6 : Décision

La Gazelle partit en jetant :

— Je reviens dans quelques minutes, si tu ne t'es pas fait bouffer. Quoique, les omnivores sont des enfants de choeur pour les carnivores...

Anael ne prit même pas la peine de répondre. Il se tourna vers la source des gargouillis de son estomac. La tente orange.

Il fit quelques pas et y pénétra sans bruit, espérant avoir le temps d'observer avant de se mêler aux autres mangeurs. Mais peine perdue.

— Eh, regardez, un nouveau ! s'écria une voix masculine.

Anael se figea. Il tendit tous ses muscles déliés sous ses maigres vêtements, conscient d'avoir piètre allure. Mais il était déterminé à ne pas se laisser impressionner par la multitude de regards qui se tourna vers lui.

Une fillette sortit de la masse de gens attablés et s'avança vers Anael, curieuse. Ses grandes pupilles bleues détaillèrent le nouveau-venu sans aucune gêne. Anael tenta de lui envoyer un regard agressif, histoire de la faire retourner à quelques mètres, mais la petite lui retourna un visage amusé.

— Toi, t'es paumé, fit-elle remarquer d'un air malicieux.

Anael ne répondit rien. Quelques murmures parcoururent les autres personnes présentes. Le garçon jeta un œil aux plats sur les tables, et sentit son ventre se tendre. Il avait vraiment faim.

— Tiens, t'as la dalle maintenant. Tu veux quoi ? Du pain ? reprit la fillette, probablement décidée à lui faire la conversation toute seule.

Les autres personnes à table reprirent leur repas comme si de rien n'était, mais Anael sentait les yeux le suivre lorsqu'il décida d'avancer vers un buffet garnis de viandes séchées et de pommes. Seulement, à quelques pas, un homme se dressa entre le garçon et son repas. La fillette aux yeux bleus se planta à côté d'Anael alors que celui qui faisait obstacle commençait :

— Toi, t'es pas du coin. Alors on va t'expliquer.

Tout le monde semblait avoir oublié son assiette. Lorsqu'Anael croisa le regard du colosse qui venait de lui barrer le chemin, les mots de Sophia lui revinrent.

— Comment tu t'appelles ? commença le fauteur de trouble.

Le silence qui suivit ne dût pas lui plaire car il s'avança d'un pas menaçant. Anael ne bougea pas. À la rue, il avait eu l'habitude des imbéciles qui se croyaient tout permis. Et il savait ce qu'il ne fallait surtout pas faire. En temps normal, il lui aurait faussé compagnie en courant, puisqu'il n'était pas mauvais au sprint en face de gens normaux. Mais ici, dans la tente, avec des gens de son espèce, impossible d'imaginer prendre ses jambes à son cou. Et puis, ce serait avouer une défaite qui risquait de lui coûter cher ensuite. Il sentait que cet énergumène devait faire son numéro souvent pour terroriser les plus faiblards.

— Je t'ai posé une question.

Le garçon aux yeux gris releva la tête avec un sourire en coin.

C'est pas parce que j'ignore la nature exacte de mon Âme que je ne peux pas te mettre la pâtée, espèce d'abruti arrogant.

Mais il ne dit rien de tout ça et lâcha :

— Je ne donne pas mon nom aux gens qui me menacent.

L'autre serra les poings et se mit à fulminer. Une lueur de colère s'alluma dans ses iris noirs. Il avança encore, espérant qu'Anael finirait par reculer enfin, mais le garçon tint farouchement sa position. Et, chose à laquelle il n'avait pas pensé, Anael, malgré sa masse moindre, était aussi grand que le colosse.

Ils se regardèrent dans les yeux quelques secondes. Tout le monde retenait son souffle. Puis, un poing s'écrasa sur la pommette du Nouveau.

Lorsqu'Anael sentit la douleur fuser dans son visage, son sang s'embrasa.

Il riposta aussitôt d'un coup de poing qui alla s'échouer sur le nez de son adversaire, qui hurla et recula en sifflant. Il porta aussitôt une main sur son cartilage en miettes et fusilla l'autre du retard. Anael ne flancha pas. Il ne devait pas s'avouer vaincu.

C'était une certitude ancrée en lui. Jamais il ne devait laisser un pouce de terrain à cette brute, au risque de finir en éternelle victime. Son cœur, son Âme s'y refusait. Jamais il ne deviendrait une victime. Pour personne.

