𝟏 : Revenge

Une tirade venimeuse battait l'air dans un antre dissimulé dans les égouts de New York. Elle provenait de deux mutants à l'allure humaine qui s'y querellaient hargneusement.

Le caractère relativement différent des deux Tortues les empêchait d'établir une relation fraternelle stable. Ils se disputaient sans cesse, le plus jeune n'étant jamais d'accord avec les décisions de son frère qui avait été choisi pour devenir le Leader.

Et celui-ci, prénommé Leonardo, commençait à en avoir plus qu'assez.

— Tu ne réfléchis qu'avec tes muscles, Raph' ! C'est moi le chef ici, je sais ce qu'il y a de mieux pour l'équipe !

— Tu gardes toujours tes plans pour toi, jamais tu nous inclus !

Hors de lui, Raphaël envoya un violent coup de pied que Léo esquiva aisément. Il avait l'habitude de subir les terribles accès de rage de son frère et il savait comment tout cela allait se terminer.

La Tortue au bandeau écarlate feinta et finit par toucher son aîné à la poitrine, ce qui fit brusquement reculer ce dernier. Sa carapace se heurta violemment à l'épais mur de pierres dans un craquement lugubre.

— Raph' ! se récria Léo, abasourdi et excédé.

— Tu te crois plus fort que moi parce que tu es le chef, mais tu te trompes !

— T'as peut-être des muscles, mais pas suffisamment de jugeote pour les utiliser intelligemment !

Raphaël serra les poings, piqué au vif. Son visage se fit menaçant. Mais son frère ne broncha pas, malgré les fêlures de sa carapace qui l'élançaient sourdement.

— Je me casse, démerdez-vous sans moi ! lâcha finalement le plus jeune, le courroux faisant vibrer sa voix.

Leonardo ne s'inquiéta pas outre mesure de ses paroles. Il connaissait bien son frère ; il ne partait jamais longuement, uniquement le temps de refroidir sa colère.

Le Leader s'était mis dans la tête que les accès de colère du plus jeune était simplement dus au mutagène, qu'il aurait mal ingéré et qui aurait modifié ses gènes de manière irréversiblement instable.

— Bah alors, Raph' ? On s'est disputé avec Léo ? railla Michelangelo, le plus jeune d'entre eux. Eh Donnie, combien de temps tu penses qu'il va tenir ? Une heure ?

— Moins, s'amusa Donatello, le cerveau de la bande. Je parie trente minutes !

— Vendu ! Le gagnant aura droit à la dernière part de pizza !

Avec un éclat de rire, ils se checkèrent la main, tandis que Raphaël quittait les égouts, profondément blessé dans son amour-propre. Il brûlait de fureur, tout son corps dégoulinait d'une antipathie résignée.

Léo, avec un soupir, s'en retourna s'entraîner avec ses katanas. Depuis la mort de leur père, rien n'avait changé. Lui et la Tortue au bandeau écarlate se battaient sans cesse pour des futilités, Donnie créait des inventions toujours plus loufoques et Mikey mangeait à toutes les heures de la journée.

Il se sentait infiniment las.

Raphaël poussa la plaque qui bouchait l'ouverture des égouts et émergea dans une ruelle déserte de New York. Sa rage ne s'était pas apaisée, au contraire, elle s'était exacerbée. Il savait que cette fois-ci, il y avait quelque chose de différent.

Il était à bout de force. Il n'avait plus envie d'agir comme si de rien n'était.

Leonardo était peut-être le Leader, mais cela ne l'empêchait en aucun cas de commettre des erreurs. Le pire, c'était qu'il ne les reconnaissait pas. Raphaël avait conscience qu'il pouvait parfois dépasser les bornes, mais cette fois-ci, il n'était pas en tort. Et Léo le savait. Seulement, orgueilleux comme il était, l'avouer lui déchirerait l'âme.

Il préférait largement laisser son frère quitter la sécurité de la base en furie, plutôt que de lui donner raison.

