Écrit dans les Étoiles
L'on est bien faible quand on est amoureux.
Ce faisant, le comte de Chabannes ne put qu'obéir à la lettre que lui fit parvenir le duc de Guise. Il hésita bien des minutes, se demandant s'il n'était pas mieux d'ignorer les prières de l'amant de Madame de Montpensier, au risque de retrouver son cœur plus meurtri qu'il ne l'était déjà. Car pour quelles raisons le duc désirerait-il autant le rencontrer, si ce n'était pour lui demander une faveur à l'égard de la princesse ?
Finalement, le cœur du vieux comte l'emporta et il se rendit au lieu convenu. Néanmoins, dès qu'il aperçut au loin le duc de Guise et ses mains vides de lettres à remettre à son amie, il ne put empêcher la surprise de traverser son corps. Le duc n'était pas venu dans le but de lui remettre un message pour la princesse son amante ; or, le comte ne pouvait laisser son esprit élever ses espoirs en l'écoutant conter les soi-disant sentiments qu'il aurait réalisé ressentir à son égard. Son corps se faisait peut-être âgé et ridé, mais sa raison était encore en pleine santé et il savait pertinemment que le Balafré ne pouvait aimer autre personne que Madame de Montpensier, qu'il convoitait avec passion depuis bien longtemps, alors qu'elle se faisait encore appeler Mademoiselle de Mézières.
Ainsi, quand le comte de Chabannes fit enfin face au duc de Guise, ce dernier s'exclama :
« Oh, cher comte ! Quelle joie de vous revoir ! »
Le comte resta silencieux. Le duc ne semblait apercevoir ses yeux écarquillés sous la surprise et ses jours écarlates d'embarras, alors qu'il commençait à croire en les espoirs qu'il s'était pourtant efforcé de repousser. Son regard de braise traversait son corps comme s'il ne s'agissait que d'une surface transparente ; le comte de Chabannes se rendit alors à l'évidence : si la matière charnelle de cet homme était bien devant lui, son cœur battait quant à lui à quelque lieue de là, dans les étages du château de Champigny, aux côtés de la princesse de Montpensier – et non auprès de lui.
« Comprenez-vous, reprit le duc de Guise, moi si proche de Champigny, je mourrais infailliblement si vous ne me faisiez obtenir de la princesse la permission de la voir. »
Le vent souffla alors, plus froid, plus glacial encore que le cœur du comte alors qu'il répondait tout aussi froidement :
« Je dirai à la princesse tout ce que vous souhaitez que je lui dise, duc, puis viendrai vous en rendre réponse en ce même lieu. »
Les nuages dansèrent dans le ciel, gris et ténébreux ; même le sourire éclatant du jeune homme ne parvint à percer cette étendue, signe de mauvaise augure.
Le comte de Chabannes s'en retourna à Champigny, combattu par ses propres sentiments. Un brouillard surplombait son esprit, le rendant incapable de réagir rationnellement. L'envie de garder cette rencontre inconnue à la princesse de Montpensier le tiraillait, mais la fidélité qu'il avait promise au duc dès l'instant où il avait posé les yeux sur lui pour la première fois, tant d'années plus tôt, le ramenait sur Terre. Jamais auparavant ne s'était-il connu une telle violence, si bien qu'il n'arriva auprès de la princesse que plus troublé et indécis qu'il ne l'était quand il quitta le Balafré. Or, quand on lui apprit que le prince de Montpensier était à la chasse, il n'hésita qu'une seconde avant d'aller droit aux appartements de la princesse qui l'accueillit aussitôt. Le comte la savait inquiète ; ses yeux clairs brillaient d'une étrange lueur et sa douce voix pressa ses femmes de se retirer. Rapidement, il ne resta qu'eux dans la vacuité de la chambre.
« Je vous sens troublé, mon comte. »
Si quelque violence habitait le corps du comte de Chabannes quand il était arrivé à Champigny, celle-ci se volatilisa aux mots de la princesse. Cette femme mérite de connaître le bonheur, se dit-il. Et si seul le duc de Guise en a le pouvoir, ainsi soit-il. Son seul espoir dorénavant était que sa place auprès de la princesse, cette amitié qui les unissait, ne subirait pas la jalousie du duc ; que la princesse le garderait près d'elle, le gardant dès lors auprès de son amant, objet de ses propres désirs et passions.
« Henri de Guise est à une lieue de Champigny, Madame, annonça le comte d'une voix rendue monotone par sa mâchoire crispée. Il souhaite passionnément vous voir. »
La princesse fit un grand cri à cette nouvelle, et le comte se surprit à penser que tout serait bien plus facile si seulement l'amour de Madame de Montpensier appartenait à son mari le prince. Les joues poudreuses de la jeune femme prirent une teinte rosie à l'idée de voir un homme qu'elle aimait et qui l'aimait si tendrement. Or, son sourire s'estompa peu à peu, laissant place à une mine inquiète et tourmentée par l'hésitation.
