Bonus III - Entre mes jambes, je suis un garçon

Il était une fois une princesse. Seulement, papa voulait un chevalier.

Papa, il criait beaucoup, alors je me bouchais les oreilles. J'avais déjà peur. Vous savez, cette sensation étrange dans l'estomac, comme un pincement, quelque chose qui dévore, qui ingère les entrailles, entrave les mouvements, abîme le corps. Je suis né avec, je crois. Maman disait toujours que ce n'était pas grave, « tout ira bien » elle répétait. Et elle chantait. Elle couvrait les cris. Elle posait les mains sur mes oreilles, parce que mes doigts ne suffisaient pas, elle chantait, elle chantait, elle chantait, sa voix m'entourait. Je pleurais. Je savais qu'elle aurait aimé pleurer, elle aussi. Mais maman, elle était forte, alors les larmes ne sortaient pas. Moi je n'étais pas fort, j'étais une sale fillette qui chiale. Maman, c'était une fille qui chiale pas.

« C'est pour ne pas salir mon maquillage », elle disait.

Elle se maquillait beaucoup, maman. Tous les jours, en fait. Le matin, elle s'enfermait dans la salle de bain et, avant ça, elle m'ordonnait de m'asseoir sur mon lit, de verrouiller la porte, d'attendre sagement qu'elle revienne. Beaucoup de temps s'écoulait, je restais immobile, Monsieur Pince dans les bras. Monsieur Pince, c'était mon doudou crabe, il portait une cape rouge, comme dans les livres. Maman m'avait affirmé que c'était le beau Prince Charmant qui me l'envoyait, en attendant de pouvoir venir lui-même et de m'emmener sur son cheval blanc. Alors j'attendais. Le prince, puis maman. On avait un code quand elle revenait. Un coup, deux coups, lentement, car papa tambourinait. Je devais écouter, m'assurer que c'était bien elle, et pas lui, et alors seulement je pouvais ouvrir, sortir, respirer. Respirer était compliqué. Maman était jolie quand je retrouvais le couloir. Sa peau était toute blanche, toute lisse, toute belle.

Tout le monde le disait, « que vous êtes belle, madame Walter », mais maman se contentait de sourire. Elle grimaçait à peine en entendant son nom. Mais je savais, moi, qu'elle le détestait. Walter, c'était papa, et papa elle ne l'aimait pas. Alors elle agissait comme d'habitude, elle maquillait ses émotions comme elle maquillait sa peau, beaucoup, beaucoup, beaucoup, et elle se maquillait encore plus après que papa ait crié. Elle ensevelissait la vérité très loin, elle me la dissimulait à moi aussi. Papa rentrait, elle m'embrassait et elle fermait la porte de ma chambre en me suppliant de me taire.

Le bruit, ça tuait.

Le pire, c'était quand je pleurais.

« Les hommes ne pleurent pas » disait papa. Il sentait mauvais, avait les dents jaunes et ses yeux ressemblaient aux miens. Deux amandes marrons derrière des lunettes. Ce devait être l'une des raisons pour laquelle je fermai tant les yeux... Pour oublier que papa et moi possédions les mêmes. Que je le veuille ou non, je partageais son sang. J'aurais aimé qu'on me propose une transfusion. J'aurais accepté sans hésiter d'échanger le rouge sous mes veines avec n'importe qui d'autre, pourvu que je perde celui de papa. Mon sang souffrait d'un « déficit de masculinité ». Je ne saurais pas expliquer ce que c'était, la masculinité. Papa le répétait. T'es pas un homme. Tu me fais honte, la chialeuse. Et d'autres phrases, encore et encore, qui noyaient les précédentes. Une chanson bien moins harmonieuse que celles de maman. Agressive, des notes jetées, crachées, démaquillées qu'il me faudrait apprendre à effacer, comme maman devant son miroir, avec sa poudre, son fond de teint, sa peau tachée devenue immaculée.

