8 : Métamorphose
Les trois jours suivants s'écoulèrent bien trop lentement aux yeux d'Anael.
Chaque jour, Sophia le tirait du lit avec l'ordre d'être infecte. Et elle jouait son rôle à la perfection : Anael ne rêvait plus que de lui écraser le poing dans la figure. Mais il parvenait encore à se contenir, se disant que c'était Ulysse qui lui avait demandé.
Justement, après un déjeuner bruyant dans la tente des omnivores où Deborah le collait avec application, tout en ne cessant de poser toute sorte de questions embarrassantes - à croire que c'était sa passion ! - Anael rejoignait Ulysse dans la Clairière. Parfois, quelques jeunes venaient s'y entraîner en même temps que ces séances particulières.
Anael observait avec une fascination dissimulée les mouvements martiaux rapides qu'effectuaient les Métamorphes. Un jour, l'un d'eux s'était métamorphosé sous ses yeux : un renard roux vif était apparu dans l'assemblée. Les autres avait sifflé d'admiration. Ulysse lui avait expliqué que la jeune Renarde était très respectée parmi les jeunes de la Meute. Elle excellait en combat, était intelligente et maligne.
Ses cheveux gardaient la couleur du renard lorsqu'elle redevenait humaine. Son mentor avait soufflé son nom à Anael : il s'agissait de Maïwenn.
Mais le garçon ne passait pas son temps à jeter des coups d'œil aux autres jeunes qui s'entraînaient. Ulysse avait décidé de l'humilier autant que possible dans la mesure du correct. C'est-à-dire qu'il le forçait à effectuer des tâches abjectes sans aucun sens, en le rabaissant verbalement. Il attendait avec impatience le moment où craquerait le self-control du garçon.
Mais Anael serrait les dents. C'était vraiment impossible pour lui de lâcher prise. Il détestait ne rien contrôler et plus encore, ne voulait pas attirer l'attention.
Il savait que craquer lui apporterait peut-être la réponse à cette question : qui était-il ?
Mais inconsciemment, il ne voulait pas savoir. Il avait peur. Même s'il savait qu'Ulysse était là pour l'aider, que lâcher prise lui apporterait des réponses, c'était contre sa nature.
Et les jours s'enchaînaient.
Un matin, voyant qu'Anael ne protestait pas lorsqu'il lui demandait d'aller nettoyer l'étang puis d'y verser des herbes coupées pour ensuite à nouveau le laver, Ulysse l'invita à s'assoir et lui demanda :
— Anael, est-ce que tu veux savoir la nature de ton Âme, oui ou non ? Parce que là, tu n'y mets pas du tien. Le but est que tu craques. Je suis impressionné par ton self-control mais le but n'était pas de le renforcer.
Le garçon soupira.
— Je suis incapable d'abandonner mes réflexes. Je suis incapable de me laisser consciemment submerger par la colère. Je... Je suis désolé, mais je crois que m'humilier n'est plus une solution.
Ulysse soupira à son tour. Il changea un peu de position puis reprit.
— Eh bien, nous allons devoir passer à la méthode de la douleur.
Anael releva le regard, alarmé.
— Quoi ?!
— Certains Métamorphes réagissent à la douleur. Physique ou morale. Je propose donc d'essayer de te faire craquer par la douleur physique dans un premier temps, expliqua Ulysse lentement.
— Il n'y a vraiment aucune autre solution ? tenta Anael.
— Nous pouvons deviner la nature de ton Âme par déduction. Il y a souvent un lien entre les parents et les enfants...
À ces mots, Anael détourna le regard et se figea. Il ne savait presque rien de ses parents.
Ulysse l'interrogea :
— Puisque tu étais seul, je suppose que tes parents sont décédés ?... Tu sais, c'est assez... Fréquent chez nous. À cause du retour du Seigneur notamment. Des patrouilleurs qui quadrillent le territoire sont attaqués régulièrement. Parfois tués.
Il cessa de parler. Anael ne dit rien. Un oiseau poussa son trille au loin, des éclats de voix retentirent depuis un autre côté de la Clairière, où quelques Métamorphes discutaient. Le vent souffla dans les mèches noires d'Anael. La brise souleva légèrement son nouveau t-shirt, qui flottait toujours autour de sa silhouette maigre. Il fixa ses bras nus, malgré le froid qui régnait autour d'eux. La forêt fourmillait de bruits divers.
Alors il soupira.
— Mon père était un Blaireau. Ma mère, je n'en ai aucune idée. Elle est décédée assez tôt...
Il se tut un instant. Ulysse lui offrit un regard compatissant. Anael ne sourit pas.
— Je vivais avec mon père. Chaque nuit, il s'absentait et revenait en sang avant de s'écrouler sur son lit.
Maintenant qu'il avait ouvert la brèche, les souvenirs affluaient. Il ne put arrêter les mots se déversant hors de sa bouche. Les visages se superposaient. Celui de sa mère. Celui de son père. Ceux d'autres personnes qu'il avait croisées lors de sa vie en Solitaire.
