Je me souviens
Je me souviens. Pas de tout, mais de la guerre. Je me rappelle chaque détail, chaque instant, chaque mort. Lorsque je laisse dériver mes pensées - et ça m'arrive souvent, il faut bien occuper ses journées d'éternité - je finis toujours par me replonger dans ces moments. Peut-être parce qu'aussi loin que puisse remonter ma mémoire, j'ai tout oublié de l'Avant, celui avec un grand A, Avant l'ère des hommes. Oublier. Quelle ironie.
Je me souviens. Je ne sais pas, je ne sais plus comment tout a commencé. Je crois que personne n'a jamais su, à vrai dire. Mais un jour le monde a basculé, l'histoire a pris un tournant et les dieux se sont entredéchirés, et les humains avec. Le chaos a éclaté comme un feu d'artifice.
Je me souviens de mes champions, mes Immortels, mes serviteurs. Ces humains bénis qui se battaient pour moi et qui en sont morts. Ceux que je nommais pour m'amuser, que je regarder sombrer dans la folie puis dont je me débarrassait une fois lassé. Ceux dont je cultivais patiemment le potentiel destructeur et qui m'ont si bien servi dans cette guerre d'apocalypse - ceux-là m'ont haï, mais comment leur en vouloir ? je leur ai tout pris. Et ceux que j'aimais.
Je me souviens. Ils étaient si peu nombreux, moins d'une dizaine. Ils me vénéraient. Je leur avais tout promis. Ils voulaient changer le monde et je leur en avais donné le pouvoir, et ils m'arrachaient pour un temps à ma solitude. Je les ai aimés, j'ai vengé dix fois leurs morts, j'ai détruit mille de leurs ennemis. Je ne les ai pas pleurés. Ils voulaient rebâtir le monde, je leur ai bâti un tombeau. Depuis la fin de la guerre, je n'y suis jamais retournée.
Je me souviens. Une cité en ruines, les corps encore fumants, le crépuscule, les pierres brisées, les flammes crépitantes. Ils sont trois, agenouillés, fidèles jusqu'au bout. Je vois la fierté dans leurs yeux, l'espoir. Je me matérialise, à contre-jour, mon visage invisible sous ma capuche. Le soleil à travers mes ailes fait danser des taches de couleurs sur leurs visages, ils sourient. Je promène mon regard aux alentours. Chaos, catastrophe, destruction, et mon pouvoir s'en nourrit. Une offrande à leur divinité. D'un geste je leur intime de se relever.
Je me souviens. Tous, ils sont tombés. Sous les coups des Enfants du Cerf, comme ils se nommaient eux-mêmes. Nous avons rendu coup pour coup, je les ai pourchassés, exterminés, j'ai vengé chacun de mes Immortels. J'ai affronté leur dieu, je crois que ce n'était pas la première fois. J'ai détruit des Immortels qui auraient pu, dû être miens, qu'il m'a arraché. Il a fait tuer certains de mes champions que je lui avais arrachés en retour. Mais jamais il ne s'est sali les mains. Et il n'était pas seul.
Je me souviens de la déesse qu'il avait pris sous son aile, l'incarnation de la mort. Il l'a formée, soutenue, montée contre moi. Puissante, si puissante. Douce, si douce. Et si têtue. Elle me haïssait. Elle avait peur de moi, c'est pourquoi elle ne m'a jamais affrontée. Comme lui, elle a préféré déléguer la tâche.
Je me souviens de sa Faucheuse, son Immortelle. Insaisissable, inattendue. Une ombre ailée, mortelle, destructrice. Je l'ai traquée sans succès. Mes champions l'ont traquée et c'est elle qui les a trouvés. Je lui dois tant de morts. Mais au final, même si ça n'a pas été de ma main, je l'ai vue mourir. Et les larmes de sa déesse n'avaient pas de prix.
Je me souviens du Tribunal. Comment l'oublier ? Nous étions autrefois des centaines, nous, les divinités combattantes. Combien ont vu la fin de cette ère ? J'envie parfois ceux qui ont été détruits, ils sont partis avec la certitude que le monde leur appartenait toujours.
Je me souviens. Nous étions si épuisés, si affaiblis. Ils étaient vingt-et-un, les sept plus puissants de chaque classe, parmi ceux qui avaient refusé de rejoindre le conflit. Quelle blague. N'importe lequel d'entre nous, le plus faible survivant de la guerre même, les aurait écrasés. Mais nous avions perdu et ceux qui avaient été trop lâches pour se battre nous infligeraient notre châtiment.
Je me souviens du procès, dans cette bulle spatiale dorée. Je me souviens de Lejabas, la protectrice du lieu, nommée pour l'occasion messagère et porte-parole du Tribunal. Je me souviens des sentences. Chaque divinité comparaissait avec ses Immortels. Pour eux, la sentence était toujours la même. Ceux qui se débattaient étaient réduits au silence, ceux qui tentaient de négocier tués sur-le-champ, ceux qui invoquaient la responsabilité de leur divinité étaient effacés, tout simplement. Les jurés n'apprécient pas ceux qui se dérobent.
Je me souviens de la Faucheuse. Elle est restée calme et fière, a plaidé coupable. Sa déesse, elle, a voulu négocier, criant qu'elle l'avait obligée, envoûtée, tout pour la faire acquitter. Ce jour-là, j'ai vu la Mort implorer. Et la Faucheuse fut fauchée.
Mon tour est venu ensuite, je m'en souviens. Je me souviens avoir regardé derrière moi, et il était là, les yeux baissés, ces yeux que j'avais vu rayonner comme des soleils.