« Accepter de rencontrer le duc serait contraire à ma vertu... remarqua-t-elle, davantage pour elle-même. Voir mon amant en le faisant entrer chez moi, la nuit, et à l'insu de mon mari... »
Le comte, en bon ami, jugea préférable de ne rien dire. La princesse pourrait entendre dans sa voix le soulagement qui avait alors remplacé le sang de ses veines – ce qu'il ne pouvait risquer. Une force supérieure semblait avoir arrêté les secondes pour le torturer, alors que l'attente de la réponse de la princesse lui donnait l'impression qu'elle devait décider de sa vie ou de sa mort. Celle-ci, néanmoins, ne semblait encline à parler, encore moins à prendre une telle décision, si bien que le comte prit finalement la parole ; il lui représenta, malgré les cris assourdissants de sa raison, tous les périls auxquels elle s'exposerait par cette entrevue. Son cœur avait pris possession de son être et manipulait ses lèvres, les faisant prononcer ces quelques phrases envenimées de jalousie. C'est avec nous, insinuaient-elles, que le duc de Guise devrait passer la nuit. Et voulant faire croire à la princesse qu'il ne lui tenait pas ce discours pour leur intérêt, elles poursuivirent :
« Si après tout ce que je viens de vous représenter, Madame, votre passion est la plus forte, et que vous désiriez voir le duc de Guise, que ma considération ne vous en empêche point, si celle de votre intérêt ne le fait pas. Je ne veux point priver de sa satisfaction une personne que j'adore ou être cause qu'elle cherche des personnes moins fidèles que moi pour se la procurer.
« Oui, Madame, si vous voulez, je vais quérir le duc de Guise dès ce soir, car il est trop périlleux de le laisser plus longtemps où il est, et je l'amènerai dans votre appartement. »
Le comte redevint silencieux. Son cœur battait rapidement et violemment contre sa cage thoracique, acclamant les prouesses qu'il venait d'accomplir. Son sang pulsait douloureusement dans ses veines, huant l'égoïsme dont il venait de faire preuve. Ses yeux se faisaient transpercer par des milliers d'épingles à la vue du visage de la princesse, au paroxysme de son inquiétude. Jamais il ne se le pardonnerait si la princesse de Montpensier passait l'entièreté de sa vie plongée dans la tristesse aux côtés du prince son mari, du prince qu'elle n'aimerait jamais. Le comte tenta de se rassurer, de se convaincre qu'il s'agirait d'un mal pour un bien ; que trahir son ami le prince de Montpensier lui aurait causé une plus grande douleur encore. Il ne pouvait s'agir que d'une bonne chose d'empêcher cette jeune femme de rencontrer son amant.
Néanmoins, la princesse s'exprima d'une toute autre manière :
« Mais... par où ? et comment ?
— Ha ! Madame, s'écria le comte qui ne put reconnaître sa voix tant elle était torturée. C'en est fait, puisque vous ne délibérez plus que sur les moyens. »
La princesse de Montpensier recula d'un pas, comme si le poids de ses paroles venait tout juste de la frapper. Ainsi, sa décision était prise ; le comte de Chabannes se devait d'y rendre hommage.
« Il viendra, Madame, ce bienheureux, garantit-il gravement. Je l'amènerai par le parc. Donnez ordre seulement à celle de vos femmes à qui vous vous fiez qu'elle baisse le petit pont-levis qui donne de votre antichambre dans le parterre, précisément à minuit, et ne vous inquiétez pas du reste. »
En achevant ces paroles, il se leva et, sans attendre d'autre consentement de la princesse de Montpensier, quitta ses appartement et remonta à cheval.
Le trajet parut bien long au comte de Chabannes. Son visage semblait avoir été pétrifié par la gorgone alors que son esprit rejouait inlassablement les récents événements. Il avait été possédé par ses passions et, maintenant, il mettait en danger non seulement son amitié avec le prince de Montpensier, mais également le mariage de ce dernier avec la princesse et même, plus important encore, la vie du duc de Guise.
Quand son cheval ralentit son trot en un pas, le comte semblait toujours enfermé dans une étrange transe. Le duc de Guise, trop focalisé sur son impatience extrême, ne prêta attention à son mal-être, ce qui ne fit que l'amplifier davantage.
« Quelle est sa réponse ? » s'écria-t-il avant même que le vieil homme fût descendu de sa monture.