Le mutant alla se défouler sur les toits des immeubles, frappant les poubelles sans retenue. Si seulement son frère aîné était un peu moins prétentieux, la bande se porterait mieux. Quand Maître Splinter était mort ce jour-là, il avait choisi de porter toutes les responsabilités sur ses épaules sans jamais prendre l'avis de ses frères en considération, et cela avait le don de le plonger dans une colère noire.

Ils étaient une équipe pourtant ! Léo ne cessait de le répéter, d'ailleurs.

Raphaël n'était pas aussi stupide que les autres semblaient le croire. Il voyait bien qu'ils ne réussiraient jamais à s'entendre, puisque entre celui qui prenait toutes les décisions en silence, le belliqueux, l'intellectuel et le déjanté, ils n'avaient quasiment rien en commun.

La seule chose qui les liait, c'était la famille. Ils avaient été élevés comme des frères, ils avaient grandi ensemble. Mais les disputes faisaient partie de leur quotidien, alors Raphaël s'éloignait toujours plus d'eux. Surtout parce qu'il voulait éviter Leonardo.

Il ne discutait pratiquement jamais avec Donnie. Quant à Mikey, malgré leur proximité due à leur âge, il lui manquait apparemment quelques neurones, car Raph' n'avait jamais l'occasion d'entretenir une discussion sérieuse avec lui. Il avait la tête constamment dans les nuages, ou dans les pizzas, au choix.

Le mutant passait ses journées à s'entraîner. Tout était devenu insipide et fastidieux à ses yeux. Beaucoup trop. Les batailles contre le Clan des Foot lui manquaient, car depuis la mort de Shredder, la ville s'était transformée en un agaçant havre de paix.

Raphaël aimait sortir à l'air libre, mais il lui était strictement interdit d'aller en ville en plein jour. Les humains pourraient le prendre pour cible, et il ne le savait que trop bien. Cette espèce craignait la différence et ne tentait même pas de la comprendre.

La nuit camouflait les mutants de ses ténèbres, et en outre, il n'y avait personne au-dehors à cette heure-ci.

Il se pouvait qu'il ait désobéi quelques fois à son Leader et qu'il soit sorti pendant la journée, ne parvenant pas à trouver le sommeil. Il avait juste voulu voir à quoi ressemblait New York de jour. Mais ça, son frère aîné ne devait jamais l'apprendre.

Raphaël se pencha au bord du toit sur lequel il se tenait et aperçut une forme humanoïde marchant d'un pas vacillant et incertain dans les ruelles sombres. Bien que ses mains soient fourrées dans les poches d'un hoodie bleu foncé, il frissonnait sous le froid vespéral. Quelles mèches épaisses de ses cheveux couleur or jaillissaient de sa capuche, mais il ne pouvait discerner son visage.

Lors de ses escapades nocturnes, le mutant apercevait souvent cette personne. Il ignorait ce qui la poussait à sortir toutes les nuits, mais l'entrevoir dans l'obscurité était devenu une habitude. Une habitude qui avait un effet étrangement réconfortant sur lui.

Il y avait quelques semaines de cela, lors d'une nuit étoilée, il avait fini par croiser son regard un bref instant. Mais il s'était immédiatement dématérialisé dans la noirceur, avant même d'avoir pu constater la réaction de cet humain.

Ce dernier devait avoir beaucoup de cran pour revenir obstinément, bien qu'il ait aperçu la Tortue. Ou peut-être était-ce de l'inconscience ? Le mutant ne savait si ces prunelles sombres aux éclats mordorés qu'il avait discernées étaient réelles, ou le simple fruit de son imagination.

Raphaël exhala un soupir. Son courroux avait fini par s'essouffler, mais il n'avait aucune envie de rentrer à la base pour y subir les piques caustiques de ses frères. Ils s'amusaient de constater que le mutant au bandeau cinabre ne pouvait pas les quitter trop longtemps.

En réalité, Raphaël avait un grand cœur. Il le dissimulait sous une épaisse carapace de violence et de rage, il refusait que quiconque y accède, mais c'était bien cela qui l'empêchait de déguerpir une bonne fois pour toute de l'antre.