Papa me laissait comprendre que je représentais une erreur. Il me reprochait de garder un visage fin, de ne pas grandir, d'être incapable de retenir l'eau sous mes yeux. Il me grondait parce que j'étais moi, et que moi, ça ne suffisait pas.

Maman travaillait. Elle sortait le matin, revenait le soir et, quand elle rentrait, elle sentait la cigarette. Je la regardais qui s'éloignait depuis la fenêtre de ma chambre, au quatrième étage. J'avais interdiction de sortir. Ma chambre devenait ma prison. Quatre murs et quelques mètres carrés, au-delà d'une porte verrouillée. J'avais trois ans, pourtant ces journées qui s'écoulaient se gravèrent dans ma mémoire, et les années qui m'éloignèrent de ces heures sans fin ne purent effacer le souvenir de papa, dans le salon, le bruit de la télévision, les canettes de bière qui se vidaient, et lui qui tapait contre le bois. Je n'oubliai pas la panique au creux de mon ventre, recroquevillé, le nez plongé dans les poils de Monsieur Pince, les mains sur les oreilles, parce que j'aurais adoré devenir sourd pour ne plus entendre les hurlements et la Peur qui susurrait. Ma compagne, la seule amie que j'eus dans la chambre. Mes pensées se tournaient ailleurs, à la recherche du Prince que maman me promettait et dont mon crabe représentait l'émissaire.

Puis papa repartait, retrouvait son canapé, d'autres canettes, la télévision retentissait et je glanais quelques minutes de répit, au fond de ma chambre, le corps tremblant et le visage trempé.

Trois ans.

Je vivais déjà en priant pour que tout s'arrête.

Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la difficulté qu'il y a à attendre. Personne ne comprend vraiment. Moi, aujourd'hui, le souvenir est encore brûlant, les émotions, vives sous ma poitrine, l'effroi s'époumone dans mon cœur. Il est compliqué de savoir. J'aurais aimé ignorer. Parfois, l'ignorance est un cadeau. Pour Noël, c'est ce que j'aurais demandé. Oublier.

Dites, les médecins, vous ne voulez pas me greffer Alzheimer, des fois ? Parce que vous comprenez, les souvenirs, j'aimerais m'en débarrasser.

N'y a-t-il personne pour inventer de quoi arracher la mémoire ? Je serais prêt à payer. Je donnerais tout ce que j'ai. J'accepterais même de céder Monsieur Pince, le seul Prince Charmant que j'eus jamais.

Je ne demande pas grand-chose. Juste de ne plus savoir. Mieux ! Je demande de n'avoir jamais su. Qu'on revienne loin dans le passé, avant que maman ne pense à me créer, et qu'on la convainque d'abandonner. Qu'elle n'ait jamais d'enfant, car j'aurais préféré ne pas exister.

Papa aussi le préférerait de toute façon.

J'avais six ans quand je trouvai pour la première fois un espace où respirer.

Maman me déposa devant le haut portail de l'école, maquillée, le corps baigné dans des vêtements qui effaçaient les taches. Ma maman était colorée de bleu, de rouge, de jaune, de violet un peu partout. Les autres mamans étaient fades, la mienne s'efforçait de les imiter. Pourtant, je l'aimais bien moi, comme ça. Un peu multicolore.

Elle avait accepté que j'apporte Monsieur Pince avec moi, au fond de mon sac, « mais tu ne le sors pas, d'accord ? Tu es grand », avait-elle ajouté. Maman, elle ne justifiait rien en disant qu'il fallait être un homme. Juste que je devais être grand. Avec elle, j'avais le droit d'être une princesse. Je dormais en attendant le Prince. Je fermais les yeux pour ne plus voir ceux de papa, et un jour, il serait là, avec sa couronne, sa cape, son cheval, son effaceur de mémoire. Un baiser supprimerait tout et, de mon enfance, ne subsisterait que le souvenir de maman et ses couleurs.