Le comte de Chabannes s'approcha lentement du duc de Guise. Il fut tenté de lui dire que la princesse de Montpensier, trop anxieuse des risques qui seraient encourus, n'avait pu que refuser, bien que la simple idée de revoir l'homme à qui elle avait donné son cœur la rendait toute chose ; ou encore que l'amourette qu'ils menaient dans le dos du prince son mari lui était finalement apparue comme folie pure et qu'elle souhaitait de fait y mettre un terme. Seulement, il ne pourrait supporter de trahir son amie, et de voir son amant aussi attristé par la nouvelle.
Alors, le cœur las, le comte de Chabannes répondit :
« Madame de Montpensier vous recevra cette nuit. »
L'euphorie du duc de Guise ne faiblit pas malgré les mètres qui s'écoulaient sous les sabots de leurs chevaux. Au contraire, elle ne faisait que grandir à mesure que Champigny, le château et la princesse approchaient. À son côté, le comte de Chabannes ruminait. Ses sentiments pour le duc l'empêchaient d'apprécier dans son entièreté la lumière qu'il dégageait en cet instant. Pourtant, son regard, comme attaché par une ficelle au visage du jeune homme, ne cessait de l'admirer. Le brun de ses yeux, semblable à celui de sa chevelure flottant au gré du vent, étincelait de mille feux bien que le soleil se faisait discret, peu enclin à s'immiscer dans un tel moment. La rage contre la princesse de Montpensier, le désespoir de ne pas être à sa place combattaient avec ardeur la douceur qu'était le spectacle du duc de Guise abandonnant son âme à la joie.
Quand enfin ils arrivèrent au parc de Champigny, le Balafré était encore immergé dans son extase. Bien que ses cordes vocales devaient être fatiguées après une longue lieue passée à monologuer incessamment, elles ne semblaient prêtes à arrêter de vibrer. Néanmoins, un geste du comte lui fit comprendre que le silence était nécessaire s'il désirait rencontrer son amante sans se faire repérer. Alors, ils descendirent de leurs chevaux, et passèrent par des brèches qui étaient aux murailles pour venir dans le parterre.
Leurs lourds pas dans l'herbe humide étaient les seuls sons perceptibles aux alentours. Pourtant, le comte de Chabannes craignait que le duc de Guise, qui marchait prudemment à ses côtés, pût entendre le vacarme que produisaient ses pensées. Sans qu'il n'eût la force de l'en empêcher, s'était élevée dans son esprit une petite lueur d'espoir que la princesse de Montpensier eût changé d'avis. Mais le pont était bel et bien descendu, et toute lumière qui lui permettait alors d'accompagner le Balafré se fondit en une obscurité plus profonde que celle de la nuit noire.
Ainsi, quand la porte s'ouvrit sur une princesse rayonnante et que le duc de Guise n'en devint que plus rayonnant encore, le comte se détourna. Il n'était pas censé être ici, il n'était pas censé assister à cet amour qui les enflammait. Les mots de Madame de Montpensier et les supplications de son cœur jaloux n'y purent rien faire. Cependant, quand il tourna les talons, une main aux doigts rugueux s'accrocha à son avant-bras, envoyant le long de son corps un courant statique qui sembla le brûler de l'intérieur. Une chaleur se répandit en lui, plus assommante à mesure que les yeux du comte de Chabannes escaladaient la silhouette de celui qui l'avait retenu. Malgré la balafre qui lui traversait la joue, le duc de Guise paraissait aussi innocent qu'un nouveau-né. Le sourire qui lui étirait les lèvres rapetissait ses yeux et lui donnait l'air gai d'un enfant.
« Comte de Chabannes, je vous remercie. Grâce à vous, je suis l'homme le plus heureux que ce pays ait jamais connu. »
La pénombre de l'antichambre garda le duc de percevoir le rouge qui montait rapidement aux joues du comte de Chabannes. Après un dernier sourire, le garçon disparut derrière la porte.
Le comte demeura longtemps immobile, plongé dans la pénombre du petit passage où il s'était réfugié. Il pouvait se sentir sombrer tout entier dans le torrent infernal des plus tristes pensées qui eussent jamais occupé l'esprit d'un amant. Les quelques centimètres carré de sa peau qu'avait touchés le duc de Guise palpitaient aussi douloureusement que l'affirmation incessante que jamais son amour ne serait partagé. Un sifflement lui perçait les oreilles, régulièrement brisé par les pulsations de son cœur battant à tout rompre. Les frappements contre son torse furent néanmoins bien vite remplacés par ceux contre le battant de la porte de la chambre de la princesse.
Le prince de Montpensier. Ce ne pouvait être que lui.
La porte des appartements de Madame de Montpensier s'ouvrit à la volée, laissant apparaître la jeune femme. Son visage pourtant si sublime était ravagé par l'effroi alors qu'elle regardait le comte de Chabannes d'un air désemparé.
