La ballerine


Tout le monde courait dans tous les sens dans les loges de l'Opéra Garnier, à Paris. Les esprits s'affolaient, s'exaltaient et les corps s'échauffaient et répétaient pour le grand gala de ce soir. Coralie était de celles qui s'asseyaient sur une chaise et ne bougeaient pas jusqu'à l'entrée en coulisses. Elle regardait une dernière fois les vidéos de sa chorégraphie sur son téléphone. Il lui restait encore vingt minutes avant d'entrer en scène.
Elle avait enfilé son tutu, avait fait son chignon et son maquillage. Il ne lui restait plus qu'à nouer ses pointes. Elle les chercha dans son sac mais ses chaussons n'étaient pas là.

-Mince, mince, mince ! J'étais pourtant sûre de les avoir mises là !

Elle chercha dans tous les coins, demanda à ses amies ayant la même pointure si elles n'avaient pas une paire en double, mais personne n'avait rien. Il ne lui restait qu'une seule option: la salle de stockage. Dans cette salle on trouvait de tout, que ce soit des épingles à chignon ou des costumes de spectacle. Il paraissait y en avoir de très vieux, datant du XIXe siècle ! Enfin, ce devait plutôt être une légende urbaine.

Coralie alla donc chercher des pointes là-bas. Elle fureta dans les rayonnages pour trouver les pointes parfaites. C'est alors qu'une boîte tomba du haut d'une étagère, comme poussée par un courant d'air. Coralie la ramassa et regarda à l'intérieur. S'y trouvaient de belles pointes satinées, idéales pour son spectacle. Elle ne pouvait déterminer si elles avaient déjà été portées. La boîte, elle, était ternie et poussiéreuse. L'écriture toute en torsades et fioritures qui ornait ce contenant indiquait: « Pointes Petipas ». Il y avait aussi une étiquette, jaunie par le temps, où était inscrite la date de fabrication: 1889.

« Waouh » se dit Coralie. « Je vais porter des pointes de 1889 ! »

Elle enfila donc celles-ci. Elle dansa un peu entre les rayonnages afin de vérifier que ces pointes étaient bien aptes à la faire tourner. Elles étaient parfaites, mieux encore que les pointes qu'elle utilisait d'habitude. Elle les garda donc aux pieds et se dirigea vers les coulisses.

La musique retentit dans ses oreilles et Coralie entra en scène. Elle était si aérienne, sur ses pointes ! Elle virevoltait gracieusement et ravissait les yeux du public. Elle n'avait jamais fait une aussi belle performance. À un moment, elle devait effectuer un grand jeté, saut qui consistait à faire un grand écart en l'air. Durant ce saut, Coralie s'autorisa alors à fermer les yeux et à apprécier le moment.

Seulement, quand elle les rouvrit, elle remarqua que tout avait changé autour d'elle. L'Opéra était illuminé par des lampes à gaz et des bougies et la scène n'avait plus son revêtement plastique antiglisse. Tout était en parquet. La musique qui retentissait dans ses oreilles ne provenait plus d'enceintes situées de part et d'autre de la salle mais d'un orchestre en contrebas. Les rideaux rouges plutôt simples avaient été remplacés par d'épaisses tentures de velours et il n'y avait plus de spots lumineux l'éclairant. Coralie sentit aussi que son costume était différent. Elle n'était plus dans un tutu aérien et court mais dans une robe soyeuse et vaporeuse avec de multiples jupons. Celle-ci lui arrivait jusqu'aux genoux.

Ne comprenant pas ce qui se passait, Coralie, perturbée, en oublia sa chorégraphie. Elle effectua quelques pas au hasard quand un danseur vint à son secours et la prit pour un porté. C'est alors que la musique s'arrêta et Coralie prit sa pose de fin. Elle regarda le danseur qui l'avait faite redescendre et remarqua que ce n'était pas celui avec qui elle était censée danser. Elle n'avait même jamais vu le visage de son partenaire. Une fois en coulisses, Coralie s'affala sur un fauteuil. Pourtant, il n'était pas là quand elle était entrée en scène ! C'était un fauteuil en bois agrémenté d'une multitude de coussins soyeux. Il semblait venir d'une autre époque...

Elle ferma les yeux et sentit bientôt un courant d'air frais. C'était une autre danseuse, qu'elle ne connaissait pas, qui agitait un journal en face d'elle, comme pour faire un éventail. Elle lui dit:

-Ta performance était grandiose, Coralie ! Tu as ébloui les spectateurs ! J'en ai même vu un faire tomber ses lorgnettes !

-Hein ? Ses quoi ?