À l'école, je compris rapidement que les autres n'avaient pas de papa qui sentait mauvais. Je sus aussi que les autres mamans étaient immaculées et qu'elles n'étaient pas comme la mienne, à cacher leurs couleurs. Alors je ne parlai pas de moi. Je gardai sous silence l'attente de la chambre, la Peur, les larmes. Tout fut verrouillé et abandonné dans un coffret.

La maîtresse me demanda de me présenter.

« Je m'appelle Victor... »

Et je ne pus rien ajouter, car parler de moi, je ne l'avais jamais fait.

« Et qu'est-ce que tu aimes, Victor ? »

Elle était gentille, la maîtresse. Elle parlait d'une voix douce qui caressait. Je pensai à Monsieur Pince dans le cartable et à ce qu'il répondrait.

« Maman. »

La maîtresse sourit et passa à quelqu'un d'autre. En me rasseyant, je sentis les battements affolés de mon cœur. Les autres paraissaient à l'aise, ils répondaient sans mal. Ils aimaient danser, chanter, dessiner, jouer au foot. Les garçons étaient des garçons pour de vrai. Ils riaient, parlaient fort, faisaient du sport, se bagarraient. Moi, pas. Je les admirais. J'avais beau chercher, je ne trouvais pas le garçon en moi. Le « mâle » ne s'exprimait pas, j'étais calme, j'apprenais à lire et à mon anniversaire, le treize octobre après la rentrée, maman m'offrit un livre. Je fis la connaissance d'un vrai Prince Charmant. Un homme, un vrai. Tout ce que je n'étais pas.

Le soir, maman me récupérait, sourire esquissé sur lèvres rouges, elle prenait mon sac, ma main, on marchait. Elle demandait que je raconte ma journée et elle hochait la tête à tout ce que je disais. Elle riait, commentait, acquiesçait.

« Dis maman, je pourrais inviter Milo à la maison ?

— Non. »

Pour la première fois, maman refusa. Je perçus le même frisson dans sa voix que j'entendais quand elle suppliait papa d'attendre que je ne sois plus là. Je ne dis rien, mais le lendemain, quand je retournai à l'école, Milo ne me parla pas. Mon appartement lui étant interdit, je n'avais pas d'intérêt. À sept ans, je perdis mon seul ami. Je ne le confiai pas à maman. Pas davantage que les mots qui fleurissaient sur ma table, maintenant que nous savions tous écrire. Mon havre de paix devint un nouvel espace de cauchemar. Je faisais comme maman, je maquillais. Je peignais sur mes lèvres le sourire qu'elle feignait, je redressais les épaules, portais le cartable, passais le pas de la porte. J'alternais entre les cris de papa et les moqueries de l'école.

Je cessai de nouveau de respirer. La Peur m'étreignait. Les larmes s'entrechoquaient derrière mes yeux sans jamais couler. Papa s'énervait quand je pleurais alors j'arrêtai.

« Eh, regardez, voilà Victor-la-fille ! » disaient les autres.

Papa avait raison, une fois de plus. Il avait toujours raison. J'étais une fille, incapable de répondre à ses attentes. J'étais une pauvre princesse et je me haïs, soudain, de fermer les yeux pour un Prince qui mettait trop de temps à me réveiller. Je ne voulais pas attendre cent ans. Il fallait me dépêtrer dès maintenant de mon cauchemar environnant.

Vous savez, faire semblant c'est à double tranchant. Maman m'avait si bien appris que je cessai de discerner la vérité du mensonge. Je m'entrainai dans le cercle de mes propres secrets et me persuadai que tout allait bien. Le maquillage devint la peau que je croyais réelle. Le Victor fantoche que j'animais était moi. Moi était le Victor fantoche. Les fils de la marionnette me guidaient, et déjà je m'y abandonnais.

La première fois que je fus coloré comme Maman, je ne compris pas ce qui m'arrivait.

