12 - Dimanche midi
La mission était aisée, elle se décomposait en actions simples. Même pour une personne aussi peu organisée qu'Isidore. Entrer dans la boutique, commander assez à manger pour les deux repas du jour, peut-être également pour le petit-déjeuner du lendemain, payer ses achats, et revenir dans le grenier pour satisfaire sa curiosité en même temps que son appétit.
Le brun taciturne entra dans la boutique, répondit du bout des lèvres lorsqu'une voix féminine le salua, et s’intéressa à la vitrine froide. Il fronça les sourcils. Il restait beaucoup moins de choix qu’espéré.
Une tranche de cake jambon-carottes-petits pois. Mon Dieu, qui choisirait sciemment d’avaler ce genre de chose ?
Un quart de quiche au brocoli. Pour quelle raison saugrenue quelqu’un irait-il payer pour ça ?
Deux parts de tarte aux pommes. Une tartelette individuelle à la poire. Un carré de brownie au chocolat noir. Pas suffisant.
Les yeux d'Isidore inspectèrent la boutique, en commençant par la vendeuse, une jolie jeune femme avec un sourire accueillant. Ses cheveux mi-longs, plaqués de force sur le crâne grâce à du gel coiffant, se répandaient à l’arrière de sa tête en un halo frisé blond cendré, retenu par plusieurs élastiques. Les tables de bar vides d’un côté de l’échoppe ; de l’autre côté, près de la caisse enregistreuse située à gauche de la commerçante, un panonceau indiquait « Œufs du jour » et se tenait esseulé, peut-être honteux de son mensonge : aucun œuf à l’horizon.
« Excusez-moi, je comprends que tous les œufs ont été vendus ? demanda l’avocat en pointant l’inscription de l'index.
— Oui, Monsieur. Ce sont nos produits les plus populaires, toutes les boîtes partent généralement dans l’heure après l’ouverture. »
Le brun soupira, puis prononça : « Je voudrais toutes les tartes sucrées et le brownie, s’il vous plaît.
— Vous recevez à déjeuner ? J’espère que les pâtisseries plairont aux convives ! »
Les yeux fixés sur sa nourriture, Isidore marmonna : « Non, c’est pour ma survie en terrain hostile jusqu’à demain. »
La blondinette venait de contourner la vitrine pour servir son client. Sa main armée d'une pelle à tarte s’arrêta juste au-dessus des pâtisseries convoitées par Isidore.
« Hein ? l’entendit-il dire.
— Les gâteaux sont tous pour moi. Vous avez des chips, des biscuits, ou du pain ? quémanda-t-il de façon plus autoritaire que ne le permettait sa situation. Votre prix sera le mien.
— Hein ? »
Trois doigts sur sa tempe droite, le Parisien retint un soupir, tandis qu'une migraine – due à la faim, à la soif, et à la frustration – pointait le bout de son affreux museau.
« Pour des raisons personnelles, je me retrouve sans moyen de transport. Aucune livraison de nourriture n'est possible dans ce village, énonça-t-il sèchement pendant qu’il pensait « ce coin paumé ». Votre boutique est mon unique point de ravitaillement, jusqu’à demain au moins.
— Vous voulez vous nourrir de sucreries, de chips et de pain sec pendant deux jours ? s’inquiéta l’inconnue. Mais ce n’est pas sain ! Et vous ne connaissez personne dans la région qui pourrait venir aider ? »
Je ne vous ai pas demandé votre avis, pensa-t-il, le regard rivé sur la pelle à tarte qui s’était éloignée de la dose tant désirée de glucides rapides. Conscient de son alimentation déséquilibrée, et de son mode de vie aussi malsain que solitaire, Isidore releva les yeux, prêt à envoyer balader son interlocutrice. Au même moment, celle-ci s’exclama :
« Oh, vous devez être notre nouveau voisin ! Le neveu de madame Dumont ?
— Oui, reconnut-il sobrement.
— Je suis désolée, toutes mes condoléances !
— Merci, dit-il d’une voix placide.
— Vous n'avez pas eu de chance avec votre voiture, c’est ça ?
— Oui. J'attends demain pour appeler un garage. En attendant, je voudrais manger, rappela Isidore avec un léger agacement. Donnez-moi ma commande, s’il vous plaît. Si vous avez du pain ou des biscuits salés, je vous les achète. Et une grande bouteille d’eau aussi, si possible. J'en ai marre de l'eau du robinet. Et si je peux réserver une boîte d'œufs pour demain, j’apprécierais…
— Venez déjeuner à la maison ! coupa la voisine. Même si plus on est de fous, moins y'a de riz ! »
La jeune femme derrière le comptoir avait reposé l'ustensile qui aurait dû servir à Isidore les gâteaux commandés, et la boîte en carton vide qui aurait dû les contenir. Elle souriait gentiment, ses yeux plissés. Malgré sa plaisanterie douteuse, son ton ne semblait pas sarcastique. Deux fossettes creusèrent ses joues de façon presque symétrique. Le paranoïaque se demanda pour quelle raison démente cette inconnue invitait un voisin étranger à venir chez elle pour déjeuner. Il était sur le point de refuser poliment quand du métal cogna contre du bois, dans un bruit de fin du monde. Isidore sursauta. Bien malgré lui, un son s’échappa de sa gorge : moitié-couinement, moitié-grognement. Un déshonneur total ! Une main sur son cœur tambourinant, il se retourna.
