pressaient, pas un ne flânait. Odieuse danse que rien n'arrêtait.
Il manqua de renverser une passante, s'écarta juste avant de la percuter, poursuivit son chemin le cœur battant. Il quitta la rue bruyante cernée de bataillons d'immeubles, se perdit dans une petite ruelle nauséabonde, plongée dans le silence. Son pied se prit dans un sac poubelle, il grimaça, retint une plainte. Satanée planète ! Il gémit, secoua la chaussure couverte de détritus. Seul, personne ne pouvait subir les déversements de sa frustration, aussi serra-t-il les dents. Il marcha encore, à l'ombre des hauts bâtiments grisâtres. Son épaule heurta une surface solide, il n'y prêta pas attention, amorça un pas.
« Eh ! Tu t'prends pour qui, pauv' tâche ? »
Il s'immobilisa, se retourna avec lenteur. Qui pouvait discerner son inimitable silhouette trop parfaite pour le monde des Hommes ? Il découvrit devant lui un grossier collègue au corps rectangulaire vêtu d'un étroit pantalon en toile, que couvrait une longue tunique immaculée, ouverte sur la poitrine. Sur la peau basanée de l'individu, se dessinait une croix métallique pendue à une chaîne. Ses yeux remontèrent jusqu'au visage fendu d'un rictus mauvais de l'être portant l'uniforme angélique.
« Waam, quelle surprise, dit-il avec indifférence.
— Tu penses qu'tu bouscules qui comme ça ?
— J'ai tendance à ne pas remarquer les moins que rien, tu m'excuseras.
— P'tit con, j'vais t'expédier en Enfer ! »
Waam le saisit au col et son haleine chatouilla les narines d'Eden. Il grimaça, indisposé, mais n'esquissa pas le moindre mouvement.
« Ne prends pas cette peine, j'y suis déjà depuis un moment. Je suis néanmoins flatté de ton aimable proposition.
— J'vais t'crever, numéro 359 ! »
Il le secoua et des gouttelettes de salive s'abattirent sur sa joue.
« J'sais pas c'qui m'a retenu d'le faire jusque-là.
— Le fait que je sois immortel, peut-être ? »
Waam le fusilla du regard. L'animosité qui les liait remontait à quelques deux cents ans, une vieille histoire de rivalité, un envahissant complexe d'infériorité, deux caractères opposés, un centimètre de différence. Autrefois, Eden domina ce conflit. Plus haut placé dans la hiérarchie angélique, Archange de naissance et de renom, il fut supérieur en tout à cet infâme Chevalier du Purgatoire. Aujourd'hui cependant, Eden n'était plus rien. A peine un vulgaire Ange gardien, la basse classe des évincés indignes de porter une auréole.
La main se fit plus agressive autour de son col, les doigts pénétrèrent la clavicule blanche, froissèrent le tissu.
« Lâche-moi, je ne veux pas de tes mains sales sur ma chemise.
— Ta chemise ? Tu t'prends pour un humain, maint'nant ? Ce cher Eden devrait rester ici, finalement, il y serait bien mieux qu'au Paradis !
— Waam, ne me cherche pas, dit Eden d'une voix sourde, en tentant de se dégager de la poigne.
— T'es rien de plus qu'un humain, t'es une larve qui s'habille comme eux, qui vit comme eux, qui mange, qui dort, qui parle, qui respire comme eux. T'es exactement comme eux, t'es que dalle ! »
Le visage pâle de l'ange aux cheveux de jais se vida de son sang, ses yeux se firent fentes animales, sa mâchoire se contracta, son être tout entier se crispa. Avec une lenteur excessive, il couvrit le poignet qui le tenait de sa main gantée et se dégagea d'un geste sec. Sans se défaire de son calme glacial, il dit d'une voix vidée de tout timbre :
« Si tu me compares encore une fois à un humain, je te promets que je te tue, numéro 360. Et peu m'importe que tu sois un ange. »
Ils se toisèrent de longues secondes. Waam possédait l'avantage hiérarchique, il était violent par nature ; il aurait pu refaire son portrait à son semblable. Il n'en fit rien. Il savait au fond de lui que peu importait qu'Eden eût été rétrogradé, il lui restait supérieur. L'habitude d'un écart que la déchéance ne pouvait combler. Tous deux avaient conscience du fossé démesuré qui les séparait depuis leur naissance. Un fossé devenu, avec le temps, un rempart infranchissable qui assurait la toute-puissance de l'ancien Archange.
« Tss, j'me casse. Reste coincé sur Terre, connard, j'veux plus revoir ta face de rat.
— À dans quatre-vingt-neuf ans, Waam. Tâche de ne pas oublier combien tu m'as insulté, car je saurai te faire payer. »
Pour la seconde fois de la journée, Eden assista à l'Ascension de l'un de ses camarades, tandis que lui demeurait coincé sur cette Terre inhospitalière. Car comment espérer regagner le Ciel quand son auréole, clé pour y accéder, lui avait été confisquée ? Il quitta la ruelle. Les immeubles dressés sur sa droite et sur sa gauche, à quelques centimètres à peine de ses flancs, l'oppressaient. Il en oubliait presque de respirer, étouffé par la proximité des briques délabrées.
Il erra à travers les rues, jusqu'à dénicher un carré de verdure plus ou moins propre au pied d'un arbre au feuillage fourni, à l'abri des rayons du soleil. Il s'allongea pour la énième fois de la journée, les fesses posées parmi quelques pâquerettes. Tourné vers le ciel, il laissa son esprit divaguer. Encore, encore et encore. Sur Terre, depuis cent ans, chaque jour ressemblait au précédent. Des minutes, des heures et des jours passaient, l'un après l'autre. Le Temps qu'il détestait jamais ne s'arrêtait. Pourtant, il l'aurait souhaité, qu'il se stoppât enfin, qu'il lui laissât du répit, à lui, l'ange raté, le Gardien défectueux, celui qui, malgré la haine que tous lui vouaient, ne pouvait s'empêcher de s'aimer, de s'admirer, de s'adorer.
Eden n'avait probablement d'Ange que le nom. Il était à coup sûr une créature imparfaite. Mais comme tout le monde, Homme, Ange ou Démon, il n'attendait qu'une chose, que quelqu'un daignât l'aimer autant qu'il s'aimait lui-même. Cela arriva, deux fois, deux histoires insignifiantes. La première fut une aventure d'un soir aux côtés d'une âme magnifique, qui lui coûta sa place au Paradis. La seconde, quant à elle, se solda par la mort de son amant, le seul être humain qu'il sût jamais apprécier.
Ange et amour ne vont pas ensemble. Après tout, l'amour est mortel quand éternité est la durée de vie d'un Ange. L'amour n'est qu'une chimère, un rêve que certains voudraient malgré tout voir se réaliser.
Sur ces mots, je vous souhaite la bienvenue auprès d'Eden.
Prochain chapitre : « Chapitre II - Le Temps débute avec la Vie »
¹ : Les Anges sont répartis selon une hiérarchie strictedécomposée en huit rangs, eux-mêmes répartis entre Anges supérieurs et Angesinférieurs. Les Archanges sont le sommet de la hiérarchie, les Anges gardienssont au bas de la hiérarchie. Les Messagers de Dieu sont l'une des quatrecastes d'Anges supérieurs.
² : Les Chevaliers du Purgatoire sont l'une des quatre castes d'Anges supérieurs.
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