48 : Tranchées

— Orel !

L'Aigle s'écroula. Anael se retourna aussitôt et aperçut la haute silhouette d'un Reptile se ruer vers Orel, griffes tendues et la langue fourchue dépassant des lèvres dans une grimace affamée qui lui glaça le sang.

Il se mit à courir dans l'autre sens, trébucha dans la terre humide et glissante, se rattrapa sur ses paumes pour repartir de plus belle, le souffle court. Orel gisait au sol, sonné. Son visage était maculé de boue glacée, ses bras tremblaient alors qu'il tentait de se redresser. Ses yeux couverts d'un voile flou se posèrent sur Anael, hagards. Derrière lui, le Reptile se dressait, prêt à s'abattre sur sa proie clouée au sol. Deux yeux jaunes brillaient dans le petit matin. Le soleil levant, qui surgissait à peine à l'horizon, donna à la scène une teinte tamisée qui accentua son côté tragique. Anael sentit la panique l'éteindre. Il était encore trop loin, tout allait trop vite...

— Orel ! hurla-t-il en se redressant.

Il fit un pas encore, leva une main tremblante. Sa paume gauche se dévoila face à l'ennemi. Il ferma les yeux un bref instant. Il n'avait pas le choix. C'était ça, ou laisser Orel mourir.

Je n'ai pas droit à l'erreur.

Une sphère flamboyante prit forme entre ses doigts. Le visage d'Anael fut illuminé d'une douce lueur bleue vacillante, dessinant des ombres sur ses traits tirés par un mélange de détermination et de frayeur. Tout autour, l'aube esquissait les silhouettes de ses amis qui couraient vers leur salut. Au loin, les tranchées creusaient la terre, les oiseaux volaient en poussant des cris furieux. On pouvait désormais les apercevoir à l'orée des bois, juste devant les troncs sombres veinés d'ocre et de noir. Un rapace sembla distinguer la petite troupe au loin et lança un cri aigu pour les guider.

Tout se déroulait soudain au ralenti. Anael contrôla son pouvoir et n'enflamma que sa main, empêchant les flammèches de courir sur son bras et sa combinaison roussie par la chaleur soudaine. Il avait une conscience accrue de la présence d'Orel et du Reptile dressé au-dessus de lui. Il devait viser et toucher sans même effleurer son ami. Cela semblait compliqué, mais Anael eut l'impression qu'il allait y arriver.

Il plia les doigts, concentrant le feu au creux de sa paume. La sphère parut tournoyer plus vite sur elle-même, s'agiter, trépigner, prête à s'élancer.

L'œil gauche d'Anael s'illumina brièvement, puis il ouvrit entièrement sa main. La boule de feu fusa pour percuter le torse de l'ennemi, qui poussa un cri déchirant avant de se reculer, les mains crispées sur sa poitrine brûlée.

Les flammes bleues vibraient encore sur sa peau, grignotaient chaque centimètre carré disponible, dévoraient les écailles dans un chuintement écœurant. Le Reptile hurla lorsqu'elles atteignirent son cou.

Figé, Anael regardait ce qu'il avait provoqué. Il respirait fort, les poings serrés.

C'était nécessaire. Je devais le faire. Pour Orel.

Son regard dévia vers la silhouette de son ami, qui parvenait enfin à se relever. Il se précipita, comme libéré de sa contemplation sadique, pour passer un bras de l'Aigle sur ses épaules. Il le releva doucement et, tentant d'ignorer les cris de souffrance de leur ennemi, se mit à l'entraîner mi-marchant mi-trottinant dans la direction du front.

Lorsqu'ils s'écroulèrent aux côtés de Maïwenn et Sophia, ces dernières eurent une exclamation soulagée.

— Les garçons ! Que s'est-il passé ?! On a entendu des cris, mais on a vu les flammes bleues alors... bredouilla Sophia.

— On aurait dû nous retourner pour voir si vous suiviez, nous sommes désolées, poursuivit la Renarde mortifiée en serrant le manche de son katana à sa ceinture.

— C'est... C'est bon maintenant, parvint à dire Orel. Anael l'a arrêté.

— Tué.

Anael garda les yeux rivés au sol. Sa voix atone engendra aussitôt de l'inquiétude de la part d'Orel, qui vint lui poser une main sur l'épaule pour la presser doucement entre ses doigts.

— Tu devais le faire, sinon il allait me tuer. Puis te tuer ensuite. Pour finir par arriver ici dans leur dos et les tuer également. Tu étais obligé de le faire. Et tu as bien fait, le rassura Orel d'une voix calme.

Il chercha les yeux gris d'Anael des siens, les accrocha, et murmura.

— Merci de m'avoir sauvé. Je... Je me doute que tu regrettes d'avoir dû tuer ce Reptile. Mais merci.

***

— On reste ici pour la journée. On reprendra la route à la nuit tombée, si le sentier est dégagé un minimum. On va donc aider nos combattants ici.