Je me souviens des liens de lumière qui m'ont maintenu agenouillé, de la voix de Lejabas qui annonçait sans la moindre émotion mes crimes de guerre, de l'appréhension avant le verdict. Je ne craignais pas l'effacement, je n'avais rien commis d'assez abominable pour les contraindre à m'annihiler. Alors quelle serait ma peine ? Amnésiée ? Humanisée ? J'avais peur, j'avais le ventre noué. Et s'ils décidaient de m'endormir, de me retirer une partie de ma conscience ? De me laisser tout juste survivre ? Qui une divinité est-elle censée prier ? Si j'avais su, j'aurais prié pour rester moi-même. Pour ne pas changer.
Je me souviens de la demi-seconde de soulagement en entendant la décision. "Ce sera le sceau." L'emprisonnement, la disparition presque totale de mes pouvoirs et de ma liberté. Mais cela valait toujours mieux que... "Et l'amnésie." Ç'aurait été trop facile. J'ai voulu me redresser pour hurler, ils ne m'en ont pas laissé le temps. Lejabas a tendu la main et j'ai tout perdu.
Je me souviens avoir repris conscience dans une cathédrale à demi démolie, cette même cathédrale où j'ai passé mes quatre derniers millénaires. Les pierres grises et les vitraux or. La nef où résonne ma voix lorsque la solitude m'enserre soudain. Tss. Je vaux mieux que ça. Non. Je valais mieux que ça. Maintenant... je ne sais plus.
Parfois je me perds dans mes rêves, mes idées, mes quelques souvenirs. J'imagine comment tout aurait pu tourner autrement. Je m'imagine être quelqu'un d'autre. Un humain, souvent. M'imaginer marionnette pour m'assurer ne pas en être une. C'est si réaliste, je m'y plonge si profondément que lorsque je reviens à la réalité, je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus où je suis. Tout s'est effacé.
Dans ces moments-là, j'ai l'impression d'être humain. La gorge serrée, la respiration difficile, le rythme cardiaque qui part en vrille. Pardon ? Je n'ai pas de cœur, ni de poumons. Les larmes qui montent et ne couleront jamais, faute d'yeux pour les verser. Alors je me recroqueville, le front contre les genoux, et, flottant dans la lumière dorée, je reconstruis brique par brique mon identité.
Ma mémoire s'effiloche toujours, chaque instant est une lutte pour conserver une précieuse seconde de l'existence d'Avant. Flou, brumeux. Je voudrais oublier que j'oublie. Je me demande. Les humains se souviennent-ils des dieux ? Les nouveaux Immortels, oui. Un jour ou l'autre, ils partent tous à la recherche de leur origine.
Je n'ai plus nommé un seul champion depuis ma chute. J'ai perçu des candidats potentiels, mais je n'ai plus envie de jouer. Je cherchais quelqu'un qui me rappellerait ma gloire d'antan, un allié à ma mesure, un de ces hommes qui rêvaient, rêvaient du jour ou le monde tournerait enfin rond. Je l'ai trouvé. Je l'ai perdu. Il m'a glissé entre les doigts.
Et je me suis souvenue. Pourquoi avais-je choisi de rester seule ? Bien sûr. Parce qu'il me l'aurait arraché. Encore une fois. Il avait fait le même choix que moi, je crois, ne plus nommer personne. Si il a d'un coup changé d'avis, c'était uniquement pour me barrer la route.
Je me souviens toujours de toi, tu sais. Je me suis assuré de ne jamais t'oublier. De ne jamais oublier notre discorde. D'où vient-elle ? Comment en sommes-nous venus à nous haïr ainsi ? J'ai oublié. Tu dois t'en souvenir, tu n'oublies jamais rien. Est-ce que cette cause te semble juste ? Est-ce que, dans cette guerre personnelle, tu as le beau rôle ? Ai-je été un tel monstre pour que tu consacres plus de huit millénaires à me détruire ?
Dans un de mes instants de folie, ceux durant lesquels la solitude, l'amnésie et la captivité me deviennent insupportables, j'ai gravé ton nom sur les murs de la cathédrale. En grande raies blanches, en lettres anguleuses, la pierre griffée par mes ongles épelle ton nom. Jaherys. J'ai eu mal, je crois. Rarement je ne m'étais sentie aussi humaine. Jamais je n'avais autant voulu être humaine. Les humains sont si insignifiants... Si j'avais été l'un d'eux, m'aurais-tu enfin laissé en paix ?
Je ne veux plus jouer, Jaherys. J'aimerais juste... fermer les yeux. Tout abandonner, peut-être.
Je me souviens, enfin j'essaie. Lorsque je tente de remonter aux origines. Aux plus anciens instants de ma mémoire. J'y trouve une chanson. D'où vient-elle ? Qui l'a composée ? Comment l'ai-je apprise ? Je ne sais plus. Au fin fond de mes souvenirs, il y a une chanson.
Turn your face towards the sun...
~*~
Ce texte, je l'ai écrit par petites touches, un paragraphe à chaque fois que j'avais un moment de libre. J'ai adoré l'écrire. (À la base je bossais sur une version du point de vue de Jaherys, mais vu qu'on s'était engueulés, j'avais plus aucune envie de la continuer... mais je vais la reprendre)
C'est la première fois que je me plonge autant dans les pensées profondes d'un personnage...
(Je sais pas si vous avez remarqué, si je switch entre le masculin et le féminin c'est normal, c'est parce que l'écriture inclusive c'est super pas fluide et que là j'avais besoin de fluidité. Sorry. Mais de toutes façons ça lea dérange pas, tant que je me plante pas sur les pronoms.)
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