Je rentrais de l'école à vélo. La maîtresse m'avait félicité, « tu as un très bon niveau de français pour un élève de CE2 », j'étais heureux. Depuis l'année précédente, maman ne me récupérait plus à la sortie des classes. Elle travaillait toujours davantage depuis que papa avait arrêté. Il était au chômage, elle disait, ce qui signifiait qu'il ne quittait plus l'appartement. Papa devint comme un esprit hantant le salon. Il se trainait du canapé au réfrigérateur, engloutissait canette après canette. Il sentait toujours plus mauvais, criait de plus en plus fort. Maman m'enfermait souvent dans ma chambre. Elle se maquillait plus, aussi. Les demi-heures dans la salle de bain se muèrent en heures entières à dessiner sur ses couleurs. « Ça coûte cher », elle se plaignait, alors elle travaillait encore, encore, encore, elle partait plus tôt, rentrait plus tard, je la voyais moins. Elle me manquait, mais je ne le disais pas. Papa n'apprécierait pas, il rétorquerait qu'il n'y avait qu'une gamine pour pleurnicher et appeler sa maman. Et depuis que j'avais vu le jour, je m'échinais à lui prouver que si, je le jure, entre mes jambes je suis forcément un garçon.

Je poussai la porte de l'appartement sans réfléchir.

Ce jour-là, je perdis définitivement l'innocence enfantine que maman préservait. La Peur s'érigea une place souveraine, elle décida de vivre à deux dans mon petit corps trop féminin. J'étais faible, je trébuchai, elle pesait lourd et marcher devint laborieux. Nous existions ensemble, impossibles à différencier. Moi-même, je cessai de me voir. Peur était moi, et moi était déjà marionnette.

Victor cessa de respirer.

Je ne perçus qu'un sifflement au creux de l'oreille, une douleur sourde au flanc. Je m'effondrai dans l'entrée avant d'avoir pu refermer la porte. Je distinguai un pied parmi les étoiles. Lorsque je me réveillai, maman était là. Son mascara avait coulé, laissant des trainées noires sur ses joues. Mes yeux à moi restèrent secs. Et, après ce jour, ils ne s'humidifièrent plus. Je devins un peu moins femme grâce à la tache bleue qui s'épanouit sur mon corps.

« Que s'est-il passé, Victor, dis-moi, je suis désolée, désolée, désolée. »

Elle secouait mes épaules. Je me dégageai. Un homme ne se laissait pas toucher par sa mère, il ne se plaignait pas, il était fort et endurait la peine.

« Ça va. La maîtresse a dit que je lisais très bien, aujourd'hui.

— Qu'a fait ton père ?

— Même qu'elle va me donner un livre si j'ai un A+ à la prochaine évaluation.

— Victor, je te parle.

— Je sais. Moi aussi, je te parle. »

Elle recula, et elle dût lire dans mes yeux qu'un truc s'était brisé.

Papa me sépara de ma mère. Il creusa un fossé entre elle et moi que je ne pus jamais combler. Elle cessa de me contempler comme s'il fallait me protéger, parce que j'avais déjà expérimenté l'explosion des couleurs. Moi, je cessai de me confier. Elle ne sut pas davantage que les moqueries à l'école que papa recommença. Je pris soin de ne plus m'évanouir quand je rentrais. Je me laissais faire. Il suffisait d'attendre que ça passe. On se déconnectait, le contrôle passait à la Peur et à la marionnette. Victor-fantoche s'allumait, Victor-le-vrai s'échappait. Il fuit d'ailleurs si bien qu'aujourd'hui encore, je ne suis pas sûr de savoir s'il est revenu. J'attendais immobile, sans résister, que jaillissent le bleu, le rouge, le jaune. Les larmes se tarissaient sans dégouliner. Les hommes se défendaient, et parce que je n'en étais pas un, je ne pouvais pas résister.

