23 - Et se brûler

À presque midi, la ferme des Lécapène était peu fréquentée, leur boutique désertée. Pour rendre service à sa meilleure amie, Tom gardait le magasin depuis plus d'une heure. Aucun client, même un villageois, à l'horizon. Alors le jeune homme s’apprêtait à fermer pour une pause méridienne plus longue que prévue. Un crissement de pneus, un bruit sourd de collision. Le rouquin se précipita au-dehors. Une voiture, l'avant encastré dans un arbre en bordure de la maison voisine, produisait un bruit insoutenable de klaxon. Sous le choc du spectacle, Tom éleva une main vers sa bouche. Comme dans un rêve, il vit Cédric, vêtu d'un costume sombre, sortir en courant de la maison voisine, puis se figer devant la même scène. L’avocat reprit plus rapidement son sang-froid que l’autre homme. Pour appeler les secours, il sortit un téléphone de sa poche.

La portière du véhicule accidenté s’ouvrit. Seulement à ce moment-là, Tom s’aperçut qu'il s’agissait d'un taxi. Le chauffeur en sortit, en rampant, les jambes flageolantes. Une volaille sans croupion se posa sur la tête du pauvre homme qui s’écria, traumatisé : « Cette poule, c’est à cause d'elle ! Je voulais l’éviter ! » Tom reconnut la coupable : « Nassée ? » Son voisin identifia également la productrice de l'œuf vert. Son pouce s’arrêta au-dessus d'une touche pendant qu'il composait le numéro d'urgence.

Par sécurité, le chauffeur du taxi resta sur place, en attendant la venue des pompiers qui le conduiraient à l’hôpital. Gilles, propriétaire de l'animal divagant responsable des dégâts, remplissait des papiers, en contact téléphonique avec son assureur. Un œil sur sa montre, Isidore gratta son épaule prise de démangeaisons. Les conséquences de l'accident avaient grignoté la marge prévue par Ashley pour son patron. Ce dernier s’était dépêtré aussi vite que possible de ses démarches en tant que témoin. Maintenant privé de son moyen de locomotion jusqu’à la ville, il grogna, incapable de sortir de ce pétrin.

« Cédric, vous avez besoin d'aller à la gare, non ? Vous risquez de rater votre train. » La voix douce qui s’éleva soudain à ses côtés fit sursauter l'avocat. Abasourdi que Tom pût se préoccuper des obligations professionnelles d'un voisin rencontré quelques jours auparavant, le brun hocha la tête. Vite ! Il partit récupérer sa mallette, verrouilla la porte de sa maison et monta dans la voiture des Lécapène.

Assis à côté de l’aimable rouquin, Isidore se rongeait les ongles, en grattant alternativement ses deux avant-bras. Pour calmer son eczéma, il décida d'ignorer la posologie de ses médicaments pendant une journée. Sans eau, il avala quelques comprimés. « Vous allez bien, Cédric ? s’inquiéta le conducteur. » Non, ça ne va pas ! « Nous devrions arriver à temps, il y a peu de circulation à cette heure-ci. » Une supposition n’est pas suffisante !

« Vous voulez qu'on mette de la musique ? proposa Tom dans le but de calmer la nervosité de son passager.

— Mettez plutôt les gaz ! jappa l’avocat, incapable de taire ses répliques acides.

— Je comprends que vous êtes inquiet, mais tout se passera bien. »

Une réminiscence très désagréable gifla la mémoire d'Isidore. Son esprit se révolta : Non, rien ne va ! Sa voix sèche, quant à elle, rappela : « Votre frère risque d'avoir des gros dégâts à payer. Je risque de rater mon train. Mon client risque de perdre son procès. Tout peut très mal se passer !

— Tant que nous faisons notre maximum pour arranger la situation, se ronger les sangs n’aidera en rien.

— Comment pouvez-vous réagir de façon aussi… aussi laxiste ? s'étrangla le brun. Alors que tout ça aurait pu être évité ! Il suffisait d’enfermer cette stupide volaille !

— Nos poules sont très dociles. Il n'y a pas besoin de les priver de liberté en journée, alors que cette route est très peu fréquentée.

— C’était irresponsable !