« Maé ! s’écria la vendeuse à l’attention de la fillette qui avait fait son entrée fracassante dans la boutique. Je t’ai déjà dit de ne pas ouvrir cette porte avec les pieds ! »
En entendant le surnom, Isidore supposa que la nouvelle venue était la nièce de Tom. La petite rouquine qui se tenait devant l'avocat traumatisé ressemblait bien à la Maëlle dont on lui avait imposé le visionnage des photos, la veille au soir. À son indicible horreur, le citadin remarqua une poule grise dans les bras de l’enfant. Immobile, résignée à sa fonction de peluche, la volaille fixa l’homme d'un œil blasé. Isidore identifia Cocotte. Impossible de ne pas reconnaître la coupable de la plupart de ses malheurs depuis la veille !
« Si tu casses la vitre, tu risques de te couper avec les morceaux ! continua la blonde, qui devait être la mère de la carotte. Si tu finis à l’hôpital, je t'obligerai à manger du poulet frit ! »
Face à la menace incongrue, la gamine sembla réellement terrorisée. « Nan ! Pas Cocotte ! » dit-elle en resserrant sa prise autour du volatile, qui lâcha un « Bock » étouffé.
« Maé, laisse ce pauvre animal tranquille. Rentre à la maison te laver les mains, c’est bientôt l’heure de déjeuner.
— On mange pas Cocotte ! plaida Maëlle d'une voix tremblante.
— Bien sûr que non, la rassura sa mère, aussi calme qu'un négociateur professionnel. On ne mange jamais de poulet chez nous. Mais ça serait différent à l’hôpital. Alors relâche ton otage et ne casse pas la porte de la boutique. »
La fillette obéit. Cocotte partit d'un pas nonchalant, en balançant sa tête d’avant en arrière, comme pour marquer la mesure. Elle alla picorer l'herbe devant la clôture qui séparait les deux propriétés.
« Attendez-moi dehors, fit la jeune femme en se tournant vers Isidore. Je vais fermer la boutique, il est midi passé. Il n'y a rien de somptueux au menu, mais nous serons très heureux de vous recevoir pour le repas.
— Euh… c’est-à-dire, commença l’invité forcé.
— Tu manges avec nous ? le coupa une voix stridente qui le fit grincer des dents. Trop bien ! Viens avec moi !
— Parfait, conclut la commerçante en commençant à ranger ses invendus dans des boîtes de conservation. On se retrouve à la maison. À tout de suite ! »
Mes gâteaux ! pleura intérieurement Isidore, rendu muet de stupéfaction. Deux minuscules menottes se refermèrent autour de son index. Le nouvel otage de Maëlle fut trainé de force le long de l’allée qui menait à la demeure des Lécapène.
« C’est quoi, ton nom ? chanta la gamine. Moi, c’est Maëlle, mais appelle-moi Maé ! »
Une étrange réminiscence s'imposa dans l’esprit d’Isidore : Thomas Lécapène. Appelez-moi Tom !
« Cédric, répondit-il par automatisme.
— J'peux t’appeler Ced ?
— Non. Cé-dric, articula-t-il sur un ton scolaire. Ce n’est ni long, ni difficile à prononcer, pas d'abréviation.
— T'es pas marrant ! jugea Maé avec une moue boudeuse.
— Je ne suis pas payé pour l'être. »
Lorsqu’il prononça les derniers mots, Isidore passa devant une fenêtre. Du coin de l'œil, il aperçut une couleur familière. En tournant la tête, il vit la figure fâchée de son voisin bourguignon.
« Vous n’êtes certainement pas payé pour être aimable non plus, marmonna Tom en le regardant dans les yeux. Maëlle, laisse notre voisin tranquille et rentre. On va bientôt passer à table.
— Ced mange avec nous ! s’exclama la petite carotte avec ravissement, en imposant le surnom à sa nouvelle peluche favorite.
— Comment ça ? demanda Tom les sourcils froncés en fixant le brun. Il y a certainement un malentendu. »
Face à cette attitude réfractaire, l’avocat provocateur décida qu'il avait accepté la gentille invitation à déjeuner, et le fit savoir avec ferveur. La réaction de surprise – aussi muette que vexée – du provincial déclencha une satisfaction très mesquine chez Isidore, qui conclut d'une voix presque chantante : « Merci d’avance pour le repas ! »
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