« Monsieur, il vous faut entrer, le supplia-t-elle. Si Monsieur mon mari me voyait en la seule présence du duc, je n'ose imaginer la rage qui le possèderait. »
Le vieillard resta cependant immobile. Son corps refusait catégoriquement de se mouvoir, comme si son esprit se trouvait trop tourmenté pour daigner l'en ordonner. S'il acceptait de se joindre aux deux amants, le prince n'en serait que plus horrifié... Cependant, s'il tombait sur Henri de Guise, seul le ciel savait ce qu'il lui ferait, à lui comme à la princesse... Mais s'il le voyait, lui, son ami depuis si longtemps, dans les appartements de sa conjointe...
« Comte ! insista-t-elle. Je vous en prie.
— Pardonnez-moi, madame, mais je ne peux accepter. »
Sa voix s'était vêtue d'un timbre si calme et si neutre qu'un frisson le parcourut. Quel égoïsme de sa part. La princesse semblait prête à s'évanouir d'angoisse, et le duc de Guise n'était qu'à quelques pas d'une confrontation fatale ; et lui...
« Monsieur, il le faut. Vous êtes le seul en position de...
— Je ne le peux ! »
À cette interruption du comte, les coups se répétèrent, plus forts, plus violents que jamais.
« Madame, je vous somme de m'ouvrir ! » s'écria la voix du prince de Montpensier.
Le corps de la princesse fit un bond et, dans l'encadrement de la porte, le comte vit celui du duc son amant faire volte face, en alerte. Ses yeux l'observèrent un moment, délimitant sa forme large et robuste plantée sur deux pieds ancrés dans le sol, mesurant le rythme saccadé auquel se soulevait son torse, appréciant ses poings qui se serraient et blanchissaient ses doigts. Si le prince de Montpensier entrait à cet instant et voyait le duc de Guise dans une telle posture, le comte de Chabannes n'avait aucun doute sur ce qui en résulterait : il y aurait un homme mort étalé à terre. Or, il ne pouvait se permettre d'avoir un autre décès sur la conscience, il ne pouvait se permettre de laisser le duc ainsi se faire assassiner sous ses yeux. Il n'était pas certain de survivre plus d'une journée tout en ayant conscience que sa seule source de passion s'en était allée pour l'éternité.
Les jambes raides du comte se mirent soudain en mouvement et le firent pénétrer la chambre de Madame de Montpensier. Il ne saurait dire s'il faisait alors preuve d'une générosité sans exemple, d'une bravoure remarquable ou d'une stupidité incommensurable ; en tout cas, le comte avait bien l'intention de s'exposer pour sauver le Balafré d'une mort assurée. Pendant que le prince de Montpensier donnait mille coups à la porte, il vint au duc de Guise. Seuls de ridicules mètres les séparaient, si bien que le comte était persuadé qu'il pouvait entendre aisément les battements que son cœur lui dédiait. Peut-être même pouvait-il percevoir les radiations de ses sentiments, si puissants et sans égal qu'ils étaient parvenus à renverser les barrières entre lesquelles il les avait minutieusement enfermés, honteux et désespéré de les voir à l'avenir réciproqués.
« Sortez. » lui ordonna le comte d'une voix presque inaudible.
Le duc de Guise ne pipa mot. Ses yeux écarquillés donnaient à son regard une vulnérabilité dont le comte ne pensait jamais être un jour spectateur. Il ne savait quelle résolution prendre.
« Duc, reprit-il, approchant d'un pas vers l'homme. Il faut que vous vous en alliez.
— Comte, je... balbutia le duc, impuissant.
— Non. Ne dites rien. Je m'exposerai à la fureur du prince, mais vous... Vous devez fuir. »
Le temps semblait bien peu de chose en cet instant ; les regards des deux hommes ne se séparaient point, ils communiquaient par le silence, rendant impossible à quiconque les voyait là de comprendre ce qu'ils se racontaient. Allez vous-en, chuchotaient ceux du comte. Je n'oublierai jamais cet acte, comte, soyez-en sûr, répondaient avec sensibilité ceux du duc.
Puis, il disparut.
Le comte de Chabannes eut l'impression de rester pendant fort longtemps debout, face au vide qu'avait laissé le corps du duc de Guise. Il se laissa tomber contre une table, ses muscles alourdis par la tristesse d'un futur où il ne verrait plus jamais l'objet de ses passions. Il se sentait tellement engourdi par l'ampleur de ses sentiments qu'il n'entendit pas le prince de Montpensier enfoncer la porte et entrer à la manière d'un homme possédé de fureur. Sa vision troublée par les larmes qui menaçaient de déferler, il ne le vit pas non plus chercher des yeux sur qui la déverser. Néanmoins, il entendit parfaitement bien sa voix, tremblotante de rage mais adoucie par l'amitié qui combattait encore pour lui.