— Je devais me débrouiller pour vivre. Il ne me parlait pas, il m'ignorait. Et puis un jour, il n'est jamais revenu...
Le garçon essuya d'une main rageuse les perles salées qui avaient commencé à couler sur ses joues creusées.
— J'avais une dizaines d'années. Je suis parti. Il n'y avait plus rien à la maison qui m'aurait aidé. J'ai rejoint la ville. Et depuis, j'ai évité les Métamorphes comme la peste. Jusqu'à maintenant.
Il s'arrêta. Son souffle était court et il sentait la tristesse lui compresser la poitrine. Si forte qu'il n'arrivait plus à faire entrer de l'air dans ses poumons. L'image du visage de sa mère, partie bien trop tôt pour le petit garçon qu'il était et précipitant la chute de son père, jaillit dans son esprit, l'illuminant de mille flammes bleues et blanches. Elle lui murmura quelque chose puis sourit. Ses yeux bleu azur brillèrent. Une brise sembla agiter ses mèches brunes. Puis, elle disparut, laissant à sa place une lueur blanche, pure.
Il commença à suffoquer. Pressant ses mains contre son torse, il écarquilla les yeux. La douleur pulsait, envahissant la moindre partie isolée de son corps, progressant dans ses veines comme une vague ardente. Il se sentit revivre soudainement alors qu'elle s'estompait. Mais la chaleur, elle, ne le quitta pas. Elle brûlait son corps. Il avait l'impression d'irradier, d'être léché par des flammes de toute part.
Il cria.
***
Une onde de choc surgit du corps prostré. Blanche, radieuse, lumineuse, elle se précipita à l'assaut de l'herbe. La vague coucha les brins sous son souffle, atteignit les arbres, les percuta et les illumina de sa teinte féerique. Elle progressa un instant dans la forêt, puis se rétracta rapidement vers le corps qui n'avait pas bougé dans la clairière.
Au moment où toute la lumière fut entrée dans le corps, ce dernier se mit à convulser.
***
Anael hurlait. Chaque parcelle de son corps souffrait. Il avait l'impression qu'une force extraordinaire étirait ses os, sa peau, ses muscles, pour les remodeler à sa convenance.
La chaleur ne le quittait pas. Elle le consumait de l'intérieur, s'infiltrait partout. Le brasier brûlait dans son Âme.
Soudain, Anael se figea. Ses yeux fermés refusèrent de s'ouvrir. Ses muscles étaient crispés. Il pressa ses mains sur l'herbe du sol, où il était allongé. Puis, il se leva.
Sa tête lui tourna. Lorsqu'il ouvrit enfin les yeux, il ne crut pas ce qu'ils lui montraient.
Il était grand. Trop grand pour que ce soit habituel. Ulysse levait la tête pour l'observer, bouche bée, yeux écarquillés.
Anael ne comprit pas.
— Que se passe-t-il ? tenta-t-il de dire.
Mais ce qui sortit de ses lèvres fut un grognement grave et profond, de ceux qui imposent le silence et la crainte aux êtres qui les entourent.
Ulysse recula d'un pas. Anael ne bougea pas. Il était perdu.
Que... Quoi... Comment ?
Ses pensées étaient si confuses que cela dut se voir, car Ulysse articula avec précaution :
— Anael, tu t'es métamorphosé. Ne bouge pas, n'aies pas peur, je vais t'expliquer ce que tu dois faire...
Anael sentit une peur sourde lui étreindre le cœur. Une volonté l'accompagna, et elles se disputèrent quelques instants avant que cette dernière ne triomphe.
Alors, Anael baissa le regard sur son nouveau corps.
***
De l'autre côté de la Clairière, les rares silhouettes des jeunes s'étaient figées. Ils avaient ressenti une vague les percuter et en cherchaient la cause, effrayés. Maïwenn était là. Elle observait les alentours avec un regard vif, mais, ne trouvant rien, elle lança aux autres :
— Je sais pas c'que c'était. Mais c'est parti.
Juste à l'instant où ces mots franchirent ses lèvres, elle entendit un rugissement résonner dans la Clairière. Elle se figea et regarda dans la direction de l'origine du cri. Comme elle en était séparée par de hautes herbes drues, elle n'aperçut qu'une vague forme brunâtre.
Intriguée, elle s'avança agilement vers cette dernière, tout en faisant signe aux autres Métamorphes de rester là jusqu'à ce qu'elle revienne. Ils acceptèrent rapidement, effrayés par le rugissement.
Et il y a de quoi... pensa furtivement Maïwenn.
Elle se faufila silencieusement parmi les végétaux et arriva à la lisière de la prairie délimitée par les herbes qu'elle franchissait. Ce qu'elle vit lui fit écarquiller les yeux, admirative et impressionnée. Mais elle se demandait aussi qui c'était... Elle décida d'épier la conversation qui allait s'ensuivre, même si elle savait que c'était déplacé. La curiosité la taraudait.