Quand il terminait enfin de peindre sur mon corps, papa repartait. Je m'obligeais à me redresser, à oublier les piqures lancinantes sur chaque espace de ma peau. Je gagnais ma chambre, verrouillais la porte, je n'attendais plus que ma mère me demande de le faire. À neuf ans, j'appris les gestes de premiers secours, dans l'espoir de parvenir à me sauver tout seul. Mais je n'étais pas un prince, ni le chevalier que papa désirait. J'étais une sale princesse aux yeux clos, trop effrayée pour tenter de soulever la paupière. Je refusais de risquer un coup d'œil à l'extérieur, parce qu'on ne savait jamais, le reste du monde aurait pu être moins pire que mon monde fait de noir.

Vous savez, moi, quand je naquis, je n'aperçus que du noir. Je grandis dans un univers où régnait l'obscurité, où le jour se fondait avec les interdits. Je ne vis qu'une nuit perpétuelle dans laquelle je sombrai. Ma mère disait qu'un jour je distinguerais autre chose, que le Prince Charmant me l'apprendrait. Il m'enseignerait le rose, le vert, le mauve, présenterait la lumière, l'espoir, la douceur. Le bonheur.

Le bonheur, je le cherche encore, aujourd'hui.

Je devais être au collège quand j'assumai enfin une part de mon « déficit », comme reprochait papa. Mes rêves d'un prince pour me sauver devinrent ceux d'un prince pour m'aimer. Voilà, c'était dit. Victor, en plus de n'être qu'une fille manquée, cherchait le regard des hommes. G-a-y, trois lettres qui, je le savais, me tueraient si papa les entendait. Comment attendre d'un individu qui ne tolère pas les larmes de son fils, qu'il écoute son coming-out ? Je dois dire qu'il me fait rire, ce terme. Sortir. Mais rappelez-vous, moi je suis né enfermé...

Il s'appelait Charlie.

Un beau sourire, des boucles sombres, une peau sans cicatrices. Quand je regardais mon corps dans le miroir, je comptais les traces, une, deux, trois, et les bleus qui ne s'effaçaient pas. J'avais appris à vivre avec la douleur permanente. Une respiration agitait mon torse, rappelait qu'un pied chaussé s'était écrasé là. Un mouvement trop vif réveillait les muscles tendus par la panique. Je subsistais à l'aide des attaques de panique régulières où frissons et chaleur se mêlaient. Le monde tournait, mon cœur s'emballait, des gouttes de sueurs s'amoncelaient dans ma nuque. Ça fonctionnait à la manière de piqures d'adrénaline. Une crise me sortait de la torpeur du Victor-fantoche.

Charlie ne savait rien. Je m'appliquais à lui parler sans qu'il soupçonne qu'à quatorze ans, j'étais déjà mort de l'intérieur. Il ne devait pas apprendre que j'avais assisté à mes propres funérailles dans une déflagration de couleurs.

« Eh, Vic', on m'a dit que tu aimais les mecs ! »

Charlie dit ça, une fois. Je tentai de sourire, mais mes lèvres ne répondirent pas. Le « c'est faux » se bloqua au bout de ma langue, je restai béat. La Peur tambourinait, il allait me rejeter, m'insulter, me frapper... Pire, il ne m'adresserait plus la parole !

« Comment tu as su ? il ajouta. Je veux dire, on m'a toujours parlé de filles, les garçons je ne connais pas vraiment. »

Savoir n'était pas le bon mot. J'avais grandi en désirant un homme — le Prince charmant, ses cheveux courts, sa peau blanche, sa cape rouge, sa mâchoire virile —, les femmes n'avaient jamais représenté une option. Ce devait être un symptôme de mon enfance ; l'angoisse de reproduire les erreurs de ma mère, d'agir comme papa, que ce soit inscrit dans mon génotype, à côté des globules rouges et des yeux en amande. Rares sont ceux qui veulent avoir une descendance, au collège. Moi, ce n'était pas que je ne l'envisageais pas, c'était juste que je ne pouvais pas risquer d'être... papa.