« Que vois-je ? dit cette voix. Est-ce une illusion ou une vérité ? Est-il possible qu'un homme que j'ai aimé si chèrement choisisse ma femme entre toutes pour la séduire ? »
Le comte n'osa croiser le regard du prince. Il le connaissait depuis si longtemps, et le voilà qui laissait leur amitié tomber en ruines pour sauver le cœur d'un homme qui jamais ne lui reviendrait.
« Et vous, Madame, poursuivit l'homme en s'adressant à la princesse, n'était-ce point assez de m'ôter votre cœur et mon honneur sans m'ôter le seul homme qui pourrait me consoler de ces malheurs ? »
La princesse de Montpensier garda le silence. Ainsi, personne ne dit un mot pendant un long moment ; seuls les légers sanglots de la jeune femme brisaient ce silence lourd de sentiments, de mensonges et de non-dits. Si seulement le vieux cœur du comte ne battait pas pour lui...
« Répondez-moi, l'un ou l'autre, ordonna soudainement le prince d'une voix brisée. Éclaircissez-moi d'une aventure que je ne puis croire telle qu'elle me paraît. »
Une fois encore, seul un mutisme lui répondit. Le comte ouvrit plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler. L'idée de perdre l'estime du prince l'effrayait, tout autant que celle de la responsabilité d'une autre mort, que la garantie de ne plus jamais aimer. Des amis, il en connaîtrait bien d'autres – mais personne n'était aussi aimant que le prince de Montpensier. Oh ! quel esprit tourmenté ! Que faire ? Que dire ? Que mentir ? Tant de crainte quand sa seule faute fut de tomber amoureux !
Le visage dénué de toute émotion, le comte de Chabannes se dressa sur ses appuis. Son dos droit et ses traits fermés dégageaient une aura de profonde et enfouie mélancolie qui frappa le prince de plein fouet.
« Je suis criminel à votre égard, déclara le comte de marbre, et indigne de l'amitié que vous avez eue pour moi, mais ce n'est pas de la manière que vous pouvez l'imaginer. Je suis plus malheureux que vous, s'il se peut, et plus désespéré... Je ne saurais vous en dire davantage. »
Le comte respira difficilement. Il ne pouvait se résoudre à mentir à ce garçon, à son ami. Pourtant, lui avouer dans quelle direction penchait son cœur, pour quelles images et à quelles pensées il s'emballait lui semblait impossible à réaliser. Peut-être que, malgré tout, il lui pardonnerait...
« Ma mort vous vengera, affirma-t-il alors, troublé par la machination abandonnée. Si vous me la donnez tout à l'heure, vous me donnerez la seule chose qui peut m'être agréable. »
La douleur mortelle avec laquelle le comte de Chabannes avait prononcé ces mots ne sembla pas soulager le désarroi du prince de Montpensier, dont l'expression s'assombrit au contraire d'autant plus.
« Ôtez-moi la vie vous-même, lui dit-il, ou tirez-moi du désespoir où vous me mettez ! C'est la moindre des choses que vous devez à l'amitié que j'ai eue pour vous, et à la modération qu'elle me fait encore garder, puisque tout autre que moi aurait déjà vengé sur votre vie un affront dont je ne puis quasi douter.
— Les apparences sont bien fausses. » interrompit le comte.
Un silence plomba les appartements dans lesquels se trouvaient les deux amis et la princesse, presque oubliée dans ce tumultueux litige. S'il y avait bien une chose que le précepteur avait appris à son élève autrefois, c'était de toujours réfléchir avant que de parler ; or, lui-même avait été en cet instant incapable d'obéir à son propre conseil. Ses lèvres s'étaient ouvertes et ses cordes vocales s'étaient mises à vibrer sans que sa raison ne les en eurent commandées. Bien évidemment que le prince se trompait, bien évidemment que jamais l'idée d'apprécier la princesse plus qu'il ne le devait ne pourrait lui traverser l'esprit, et bien évidemment que le comte se sentait blessé par de telles accusations. Seulement, tant d'évidences se trouvaient là – alors pourquoi persistait-il à se défendre en vain ?
« Ha, c'est trop, répliqua alors le prince de Montpensier, il faut que je me venge, puis je m'éclaircirai à loisir. »
Et disant ces paroles, il s'approcha du comte de Chabannes avec une telle véhémence que sa rage menaçait de prendre pleine possession de son corps. Le vieillard ne bougea pas, prêt à payer le prix des cachoteries qu'il ne pouvait révéler. Soudain, cependant, la silhouette de la princesse de Montpensier se faufila devant lui et empêcha son mari de venir à bout de son acte.