Maïwenn porta sa tasse de soupe à ses lèvres tout en parcourant ses amis des yeux. Assis en cercle autour d'un petit feu surmonté d'une casserole de potage où flottaient toutes sortes d'aliments — pommes de terre, carottes, morceaux de viande bouillie... —, les Métamorphes écoutaient la seule véritable Combattante de la troupe. La rousse avait discuté avec les chefs des sections présentes dans ces tranchées et leur exposait ses solutions pour la suite.

— On peut faire quoi pour les aider ? On ne peut pas être envoyés en première ligne, au risque d'être gravement blessé ou même tué avant d'avoir atteint notre but, intervint Sophia.

— Anael pourrait guérir les blessures moyennes pour permettre aux gens de retourner se battre plus vite, proposa Maïwenn en jetant un coup d'œil à l'intéressé.

— Je ne sais même pas si j'en suis capable, Maïwenn. Et ça me demanderait beaucoup d'énergie, alors que je dois la préserver pour les cas d'urgence et pour notre objectif.

— Orel est un Aigle, il pourrait rejoindre les patrouilles d'observation dans les airs. Ça éviterait les combats directs pour lui, avança Sophia.

Le concerné hocha la tête.

— Ça, je peux le faire. Qui s'en occupe ?

— La section de la Meute Rafale, un peu derrière la ligne de tranchées principales. Là-bas, lui désigna la rousse en pointant l'endroit du doigt.

Ils se trouvaient encore bien derrière les tranchées, et juste entre eux et ces dernières se dressait une petite tente cubique où une spirale bleue était tracée. Une mouette et un pinson, perchés au sommet, semblaient discuter. Lorsqu'Orel s'approcha, ils s'envolèrent et une tête émergea de l'entrée de la tente. Anael la reconnut.

— C'est Clay, une sterne arctique.

Les deux filles lui jetèrent un coup d'œil.

— Tu le connais ?

— Il nous a accueillis, Ange et moi, quand nous sommes allés dans leur camp pour que leur cheffe me soigne.

— En parlant du loup, où est-il passé, celui-là ? enchaîna Sophia.

Maïwenn secoua la tête, ignorante, en buvant le reste de sa soupe avec une grimace mal dissimulée. Anael l'imita et la vida d'un trait, bien moins incommodé par ce repas omnivore.

— Je peux aller voir si je le trouve. Je lui dis qu'on reste jusqu'à la nuit et qu'entre temps, on aide un peu ?

— Je croyais que tu ne t'entendais pas avec lui, commenta doucement Maïwenn en repoussant sa tasse bien loin d'elle.

— Je ne cracherais pas sur sa tombe, mais n'y apporterais pas des fleurs non plus, expliqua-t-il en se levant pour s'avancer dans la direction des tranchées.

Il balaya les alentours des yeux, faisant abstraction de l'odeur âcre qui flottait dans les airs avec persistance. Finalement, n'y tenant plus, il remonta le col de son t-shirt sur son nez pour épargner son odorat, tandis qu'il ne voyait toujours pas de fourrure noire à l'horizon.

Ses pas s'enfonçaient dans la boue lourde et épaisse. Quelques cris lui parvenaient, mais c'était un réel défi d'identifier l'espèce qui hurlait car tous les combattants rugissaient en même temps. Anael approchait des tranchées à présent et aurait aimé trouver Ange avant d'y parvenir. Il ne voulait pas spécialement assister à la mort de tant de Métamorphes de ses propres yeux.

Les tentes, dressées un peu en retrait dans une sorte de campement étrange et silencieux, se raréfièrent. Des flaques naquirent au milieu de la boue et des fleurs écarlates avaient éclos en leur sein. Anael releva les yeux avec empressement, appuyant de plus belle sur le tissu qui masquait son nez.

Il finit par s'arrêter quelques dizaines de mètres avant la première tranchée. Immobile, il se força à regarder leurs alliés, dans l'espoir d'y apercevoir la silhouette d'Ange.

Des oiseaux hurlaient dans le ciel, piquaient de temps en temps pour remonter à tire d'aile après avoir crevé un œil ou arraché des écailles. Parfois, une envolée de plumes rougies s'élevait jusqu'aux nuages et l'oiseau restait cloué au sol.

Les combats au sol faisaient rage. Anael aperçut un mandrill planter ses dents dans le cou d'un serpent qui se tortillait atrocement. Une sorte de chien-loup convulsait au sol, la gorge à moitié déchirée, de gros bouillons sanglants rejoignaient la terre, tapissant le fond des tranchées de flaques écarlates...

Anael déglutit et chercha fébrilement la fourrure noire d'Ange. Ses mains tremblaient en tenant son t-shirt contre son nez. L'odeur était atroce. Il lui semblait même qu'elle attaquait ses yeux. Il avait envie de reculer, de faire demi-tour pour s'échapper, retourner dans sa vie solitaire, caché au sein de la Ville. Seul, à nouveau, loin de tous ces conflits, loin de batailles, de la mort, de...

D'Orel. De Sophia. De Maïwenn. D'Ulysse. De tous ceux qu'il avait rencontrés dans la dimension...