Soudain, la Tortue se figea, ayant entendu un son peu rassurant. Silencieusement, elle se plaqua contre le mur du bâtiment sur lequel elle se tenait et se fondit dans l'ombre.

À l'affût du moindre bruit suspect, Raphaël resta totalement immobile, ralentissant sa respiration. Bien qu'il aime se battre, il était avant tout un Ninja. La discrétion était naturellement ancrée dans ses gènes. Il analysait la scène avant d'attaquer, c'était ainsi qu'il procédait, quoiqu'un peu plus rapidement que ses frères qui avaient tendance à le sermonner sur cela.

Le bruit s'estompa, mais le mutant resta sur ses gardes. Quelque chose n'allait pas, il pouvait le ressentir. Son intuition lui soufflait qu'il y avait une présence ennemie à proximité. D'ailleurs, son odorat surdéveloppé détectait d'étranges effluves nauséabonds qui lui brûlaient la gorge.

Raphaël aperçut un mouvement du coin de l'œil. Il s'écarta de justesse, la lame passant à quelques centimètres à peine de sa gorge.

Son esprit belliqueux prit aussitôt le dessus sur sa raison, et le mutant se jeta sur son assaillant, qui s'avéra être une femme humaine.

Vêtue d'une combinaison de cuir noir et chaussée de bottes, elle avait tout l'air d'un des nombreux ex-associés de Shredder. Sa longue chevelure sombre s'agitait sous les rafales de vent, et un masque lui mangeait la moitié du visage, laissant uniquement transparaître ses prunelles luisant de bestialité.

Raphaël n'hésita pas un seul instant avant de dégainer ses saïs. Il les entrechoqua aussitôt contre l'épée-double de la guerrière, même s'il l'avait désormais reconnue.

Personne ne maîtrisait aussi bien le Ninjutsu qu'elle, hormis ses frères et lui.

— Minhee...

La femme se figea et ôta le tissu qui dissimulait son visage, un rictus cruel sur ses lèvres carmin.

— Tiens, tiens, le rebelle des Tortues... ça faisait longtemps, dis-moi.

Raphaël déglutit et serra les poings sous la colère qui menaçait de le submerger à nouveau. Tout le monde s'était donné le mot pour se rire de lui, apparemment.

— Léo n'est pas là, lâcha-t-il en sachant que c'était lui et uniquement lui qu'elle s'amusait à traquer.

— À vrai dire, fit la jeune femme, c'est toi que je cherche ce soir, Raphaël.

Ses propos laissèrent le mutant bouche bée.

— Tu es bien plus intéressant..., renchérit-elle d'un air mutin.

— Je n'ai rien qui puisse t'intéresser.

— Détrompe-toi. Tu es plus fort que tu ne le penses. Tes frères tendent à te sous-estimer, mais moi, je sais pertinemment ce que tu vaux, Raphaël. Tu as quelque chose de plus qu'eux.

Le mutant dévisageait Minhee avec incrédulité. Depuis qu'il était jeune, on ne cessait de lui répéter qu'il était et qu'il resterait moins fort que Leonardo. Sa puissance était dérisoire face à la sienne. Il avait finalement gobé cela avec résignation, et ses défaites récurrentes contre son frère aîné ne faisaient qu'attester ces dires.

Sa confiance en soi avait chuté depuis lors. Il s'efforçait néanmoins de ne pas l'exhiber, se cachant derrière un charisme feint, derrière des mensonges aberrants, derrière une fureur effrénée qu'il ne tentait même pas de réprimer.

Personne ne connaissait la vérité derrière ses escapades.

Personne ne savait qu'il agissait ainsi pour se défouler, pour songer à d'autres problèmes, pour oublier le fait qu'il était faible.

Pour Raphaël, le Ninjutsu était toute sa vie, tout comme pour Leonardo. Donnie avait ses machines, Mikey ses jeux saugrenus. Le mutant savait donc que son aîné et lui avaient plus de points communs qu'on ne pouvait imaginer de prime abord.