Le prince s'immobilisa et la regarda sans ciller. Le comte ne saurait reconnaître s'il s'agissait dans ses yeux d'une lueur de mélancolie, de déception ou de mépris ; et il était incapable de s'en détourner, alors même qu'ils lui causaient une souffrance immense. Ce ne fut donc que du coin de l'œil qu'il aperçut tout à coup la princesse s'écrouler de faiblesse, aux pieds de son époux, évanouie. Alors, le prince l'observa, puis leva la tête vers le comte, puis replongea sur le corps de sa femme. Des milliards d'émotions ravageaient son visage éclatant de jeunesse, si bien qu'il se laissa tomber sur le lit de Madame, comme accablé d'une douleur incroyable.
Le comte de Chabannes resta immobile, le regard dans le vide. Son esprit tourmenté par un tourbillon de pensées et d'infinis regrets ne lui laissèrent d'autre choix que de s'en aller. Il n'avait plus rien à faire ici, ni auprès du prince qui avait été, bien plus que son élève, son meilleur ami, ni auprès de la princesse qui n'avait hérité que de mauvaises choses depuis qu'elle le connaissait. Jamais il ne pourrait réparer ce qu'il venait de faire – pas même s'il déclarait sur-le-champ haut et fort : « La vérité, mon ami, c'est que je suis amoureux. Pas de la princesse – non, je ne saurais m'y résoudre si je le voulais. Je suis amoureux, Monsieur, je vous prie de me pardonner, de votre ennemi juré ; oui, du Balafré qui, dans sa jeunesse, avait votre femme conquise ; oui, Monsieur, je suis amoureux de Henri de Guise. »
Pendant de nombreuses journées, le comte de Chabannes sillonna les routes de France vers le Nord. Maintenant que le prince de Montpensier, qui avait été le seul à lui laisser sa chance au milieu de cette bataille sans merci d'où il s'était banni, lui avait repris sa confiance en même temps que son amitié, il ne savait plus que faire, ni où aller. L'inquiétude faisait rage en lui, bien plus que le regret que lui infligeaient les souvenirs passés à Champigny. Entendre alors qu'il traversait un petit village que la guerre reprenait et que le grand Henri de Guise s'y trouvait ne fit qu'agrémenter le sentiment du déserteur. Il ne pouvait s'empêcher de penser que la princesse de Montpensier n'avait été capable de garder sous silence plus longtemps son amour pour le duc. Il était un temps où même la plus horrifiante des tortures n'aurait pu la faire parler ; aujourd'hui, cependant, alors même qu'elle s'était certainement remise de la faiblesse qui l'avait momentanément prise le jour fatal, il était incontestable pour le comte que sa jeune amie avait finalement confessé. Sous les menaces du prince, ou les critiques de sa conscience, elle avait fini par craquer.
Seulement, si le prince de Montpensier avait à présent connaissance de la liaison qu'avaient entretenu pendant un temps sa femme et le duc de Guise, il allait sans dire que son objectif principal – plus principal encore que la guerre elle-même – serait de se venger de lui. Si le comte de Chabannes avait eu une âme moins châritable, peut-être aurait-il été ravi ; pourtant, il ne pouvait se résoudre à se réjouir de la mort proche de celui pour lequel, en obéissant à ses passions, il s'était sacrifié. Ces mensonges, cette machination, ce rôle qu'il avait dû tenir devant son ami de toujours ; tout ça, pour que ce qu'il avait par mille et une façons tenté d'éviter arrivât ? Si sa propre vie était à risque, autant la risquer davantage pour garantir le maintien de celle d'un autre.
Paris. Telle serait sa destination.
Le trajet fut long et semé d'embûches. À bien des reprises, le comte de Chabannes craignit de se faire reconnaître et massacrer. Il en ressortit malgré tout vivant, et plus déterminé que jamais à retrouver la dernière force qui faisait mouvoir son corps, la dernière essence qui faisait régner son âme. Au rythme des sabots de sa monture, le comte parvint à échafauder un plan. Bien exécuté, celui-ci pourrait permettre à la vie du duc comme à la sienne de s'étirer jusqu'à ce que Dieu décidât que leur temps était compté.
Trouver le Balafré s'avéra plus aisé qu'espéré. Son cheval délaissé à une demi-lieue de là, ses pas se faisaient discrets, au même titre que sa présence. Aucune violence ne sévissait, si bien que le silence semblait englober le paysage tel un bouclier parerait une épée. Même le vent qui soufflait par bourrasques ne pouvait déranger la plaine, désertée de tout guerrier à l'exception des dizaines de cadavres qui demeuraient inertes sur l'herbe humide et ensanglantée. Le comte de Chabannes n'eut aucun mal à reconnaître Henri de Guise qui, assis seul sur un large rocher, regardait le chaos qui s'offrait à lui. Une seconde cicatrice, plus récente que celle pour laquelle il était célèbre, fendait son visage depuis la commissure de ses lèvres jusqu'à la naissance de son oreille ; et, par la même occasion, fendit le cœur du comte. Vide de toute expression, lui aussi paraissait mort.