***
Des pattes robustes, aux longues griffes fortes et solides. Une fourrure brune épaisse. Des muscles d'acier. Des crocs blancs et larges. De petites oreilles rondes sensibles. Une truffe humide et noire. De petits yeux ambrés enfoncés dans des arcades solides. Et une gueule puissante.
Tout cela, Anael savait ce que ça signifiait. Il savait ce qu'il était. Il connaissait la nature de son Âme, à présent.
Je suis un Ours. Un Ours brun.
Autrement dit, un Métamorphe très puissant.
— Anael, s'il te plaît, reste calme.
Le garçon - l'Ours - tourna sa grosse tête vers l'Auroch. Il transpirait la peur. Ulysse se tenait droit devant l'immense bête, malgré son envie de s'enfuir à toutes jambes. Qui aurait cru que le renfermé Anael était un puissant Métamorphe Ours brun ? Personne.
— Hoche la tête si tu es parfaitement maître de toi-même, exigea Ulysse.
Anael s'exécuta.
— C'est super, c'est super ! s'exclama l'homme. Nous avons donc ton Âme, tu es Ours brun, Anael.
Le concerné n'eut aucune réaction visible, cependant à l'intérieur, il avait envie de hurler de joie. Après toutes ces années, toutes ces périodes sombres où il s'imaginait le seul Métamorphe à ignorer sa nature, il connaissait enfin la vérité.
Un faible bruit lui parvint alors. Il venait de sa droite. Lentement, il tourna la tête vers la personne qu'il devinait parmi les hautes herbes.
Il renifla deux fois, et reconnut la Renarde. D'un pas tranquille, il s'en approcha, mais la jeune fille se releva en vitesse et cria :
— Eh, ne me faites rien, je sais que j'aurais pas dû vous espionner !
Anael pencha la tête. Elle ignorait donc qu'ils avaient le même âge, puisqu'elle le vouvoyait. Cela l'amusa étrangement.
Il contempla un instant les boucles rousses et les iris verts de la fouineuse, tandis qu'elle reprenait contenance.
— Maïwenn, tu n'aurais effectivement pas dû, intervint Ulysse.
— C'est qui ? J'ai jamais vu de Métamorphe Ours brun ! fit-elle, une pointe d'admiration dans la voix.
— Il s'agit d'Anael, et il est nouveau ici. Tu ne l'as pas encore vu, il me semble.
Le concerné émit un grognement grave qui fit ressurgir la crainte chez les deux Métamorphes qui l'entouraient, mais bien vite Maïwenn se reprit pour demander :
— Et pourquoi j'ai l'impression qu'il vient de se transformer pour la première fois ? Il a quel âge ?
Anael grogna devant tant de curiosité qu'il jugeait mal placée. Ils parlaient de lui, mais il ne pouvait pas intervenir. C'était extrêmement frustrant.
— Il a seize ans, Maïwenn. Le reste ne te regarde pas, conclut Ulysse.
Anael lui fut reconnaissant de ne pas déballer sa vie à la jeune fille. Elle lui semblait fervente adepte des rumeurs et des secrets, même si son visage angélique lui donnait un air innocent de prime abord.
Anael s'avança vers Ulysse doucement et grogna, tout en essayant de se faire comprendre. Il voulait savoir comment redevenir humain. Voyant la mine désolée de l'Auroch qui ne comprenait rien, il soupira et se désigna d'une griffe, avant de mimer un tourbillon et de pointer Maïwenn.
Le regard de l'homme s'éclaira et il dit rapidement :
— Oui bien sûr, tu veux redevenir humain. Alors, pour ça il suffit d'imaginer ton corps humain. Maintenant que tu as usé de ton déclencheur, il te suffit d'y penser pour te métamorphoser. Et inversement cela fonctionne vers ta forme animale.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Seulement, il avait négligé un petit détail dont Anael se rendit compte lorsque sa peau entra en contact avec l'herbe fraîche. Il frissonna et se drapa vivement dans la cape tendue par Ulysse, qui arborait une mine taquine.
Mais Maïwenn avait malgré elle vu une grande partie du corps du garçon et détourna le regard, les joues écarlates. Ulysse partit dans un grand rire, et Anael lui jeta un regard noir.
***
— Sérieux ?! T'es Ours brun ?! s'exclama Sophia.
— Moins fort, Sophia ! la rabroua Anael, un peu gêné.
Il l'avait emmenée à l'écart des tentes dans l'après-midi afin de lui faire part de sa découverte, et maintenant il se demandait ce qui lui avait pris.
— Ça veut dire que t'es puissant, Anael ! C'est génial, je suis super contente pour toi !
Sophia lui sourit gentiment. Anael tenta de le lui rendre un peu maladroitement. Cette dernière se plongea un instant dans ses pensées, joie oubliée. Elle regarda Anael dans les yeux et lui souffla :
— Ça n'explique pas la couleur blanche.
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