-Ses lorgnettes, Coralie ! Enfin, tu sais ce que c'est, tu en collectionnes plusieurs pairs ! Tu es sûre que tu vas bien ?

Elle ne comprenait rien à ses paroles. Sa tête tournait. Que se passait-il ? Tout était si différent. La disposition de la scène, les coulisses... Tout semblait si ancien ! Elle attrapa alors le journal de la danseuse, le déplia et lut la date: 2 juin 1889.

La panique envahit Coralie. Elle se rua hors des coulisses et ce qu'elle vit la stupéfia. Les couloirs ne ressemblaient en rien à ceux qu'elle connaissait. Si elle avait réellement voyagé dans le temps... Mais non, c'était impossible ! Et comment cela aurait-il pu se passer ? Pourtant, elle ne pouvait expliquer autrement cet étrange évènement. Elle repensa alors à la date: 1889. Comme l'année de fabrication de ses pointes ! Elle les retira alors en toute hâte, pour découvrir ses pieds ensanglantés et... une escalope ! Elle se souvint alors de la légende qui la faisait tant rire lorsqu'elle était enfant. On disait qu'avant, pour éviter d'avoir les pieds trop meurtris, les danseuses mettaient des escalopes dans leurs chaussons.

Prise d'une nausée, Coralie s'appuya contre le mur. C'est alors que son partenaire sur scène se précipita vers elle.

-Tu n'as rien, Coralie ? Que se passe-t-il mon amour ?

Quoi ?? La confusion saisit Coralie jusque dans ses tripes. Elle avait un...amoureux ? En 1889 ? Elle le repoussa vivement et se mit à courir, sa pointe retirée dans la main. Elle poussa des portes, encore des portes, jusqu'à se retrouver dehors. Et le spectacle qu'elle vit la terrifia.

Des calèches traversaient les rues pavées, de belles femmes aux toilettes rutilantes, typiques de la fin du XIXe siècle, tenaient le coude d'hommes en costume et chapeau haut de forme. Des chevaux hennissaient et des gamins des rues se précipitaient parmi les passants pour proposer leurs services de cirage de chaussures.

Soudain deux mains empoignèrent ses épaules. C'était le danseur supposé être... avec elle. Elle regarda sa main et découvrit avec stupeur un anneau. Elle le tourna autour de son doigt.

-Qu'as-tu donc Coralie ?

-C'est que... Je ne suis pas sûre d'être là où je devrais être.

Son partenaire s'esclaffa.

-Comment ça ? Tu es parfaitement à ta place ici ! Tu es une merveilleuse danseuse et c'est un réel plaisir de danser avec toi, ajouta-t-il avec un sourire.

Ceci donna une fois de plus la nausée à Coralie. Elle se laissa tomber sur les marches de l'entrée de l'Opéra Garnier, saisie d'un vertige. Sa vision se brouilla et... trou noir.

Coralie ouvrit les yeux. Elle tourna la tête vers sa gauche et vit qu'elle était dans sa chambre, à l'école de danse située non loin de l'opéra. À côté d'elle, sur une chaise, son amie Violette lui tenait la main, l'air soucieux. Quand elle remarqua que la convalescente avait ouvert les yeux, elle poussa un cri pour appeler la surveillante du dortoir.

-Elle est réveillée ! Coralie est réveillée !

-Quoi ? Que se passe-t-il ?

La voix de Coralie était rauque et elle ressentit une douleur intense au niveau de la tête.

-Oh, attention à ta tête... Coralie, hier tu t'es blessée sur scène. Après ton grand jeté tu as glissé car le revêtement antiglisse n'était pas assez tendu et formait une bosse. Alors tu t'es écroulée et tu t'es sérieusement cogné la tête...

C'est alors que la surveillante du dortoir accourut, ne laissant pas le temps à Coralie de trouver quoi répondre. Une mauvaise chute... Se pourrait-il qu'elle ait imaginé tout ce qu'il s'était passé hier ?

Soudain, elle le vit. Dans le journal emporté par la surveillante, elle vit la photo de celui qui avait été son partenaire lors de sa « virée » en 1889. À côté de lui, une belle danseuse brune ayant un air de ressemblance avec elle.
L'article était titré ainsi: « Coralie et Henri Jougon, les époux maudits de l'Opéra de Paris ».
La seule phrase qu'elle pût lire avant que la surveillante pose le journal sur une commode était celle-ci: « Tués tous deux lors d'un attentat durant l'un de leurs spectacles le 4 juin 1889, alors que Coralie était enceinte, on murmure que leurs fantômes hantent depuis ce jour l'Opéra Garnier. »

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