Lentement, le plus silencieusement possible, le comte continua sa route. À mesure que ses jambes le rapprochaient du duc, son cœur et ses battements s'emballaient de plus en plus. Les pas du comte de Chabannes s'arrêtèrent quand seuls quelques mètres les séparèrent. Tant de temps avait passé depuis la dernière fois qu'il l'avait vu, là, devant lui, vivant. Le prince devait ne pas l'avoir encore trouvé. Il n'était pas trop tard pour le sauver.
« Comte de Chabannes, annonça le duc de Guise, sans même avoir regardé dans sa direction. Vous risquez beaucoup, à vous aventurer ici, bien qu'une trêve ait été annoncée.
— J'en ai conscience, mon duc. »
Le Balafré tourna la tête vers le comte et l'observa un instant. Ses longs cheveux bruns noués donnaient vue sur son visage, incrusté de terre et de sang et de plaies. Ses yeux à la couleur profonde sondaient son âme tel un livre ouvert. Le comte n'avait rien à lui cacher – plus rien, dorénavant que sa vie ne saurait tarder à trouver son terme.
« Que me vaut votre venue ? demanda-t-il calmement.
— J'ai peur que le prince de Montpensier n'en ait après votre vie. »
Un rire cynique dépassa les lèvres du duc. Pourtant, une lueur de regret imbiba son regard.
« Je n'ai pas peur du prince de Montpensier, mon comte.
— J'ai peur que le prince de Montpensier n'en ait après ma vie également, poursuivit-il alors.
— Pour quelle raison êtes-vous ici ? » insista le duc de Guise.
Le comte de Chabannes resta muet pendant un temps. Ne le savait-il donc pas ? Ne l'avait-il donc pas lu dans ses yeux ? dans ses gestes ? dans ses actes ?
« Je suis ici pour vous demander, mon duc, de partir.
— Pour me demander ? répéta le jeune guerrier.
— Partons, mon duc, reformula-t-il, catégorique. Loin de Paris, de Champigny ; loin de la guerre, de nos faux-pas, et de nos vies. »
Le duc de Guise examina encore la figure du comte. Ses vêtements étaient en lambeaux, son visage tiré par la fatigue et l'inquiétude, son corps affaissé sous le poids d'une vie qui lui semblait avoir été trop longue déjà ; pourtant, il continuait de le contempler.
« Alors partons. »
Les mois passèrent, et les deux bonshommes se portaient à merveille.
Ils vivaient seuls, écartés de tout et de tous, ne nécessitant pour survivre que de la compagnie de l'autre, des récoltes que leur offraient les sols, et de l'exercice que ceux-ci imposaient. Le comte de Chabannes et le duc de Guise occupaient ainsi leurs heures entre les champs qu'ils déblayaient, et leur foyer où ils s'attardaient à l'apprentissage et la lecture. Si le comte avait un jour été persuadé que la princesse de Montpensier et son mari avaient été les meilleurs élèves à qui il eût enseigné, il comprit bien rapidement que le duc était plus passionné, plus intéressé encore.
Un soir, bien qu'il faisait nuit noire, le comte de Chabannes ne pouvait fermer l'œil. Cela lui arrivait, de temps en temps, quand son esprit ne parvenait à se vider d'images du passé. Le visage égayé du duc de Guise alors qu'il l'amenait auprès de la princesse de Montpensier ; la peur sur celui de cette dernière à l'entente des coups de son mari contre la porte de ses appartements ; la rage dans les yeux de celui-ci alors qu'il lui jurait vengeance et mépris. Ainsi, comme tant de fois, le comte s'extirpa de son lit, contourna celui du duc endormi, et se faufila au dehors.
La puissance avec laquelle les étoiles scintillaient apaisa l'insomnie du vieil homme. Il s'allongea sur l'herbe fraiche et laissa ses yeux se perdre entre les constellations, puis son esprit entre les pensées qu'il voudrait bien accepter.
Son plan, qu'il avait méticuleusement échafaudé, avait fini par fonctionner parfaitement. Le lendemain-même de sa rencontre avec le duc de Guise, sa propre mort avait été annoncée, et le prince de Montpensier n'avait pas tardé à la constater de lui-même – bien qu'il s'eut agi du cadavre d'un homme tout autre que lui. Puis, quelques jours plus tard, le duc de Guise avait payé une petite visite à la marquise de Nourmentiers, par qui il lui avait avoué avoir été courtisé à plusieurs reprises. Il n'en fallut alors que peu à la demoiselle pour se faire convaincre de laisser courir le mot que lui, le célèbre Balafré, vainqueur de chaque bataille qu'il entreprenait, occupait ses journées comme ses nuits à ses côtés. Une fois encore, le comte avait eu raison, car jamais le prince de Montpensier n'osa s'approcher des appartements de la marquise par peur que lui-même fût victime de rumeurs, d'autant moins flatteuses quand sa propre femme peinait déjà à l'aimer.