— C’était une erreur, un accident…

— On les évite grâce à du bon sens ! »

Face au volume sonore, Tom réagit enfin. Ses sourcils froncés, il devint autoritaire : « N’élevez pas la voix, Cédric.

— Je parle comme je veux ! rétorqua Isidore avec violence et puérilité.

— Je vous interdis de prendre ce ton avec moi !

— Qui êtes-vous pour m'interdire quoi que ce soit ? »

Ton chauffeur, crétin condescendant ! Ses doigts blanchis agrippés autour du volant, Tom conclut, sa voix plus grave que d’habitude : « Réfléchissez bien. Je suis persuadé que vous trouverez la réponse.

— Sinon quoi ? Vous allez me balancer au bord de la route ? »

Pendant de longues secondes, dans le véhicule, on n'entendit plus que le vrombissement du moteur. Le regard baissé sur ses poings serrés de colère, Isidore sentit le monstre s'agiter dans son estomac. Oh, non… Respire doucement. Une inspiration, deux expirations… « Je ne vais pas vous abandonner en chemin, surtout si ça peut impacter une deuxième personne. » Une inspiration, deux expirations... « Simplement la prochaine fois, j’hésiterai à vous aider. » Une inspiration, trois expirations. Enchaîner la créature.

« Tom, je suis navré. » L'excuse – articulée distinctement, arrivée plus tôt que prévu – prit l’interlocuteur au dépourvu. L’avocat continua calmement : « Vous avez toujours été très bienveillant avec moi, je n’aurais pas dû vous parler de cette façon.

— Oh. Ce… ce n’est pas grave. L'incident est oublié, balbutia Tom, avec le sentiment étrange qu’une personne différente venait de lui adresser ces paroles, plutôt que son interlocuteur précédent.

— J’ai une question, dit le brun sur un ton factuel. Qu’est-ce que ça vous rapporte ?

— Hein ?

— Quel est le but de cette gentillesse ?

— Le but ? répéta Tom en clignant les yeux.

—Que cherchez-vous à accomplir ou obtenir ? Que voulez-vous de moi ?

— Hein ?

— Tout le monde a un objectif. Et un prix. Quels sont les vôtres ?

— Qu-quoi ?

— Faites attention à la route, recommanda Cédric avec un flegme effrayant. Évitons un deuxième accident de la route cet après-midi. »

Peu après, comme espéré, ils arrivèrent à destination dans les temps. Sorti du véhicule, une main encore sur la portière, l’avocat se pencha vers l’intérieur pour s’adresser à son chauffeur : « Merci pour votre aide. Pourrais-je vous demander un autre service ? » Sans attendre la réponse de Tom, il piocha un objet dans une poche de son veston, le déposa sur le siège passager dans un cliquetis métallique. « Une livraison de pneus pour ma voiture est prévu demain matin. J’ai réussi à la rentrer dans le garage tant bien que mal, j’espère qu’il n'y aura pas trop de difficultés pour le montage des nouveaux pneus. Si besoin, voici les clés du véhicule et de la maison. Ce porte-clés représente plus d'un demi-million d'euros. Si votre valeur est plus élevée que ce montant, je vous remercie de prendre soin de ma propriété en mon absence. Je vous dédommagerai en conséquence à mon retour ce week-end. »

Après ce discours, l’homme entra dans la gare sans un regard en arrière. Derrière le volant, Tom trembla de rage. Tant de condescendance ! Tant d'indécence ! Il donna un coup de paume sur le volant.

(Longues) NDA : N’hésitez pas à me le signaler si les précédents chapitres et ceux à venir donnent des informations trop floues sur les ambiguïtés de personnalités Isidore/Cédric. De même, si vous trouvez les explications trop lourdes, dites-le-moi sans timidité :) J'ai simplifié son caractère et beaucoup réduit l’intrigue pour finir dans les temps. Cependant, pour le développement de mes personnages, certaines choses devaient se dérouler. Ça fait peut-être plus sens en lisant toute l’histoire d'une traite… Mais surtout ne vous imposez pas la relecture si ça ne vous plaît pas ^^’’ Pour finir, un calembour, concernant le nom de deux poules des Lécapène, a été fait ici en référence à un chapitre précédent. Retrouvez-le si ça vous amuse.

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