Mais le Leader faisait une fixette sur la violence de son frère, croyant que Raph' n'était tout simplement pas assez intelligent pour le comprendre, lui et ses responsabilités de chef.

Sans savoir que c'était lui qui l'avait rendu prompt à la colère et à l'impétuosité.

Raphaël secoua la tête pour chasser toutes ses pensées. Ce n'était pas le moment de ressasser l'entièreté de sa pitoyable existence.

— Je sais comment exploiter tout ton potentiel, minauda Minhee. Joints-toi à moi, et je t'apprendrai tout ce que je sais.

La jeune guerrière s'approcha du mutant et susurra à son oreille :

— Tu pourrais enfin vaincre ton cher frère qui te mène la vie dure... tu pourrais te sentir... puissant.

Ses lèvres charnues s'incurvèrent en un sourire des plus mesquins qui écœura la Tortue.

— N'est-ce pas ce que tu souhaites ? Le pouvoir ?

Raphaël devait se l'avouer, il était terriblement tenté. Il rêvait de pouvoir écraser son frère, mais de ce fait, il lui ferait du mal.

Et une fois encore...

Son cœur fut bien trop tendre...

Sa famille, malgré tous leurs différends, était ce qu'il y avait de plus précieux pour lui. Il ne pouvait s'imaginer les trahir pour sa gloire personnelle.

Il n'était pas si égoïste.

— Éloigne-toi de moi, sale sorcière ! persifla le mutant en la repoussant violemment.

— Quel dommage, soupira Minhee. Tu aurais pu être un allié de choix... Soit, prépare-toi à mourir.

Son épée-double jaillit de nulle part et se heurta avec un crissement métallique aux saïs de Raphaël, qui avait réagi à une vitesse foudroyante.

— Peut-être que je ne peux pas battre Léo, mais contre toi, je n'aurai aucune pitié, vociféra le murant en entreprenant de faire une série de parades.

Il se baissa pour esquiver une attaque fulgurante de la combattante et riposta aussitôt en retour, ses lames lui effleurant le ventre.

Virevoltant autour de Raphaël tel un papillon, Minhee évitait tous ses coups, étant leste et féline. Le mutant, plus lourd dû à sa taille imposante, ne parvenait pas à se mouvoir aussi aisément.

Soudain, les deux guerriers s'immobilisèrent, figés face-à-face dans un duel silencieux, le souffle erratique. Le regard de Minhee étincelait d'une malfaisance éloquente, d'un sadisme purement provocateur.

— Tu n'es qu'une tortue minable, qu'un reptile changé en monstre par du mutagène. Tu n'es rien, si ce n'est une créature de la nuit difforme que la population craint et que la police traque. Jamais tu ne seras en mesure de vaincre les véritables Ninjas de ce monde.

Raphaël savait pertinemment que son interlocutrice cherchait à attiser sa rage. Mais malgré son raisonnement, comment pouvait-il lutter contre ses propres émotions instables, contre son comportement irascible ?

Le mutant poussa un cri de rage et fonça sur Minhee, ses saïs pointés droit vers son cœur.

Ce qu'il n'avait pas remarqué, c'était le rictus pervers sur les lèvres de la noiraude.

Ce qu'il n'avait pas remarqué, c'était ce qu'elle tenait à la main.

Avant même qu'il ne puisse s'attaquer à sa cible, celle-ci esquissa un mouvement de poignet avec une rapidité époustouflante.

Raphaël sentit un objet pointu s'enfoncer dans sa peau robuste.

Il baissa le regard sur son avant-bras.

Une aiguille, faisant dix bons centimètres et contenant un liquide diaphane aux reflets zinzolins, était plantée dans son épiderme.

— Adieu, petit insurgé, ricana Minhee. Ç'a été un plaisir de te revoir, mais malheureusement, ce sera la dernière fois.

Brusquement, elle appuya sur le piston.

Et le fluide quitta la seringue, pénétra le corps du mutant et sillonna ses veines en se propageant dans chaque parcelle de sa chair.

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