Il lâcha le sol de son t-shirt pour finalement en saisir le bas, remontant une plus grande épaisseur de tissu sur ses narines. Anael ignora la sensation de froid qui le fit frissonner, alors que le vent effleurait son ventre et ses côtés, uniquement protégés d'une fine couche de combinaison noire près du corps. Le t-shirt qu'il avait finalement passé en arrivant dans ce camp provisoire était trop grand pour lui et couvert de poussière, mais il n'avait rien dit. Cela lui suffisait pour garder un peu de chaleur et cacher sa silhouette trop exposée à son goût...

Ses pas le conduisirent le long de la tranchée, à bonne distance tout de même mais assez proche pour que ses yeux gris détaillent les combattants. Tout ce qui n'était pas fourrure noire glissait dans sa vision sans qu'il ne s'y attarde. La violence régnait, les animaux se jetaient les uns sur les autres. Les alliés voulaient entrer dans le bois ; les Reptiles le défendaient...

Où se trouvait-il, bon sang ? Où était Ange ?

Anael arrivait à la fin de la tranchée. Un calme relatif semblait établi de ce côté-ci, les Reptiles étaient tapis dans des buissons, leurs yeux jaunâtres braqués sur les alliés repliés derrière une barricade précaire de branchages solides. Jugeant que personne n'allait pouvoir l'atteindre, l'Ours s'approcha en trottinant doucement, le dos courbé, pour rejoindre le petit groupe qui attendait derrière l'obstacle.

Un grand homme aux cheveux hirsutes lui fit signe de le rejoindre et il se tapit à ses côtés. Autour d'eux, des Métamorphes observaient les ennemis. Leurs vêtements bruns couverts de boue et de taches d'une couleur bien plus proche du sang étaient presque en lambeaux. Ils devaient combattre depuis un moment déjà, quelques heures voire une journée entière. Anael détourna le regard et préféra s'accroupir derrière les branchages inclinés qui formaient un toit en pente d'une solidité toute relative.

— Qui es-tu ? Que fais-tu là, gamin ? lui jeta l'homme d'un ton bourru.

— Je cherche Ange, un loup, souffla Anael en évitant de fixer les yeux de son interlocuteur.

Déjà, son comportement redevenait pétri de timidité, Anael revêtait son masque d'adolescent effacé pour éviter de provoquer des ennuis. Ses épaules voûtées et son regard fuyant firent froncer les sourcils de l'homme, qui à présent le regardait d'un air méfiant.

— Ange ? Il nous a quittés en prenant la direction d'où tu es venu. Mais dis-moi, comment t'appelles-tu ? Quelle est ton Âme ? Ta Meute ?

Anael eut un mouvement involontaire de recul, alors que le Métamorphe se penchait légèrement vers lui pour le sonder du regard. L'Hybride comprit qu'on le considérait comme un étranger, peut-être des Reptiles avaient-ils tenté de les infiltrer récemment... Il déclina son identité d'une voix ni trop forte, ni trop faible, puis l'homme se recula contre un tronc qui soutenait le mur incliné qui leur servait d'abri. Entre les interstices, on pouvait apercevoir les bois occupés par les Reptiles camouflés dans les feuillages. Ils paraissaient attendre que les alliés fassent quelque chose...

— Anael de la Meute Mixte, ravi de vous voir enfin. Je suis le chef de cette petite troupe. Ange nous a transmis l'information de votre arrivée. Nous avons l'ordre d'attaquer avec vous en renforts...

— L'ordre de qui ?

— Ulysse l'Auroch. Avec votre aide, nous pourrions percer leur défense. Vous êtes l'Atout, on raconte que vos pouvoirs dépassent l'entendement...

— Mes pouvoirs ? Il n'a pas été question que j'en fasse usage ici. Ils me prennent beaucoup d'énergie, rétorqua celui aux cheveux noirs.

— Nous possédons des potions d'énergie adaptées, fournies par la Guérisseuse de la Meute Rafale. Elles sont spécialement dosées pour vous rendre vos forces et que vous puissiez poursuivre votre chemin sans encombre.

Le regard pénétrant de l'homme vint trouver celui d'Anael pour lui transmettre sa requête avec plus de force. L'Hybride hésitait, il ne comptait pas combattre si tôt. Ce n'était pas prévu, mais visiblement le fait de se trouver face à ce mur de Reptiles juste devant l'objectif avait compliqué les choses, entraînant une décision inopinée des stratèges des Meutes Alliées. Le chef des combattants vint saisir la manche d'Anael de ses doigts abîmés pour qu'il lui consacre toute son attention et ses traits se tordirent dans une expression de résignation et de tristesse profonde.

— Sans vous, nous resterons bloqués ici. Nous n'atteindrons jamais le campement avant l'Éclipse.










I'M BACK !
Mais j'ai examen de math demain, donc c'est moins réjouissant x)

Sinon, enfin un chapitre eh oui vous ne rêvez pas ! J'espère qu'il vous a plu, que j'ai assez décrit les lieux pour que vous vous les imaginiez sans trop de peine et que ce moment plus calme ne vous frustre pas trop. :)

En tout cas les publications reprennent, tant que j'ai du temps pendant ma période d'examens !
Donc restez à l'affût, gardez ce récit au chaud dans votre bibliothèque, la fin approche...

Merci encore d'avoir lu jusqu'ici ❤️



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