Ainsi, leur existence se poursuivit dans le calme, loin du vacarme des armes et du sang qu'elles faisaient couler abondamment. Ni l'un, ni l'autre ne saurait dire si la guerre avait entre-temps recommencé. Ni l'un, ni l'autre ne désirait le savoir, en vérité. Ils avaient tout ce dont ils avaient besoin, dans ce petit village isolé : de la nourriture, de l'eau, un toit, un lit. Que pouvaient-ils demander de plus ?
« L'amour... chuchota le comte de Chabannes pour lui-même.
— Qu'avez-vous dit, mon comte ? »
Le comte de Chabannes se releva pour voir apparaître la silhouette du duc de Guise. Son cœur battait à présent bien plus vite, sans qu'il ne parvint à rejeter la faute sur la surprise qu'il avait ressentie à l'entente de la voix grave.
« Pardonnez-moi, comte, rit-il, je ne voulais pas vous effrayer.
— Ce n'est rien. »
Silencieusement, le comte s'installa de nouveau sur le sol, où le duc de Guise ne tarda pas à le rejoindre. Ils ne prononcèrent mot pendant de longues et lentes secondes – le duc car occupé à observer le ciel étoilé, le comte car perturbé par les pensées qui en lui surgissaient.
Le duc de Guise. Il n'avait réussi à cesser de l'aimer. Sa passion pour lui avait persisté. Il était resté la seule et unique raison pour laquelle son cœur battait. Et lui...
« Les étoiles sont belles, ce soir. »
Lui était amoureux des étoiles.
« S'agit-il bien de la constellation du dauphin ? »
Son doigt s'éleva et le comte de Chabannes le suivit du regard.
« C'est bien ça, acquiesça-t-il. Pour les arabes, il s'agit de la constellation du chameau. Pour les hébreux, de la baleine.
— C'est étourdissant, comme le monde est vaste et grand.
— Ça l'est, en effet.
— Il existe tant d'espèces, tant de cultures, tant de vies en cet univers... »
La voix du duc resta en suspens. Le comte de Chabannes tourna la tête vers lui. Ses yeux semblaient perdus dans l'infini, comme s'il ne s'était adressé à personne d'autre que lui-même. Puis ils vinrent rencontrer le regard du comte.
« Pourquoi notre existence en particulier a-t-elle une importance ? »
Le comte ne sut quoi répondre. Il avait bien des fois pensé à la réponse à cette question, se demandant s'il n'aurait finalement pas mieux valu que le prince de Montpensier eût mis fin à sa vie, ce jour-là, alors qu'il prenait la décision de sauver celle de l'objet de son affection.
« Je ne saurais le dire, avoua le comte de Chabannes.
— Pensez-vous que nos vies soient déterminées avant même que nous n'agissions ? interrogea le duc de Guise.
— Je pense, répondit-il, que tout avis à ce sujet se vaut. »
Le comte pensa un instant aux constellation qui s'étalaient au-dessus d'eux, s'imaginant que chacune d'elles, par l'endroit où elles étaient positionnées cette nuit, lui chuchotaient sans qu'il n'en prît conscience quoi faire et quoi dire.
« Je pense, continua-t-il, qu'il est beau de penser que tout est écrit dans les étoiles. »
Pendant un temps, seuls les cris des grillons et la fine brise vinrent rappeler aux deux amis qu'ils n'étaient pas endormis. Leurs regards, plongés l'un dans l'autre, craignaient l'abandon ; leurs cœurs, battant simultanément, rythmaient leurs pulsations au rythme de leurs sentiments ; leurs êtres, sans le savoir, devenaient interdépendants. Jamais quiconque n'avait été tant aimé qu'en cet instant.
Alors, le duc de Guise s'approcha indistinctement. Il ne pouvait s'agir que d'un rêve. Le comte ne bougea pas, puis la distance se réduisit encore. Un rêve dont il se réveillerait d'ici peu. Seuls quelques centimètres le séparaient de son visage, de sa peau, de son odeur. Le comte de Chabannes sentit son sang s'emballer dans son cœur.
Des lèvres. Froides, rêches.
Plus rien.
Des yeux. Doux, brûlants.
Une tension. Retour de la sensation. Clarté dans l'obscurité.
Le cœur et ses battements, le corps et ses sentiments.
Respirations. Voyage dans le firmament.
« Et cela, était-ce écrit dans les étoiles ? »
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