« Vic', tu m'écoutes ?

— Non. »

Non sonnait merveilleusement bien. Il s'agissait, à mes yeux, du plus beau mot de la langue française, puisque liberté, véritable plus beau mot, ne m'était pas autorisée. Imaginez ne serait-ce qu'un instant la puissance du non. La négation de l'autre en faveur de soi, parce que là, vous comprenez, le je l'emporte. Je supérieur à toi, parce que moi accepte d'être personnel. Puis je me souvins que Victor ne disait pas je. Il ne répondait pas non. Il obéissait en baissant la tête, petit garçon piégé dans son corps d'adolescent, serré contre la Peur qui élisait domicile entre les os.

Victor était impersonnel et je n'étais rien d'autre que la marionnette maintenue droite par des fils et une poigne de fer.

« Enfin, si. Pardon. »

Révolution avortée, le non disparut.

« Je voudrais bien tester, pour voir si j'aime les mecs, en vrai. Tu es gay, ça devrait pas de gêner, si ? »

Charlie et moi. Charlie et Peur, Victor-fantoche et les débordements de joie qui jaillirent de ma poitrine. Il insuffla une brusque vague d'oxygène, abreuva mes poumons rétractés du gaz indispensable qui ne me nourrissait pas suffisamment.

Je crus avoir trouvé mon Prince.

Je vécus plusieurs semaines juché sur un nuage. La pluie ne ruisselait plus, un rayon de soleil osait se montrer, je distinguais des couleurs par milliers. Ma mère ne s'en rendit pas compte, occupée par les emplois qu'elle multipliait afin d'arrondir les fins de mois. Elle attendait un enfant, il fallait se débrouiller pour économiser et lui assurer un semblant de vie, elle disait. Je n'osais pas lui dire qu'il ne vivrait pas, de toute façon, l'enfant. Avec papa, on se contentait d'attendre que tout passe. Avec Charlie, en revanche, je devenais acteur. Je trouvais un je à la place de celui que papa m'avait arraché. Je me personnifiais, j'existais, je vivais.

Victor se réveillait.

« Et sinon, Victor, qu'est-ce que t'aimes ? »

Charlie adorait poser des questions.

« Lire, la poésie, le piano. »

Je taisais le Prince Charmant.

« Tu fais du piano ?

— Non. Je compose, mais on n'en a pas, chez moi.

— Donc tu joues jamais ?

— Non. J'écris les notes. »

Puis il posait une nouvelle question à laquelle je répondais. Et tu fais du sport ? Et tu fais quoi, chez toi ? Et tu regardes la télé ? Les jeux vidéo ? Moi j'adore les fleurs, c'est pour ça que je pensais que je devais aimer les mecs, un peu.

Nous étions chez moi, ce jour-là. Un jour à l'image des autres, à la différence que papa n'était pas à l'appartement. Charlie était rentré avec moi. Mon cœur battait vite, j'invitais pour la première fois quelqu'un chez moi. Mon petit copain. Je me pensais inatteignable, tel le roi du monde, en sécurité sur ma bulle de bonheur colorée. Il m'intimidait un peu, Charlie, avec ses grandes mains, sa taille — je levais la tête pour l'admirer — et son visage d'homme. Il avait quinze ans, moi quatorze. Nous parlions, assis sur mon lit, quand il m'embrassa. D'un coup, je sentis un contact humide sur ma bouche. J'écarquillai les yeux, oubliai qu'ils ressemblaient à ceux de papa. Je ne pensais qu'à ce baiser qui devait mettre fin à la malédiction. Le Prince Charmant m'embrassait.

Quand je repense à ce jour, je ne peux m'empêcher de me répéter à quel point je fus stupide. La sorcière ne laisse jamais la princesse échapper à ses griffes.