Il ne savait pas d'où lui venait une telle force mentale. Lui qui était si lâche, si peu courageux auparavant. C'était comme si une force grandissait en lui depuis son arrivée.

Mais bien vite, la poussée d'adrénaline s'estompa. Il recula d'un pas, prenant soudain conscience qu'il venait d'énerver un colosse de deux fois son poids.

Mais putain, qu'est-ce qui m'a pris ?!

Il jeta un œil aux spectateurs de l'étrange scène qui venait de se dérouler. Ils le regardaient. La fillette tira soudain sur sa manche, et il la dégagea de sa poigne avec agacement.

— Quoi ?!

— T'es quoi exactement ?

Anael la regarda sans comprendre. Ses sourcils formèrent un accent circonflexe et la fillette retint un rire.

— Ton Âme, expliqua-t-elle.

Le visage du garçon se ferma.

— Ça te regarde pas.

Il détourna le yeux de l'agaçante petite fille et, remarquant que le-dit Erik s'était éclipsé il ne savait où, se dirigea vers le buffet qu'il convoitait avant l'arrivée du colosse. Comme si le destin avait envie de lui faire payer quelque chose - lui seul savait quoi - la fillette le rejoignit. Elle attrapa une cuisse de poulet avec ses petits doigts et l'engloutit rapidement. Elle fit un énorme sourire et lança :

— Bravo pour tout à l'heure. Erik se croit tout permis ici, je pensais être la seule omnivore à lui tenir tête.

Anael détailla la demi-portion qui le dévisageait. Elle devait mesurer un mètre quarante, grand maximum, et un visage angélique encadré de boucles blondes abritait deux yeux bleu ciel. Elle était vêtue d'une simple robe brune épaisse avec des bottines fourrées. Une écharpe lui ceignait le cou.

— Toi ? fit Anael d'un air dubitatif.

Quelle était l'Âme de cette petite pour qu'elle tienne face au colossal Erik ? Anael décida de se méfier d'elle, on ne savait jamais.

— Oui. Je suis peut-être qu'une fille, mais il ne m'a jamais frappée. Et je le laisse pas me donner des ordres.

Le garçon ne répondit pas et attrapa une pomme énorme et à l'apparence juteuse. Lorsqu'il croqua dedans, il apprécia le liquide sucré qui lui coulait dans la gorge. Pas de doute, rien à voir avec des graines bouillies.

Lorsqu'il eut fini, il attaqua un bout de volaille. La peau épicée et la chair tendre lui glissèrent dans l'estomac rapidement. Que c'était bon de manger correctement !

— C'est vrai que t'en as besoin, vu que tu es trop mince, lança la fillette qui n'avait toujours pas bougé.

— Bon, tu vas me lâcher boucles d'or ? grommela Anael.

— Je m'appelle Deborah.

Le garçon leva les yeux au ciel.

— Mais je m'en fiche, de ton nom ! Laisse-moi tranquille.

— Je veux savoir le tien, rétorqua-t-elle avec obstination.

Mais pourquoi ai-je hérité d'une telle emmerdeuse ?!

Anael souffla longuement.

— Laisse-moi tranquille, conclut-il en omettant sa question.

Il retourna à son poulet pour terminer la carcasse, et n'accorda plus un regard à Deborah. Cette dernière s'assit à même le sol couvert d'un tapis et le regarda patiemment manger, plongée dans ses pensées.

Alors qu'il entamait un dernier morceau, une voix provenant de l'extérieur de la tente retentit.

— Anael, t'as fini oui ? Ou alors tu t'es fait bouffer ?

Bon, pour cacher son nom à Deborah, il fallait repasser.

***

— Bon, il nous attend où ? s'énerva Anael en écrasant une brindille sous sa chaussure.

Il ne sentait pas vraiment le froid, mais ses membres s'engourdissaient peu à peu. Son souffle formait une buée opaque et blanche devant son visage. Il marchait derrière la Gazelle depuis quelques secondes mais il n'en finissait plus de s'impatienter. Elle l'avait arraché à un déjeuner délicieux. Et ça, la nourriture, quand il en avait, c'était sacré. Comme le sommeil. Et Sophia avait commis l'erreur deux fois sur la même journée.

— Il est dans la Clairière, je t'ai dit. C'est au bout du chemin, marmonna-t-elle.

Ulysse avait dû la rabrouer quelques minutes plus tôt. Du moins, ce fut ce que pensa Anael. Annoncer que l'on allait arriver en retard, parce qu'Anael devait déjeuner et parce qu'il était une véritable marmotte en hiver... Bon. Ça n'avait pas dû se passer super bien.

Le chemin en question était en réalité un sentier de terre à peine discernable des pistes de gibier. Anael s'amusa à compter les traces de biches dans le sol parfois humide ou gelé. Il en parvint à la conclusion que cette dimension regorgeait de proies à chasser. Était-il permis aux prédateurs d'assouvir leurs besoins de traque dans cette forêt épaisse ?

— Anael, dépêche ! On y est.

Le garçon releva la tête et perça une rangée de buissons sombres pour déboucher dans une clairière à la suite de Sophia.

L'endroit était vraiment beau, Anael dut le reconnaître. Le soleil clair de l'hiver faisait miroiter l'eau d'un petit étang non loin. Une douce brise soufflait sur l'herbe encore présente. Il n'avait pas encore neigé.

Le garçon écouta d'une oreille admirative le chant d'un oiseau dans un des arbres de l'orée des bois. Il esquissa un sourire. Il se sentait bien, mieux que depuis longtemps.

— Tu es vraiment de la forêt, toi, remarqua Sophia en se retournant un instant.

Elle se dirigea ensuite vers une silhouette assise en tailleur un peu plus loin. Lorsque la jeune fille approcha, Ulysse se leva et lui adressa quelques mots. Il rejoignit ensuite Anael, qui ne put s'empêcher de lâcher :

— Vous êtes en version Senseï, « maître Ulysse » ?

L'homme émit un léger rire grave.

— Tu devrais faire de l'humour plus souvent, ça casse l'esprit méfiant qui t'habite en permanence.

Anael n'ajouta rien. Ulysse bougea légèrement son épaule et commença :

— Anael, j'aimerais que tu m'écoutes jusqu'au bout. Je suppose que tu as décidé de rester avec nous, puisque tu viens de déjeuner et de faire la connaissance de la charmante Deborah, d'après Sophia.

Charmante... Mouais. Collante.

— Je t'ai demandé de venir pour te dévoiler mes intentions pour les prochains jours.

Anael tendit l'oreille tandis qu'ils s'asseyaient sur l'herbe douce.

— Tu ignores la nature de ton Âme. Alors, la première étape, c'est de la découvrir. Donne-moi tous les indices que tu as en ta possession, Anael, conclut Ulysse.

Il jeta un regard attentif au garçon, qui s'était figé. Ce dernier ouvrit la bouche sans émettre un seul son, choqué.

— Vous voulez dire que je dois tout vous dévoiler de mes pensées les plus intimes, de mes sentiments les plus profonds, de mes instincts les plus primaires ?! s'écria-t-il en se levant.

Il recula, fulminant. Ses poings étaient si serrés que ses ongles entaillèrent ses paumes. Ulysse ne dit rien, et Sophia le regarda avec une lueur d'inquiétude.

— Je sais, dit finalement l'homme, que ça te fait peur. Que tout nous dire signifie se dévoiler pour toi, ce que tu n'as probablement jamais fait. Mais c'est comme ça pour tout le monde qui veut se découvrir. Veux-tu savoir qui tu es, Anael ?

Le garçon reculait toujours, mais moins vite. Son regard hésitait. Il s'arrêta. Fixa ses mains garnies de gouttelettes de sang.

Oui, je veux savoir. Mais... J'ai peur de ce que je peux découvrir. Qui suis-je ? Un garçon perdu, un Métamorphe Solitaire.

Connaître ton Âme te guidera. Tu ne peux pas rester Solitaire éternellement... Surtout par les temps qui courent, poursuivit Ulysse.

Anael baissa la tête. C'était la seule solution. Se faire pourchasser par le Seigneur tous les jours ne serait pas une vie, il en avait conscience. Et la solitude n'était pas une amie. Elle gelait les cœurs. Brisait les esprits. Contraignait à sa compagnie éternellement, si on ne cassait pas sa monotonie.

Alors il soupira.

— Que voulez-vous savoir ?

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