Papa fit irruption dans ma chambre. Son effluve alcoolisé le précéda, puis sa voix, son pas lourd, et ce fut sa main autour de mon cou qui me tira de ma transe. Je ne me souviens pas bien de ce qui arriva à Charlie. Il partit aussitôt, sûrement effrayé par les cris de papa que mes oreilles n'entendaient plus. Et il y avait les doigts contre ma nuque...

Papa me projeta sur le parquet. Je tournai à temps la tête et évitai le pied d'une commode.

« Putain de merde ! T'avais besoin d'être une erreur de la nature en plus de tout le reste ? »

Il criait. Moi, je ne sentais que les coups répétés contre mon flanc. Le noir reprenait sa place, il obscurcissait les maigres couleurs qui avaient dansé avec le baiser. Je compris que le baiser de Charlie ne m'avait pas sauvé. Il m'avait condamné.

« Bordel, t'es dégueulasse ! »

Papa vida une bouteille de bière sur moi. Le liquide s'infiltra entre mes lèvres et j'eus un haut-le-cœur. Je crachai les gouttes amères. Elles atterrirent parmi la salive et le sang. Ma lèvre s'était fendue sous la pression de mes dents.

Je compris trop tard ce que papa me reprochait, cette fois. Je ne saurai pas comment j'en étais arrivé là. Je revois encore son regard fou, et la lueur au creux des pupilles qui m'indiqua qu'il n'était pas ivre. Il souleva mon tee-shirt. L'air lécha la peau de mon torse violet. Je fermai les yeux que Charlie avait ouverts. La Peur hurlait, sa sirène détraquait mes tympans, je ne percevais plus que cette alarme. Fuir, fuir, fuir, fuir, fuir. Mais Victor était faible, les faux hommes ne se battent pas, je ne bougeai pas.

« Crame tes sentiments de tapette avec ta peau. »

Des postillons maculèrent mon ventre. La voix basse apaisa les plaintes de la Peur. Ma poitrine se soulevait trop vite, j'avais froid, et la main de papa contre mon épiderme m'effrayait. Pourtant, la presque douceur de son timbre me poussa à lever les paupières. Je croisai ses amandes marrons. Je suppliai. Pardon, pardon, s'il te plaît. Papa, je t'en prie... Il secoua mon épaule, m'immobilisa. Je me débattis, une gifle me rappela mon impuissance. Puis je sentis la chaleur au-dessus de mon cœur. Je hurlai. Papa appuya longtemps le morceau de métal chauffé, avant de me lâcher. Odeur de chair consumée. Les secondes avaient paru éternité.

« Ton abomination est gravée. »

Et ma vie était achevée. Mais ça, je ne dis pas.

Papa voulait un chevalier, parce que la princesse ne lui suffisait pas. Et vous savez quoi ? Je crois qu'à moi non plus, elle ne suffisait pas. Parce qu'à quoi bon dormir pour cent ans, si un baiser ne vous délivrait pas ?

Et Victor ne vécut pas heureux et n'eut jamais d'enfant.


Victor, je l'ai répété, est mon personnage préféré, alors écrire du point de vue de son lui enfant qui confie, au fil des années, ce qu'il a subi, me tient à cœur.

J'espère avoir été capable de retranscrire l'innocence qui peu à peu s'échappe d'un enfant qui comprend qu'il n'a pas le droit de vivre. Et j'espère, aussi, que cela a pu éclairer encore un peu votre compréhension du personnage.

On est encore plus heureux, n'est-ce pas, en pensant que Liam a enfin accepté d'enfiler sa cape rouge ?

Merci de votre lecture. Je vous dis à une prochaine, si un souffle d'inspiration me fredonne une nouvelle idée pour un éventuel bonus...

Je glisse également que, dès le samedi 3 février, j'entame la publication de L'Hiver hurlait à l'oreille du monde... On repart donc sur une publication tous les samedis, pour rester sur de bonnes habitudes ! Je vous dis donc, pour les intéressé.e.s, à très vite !

Prochain chapitre : « Les Anges portent des couleurs qu'il faut inventer »

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