44 : Inquiétudes

Anael tituba et secoua la tête. Une brusque vague de fatigue le prit par surprise et le cloua au sol. Néanmoins, il ne reprit pas forme humaine.

Ses paupières papillonnaient doucement, alors que tout devenait flou. Il n'aurait pas dû utiliser tant de magie, le contrecoup l'assaillait par surprise...

Sa bouche devint pâteuse, il poussa un léger cri épuisé. Sa vue se brouilla brutalement, il ne voyait plus rien...

— Anael, eh, reste avec nous !

L'Ours sentit une main se poser sur sa fourrure, une main douce et chaude, apaisante, une main amie. Elle le caressa un instant et on lui murmura à l'oreille :

— Reste conscient, j'appelle mon père...

La voix apostropha quelqu'un en lui hurlant d'aller chercher Ulysse. Anael eut alors comme une décharge électrique, son corps frissonna et il posa les yeux sur une forme indistincte. Mais désormais, il savait que c'était Orel, malgré le brouillard de fatigue qui lui obstruait la vue et le cerveau.

L'Aigle avait toujours une main dans sa fourrure, au niveau de son cou, juste derrière l'oreille. Ses doigts passaient lentement dans le sens du poil, comme pour qu'il se concentre sur cette sensation afin de s'accrocher à la conscience ; ce qu'il fit.

— Allez, on va te requinquer, la guérisseuse doit bien avoir une de ses potions magiques, lui dit Orel d'une voix douce.

Anael émit un grognement faiblard entre ses babines. Il se sentait si lourd.... Le sommeil lui tendait les bras...

Ses yeux se fermaient d'eux-même, alors Orel enfonça ses doigts dans sa peau, provoquant une légère douleur qui le ramena à la réalité.

— T'aurais pas dû t'épuiser comme ça. Arrête avec cette manie de perdre conscience après un coup d'éclat, sérieux, ça devient embêtant, poursuivit l'Aigle sur le ton d'une boutade.

Mais l'inquiétude lui avait malmené le cœur lors de tout l'affrontement. Derrière son petit sourire rassurant se cachait la peur de perdre Anael ainsi, parce qu'il aurait combattu de toutes ses forces, au sens propre. Ange avait vendu chèrement sa peau.

Le Loup était encore au sol, sous forme humaine. Une cape avait été étendue sur son corps pour cacher sa nudité et sa respiration s'était faite plus calme, même si ses côtes devaient avoir été fendues et gênait les mouvements de sa poitrine. Ses traits s'étaient crispés sous la douleur, il se mordait la lèvre au sang pour ne pas hurler. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même s'il était dans cet état : il avait poussé Anael dans ses retranchements. Voilà ce que ça avait donné. Et malgré sa fierté blessée, il savait que c'était la meilleure issue : l'Atout devait être fort. C'était un rôle important.

Alors il serrait les dents et retenait ses cris, alors que l'Ours sous forme animale continuait de gémir doucement, au bord de l'inconscience.

— Anael, concentre-toi, lui dit Orel d'une voix pressante lorsque ses paupières se fermèrent un bref instant.

Il aurait voulu que son père arrive plus vite. Ses mains devenaient moites, ses doigts tremblaient légèrement au contact de la douce toison de l'Ours. Il se mordit violemment la lèvre, près de hurler. Que faisait-il, bon sang ?! Anael pouvait s'évanouir d'un instant à l'autre ! Il avait si peu d'énergie qu'il restait cloué au sol !

L'Aigle croisa le regard de Maïwenn, occupée à disperser la foule d'adolescents à grand renfort de cris et autres « Ce ne sont pas vos affaires ! Circulez ». Sa chevelure rousse passa devant ses yeux, alors qu'elle jetait un regard inquiet aux deux blessés. Les deux étaient chers à son cœur...

Sophia revint soudain au pas de course. Elle s'arrêta près d'Orel, la respiration sifflante, et posa les mains sur ses genoux. Quelques gouttes de sueur glissaient sur ses tempes. Lorsqu'elle put parler, elle lui souffla :

— Ulysse arrive, il passe par les Rafales pour l'énergisant. Il faut le maintenir éveillé pour qu'il puisse le boire le moment venu.

— Et tu crois que je fais quoi ? s'énerva le blond en pestant.

— Eh, c'est pas sur moi que tu peux te défouler, Orel, le prévint la Gazelle. J'aurais aimé pouvoir faire apparaître les potions en claquant des doigts ! Mais c'est pas le cas.

Elle se posta de l'autre côté de l'Ours et posa une main au même endroit qu'Orel, mais de l'autre côté de la tête d'Anael. Il dodelinait, son crâne large penchait dangereusement de gauche à droite, puis vers le sol.

Ange fut emmené chez des guérisseurs, alors que les deux amis restaient près d'Anael. Son immense carcasse de plantigrade était encore affalée dans l'herbe, il réagissait de moins en moins aux cris. Orel lui tirait régulièrement les poils, Sophia lui tapotait la truffe. Mais petit à petit, il se sentait partir vers un sommeil profond et dangereux.

— Laissez passer ! hurla une voix d'adulte que les trois reconnurent.

Orel leva les yeux vers son père et laissa une exclamation soulagée franchir ses lèvres pincées par l'inquiétude.

— Vite, il s'endort !

L'Auroch s'approcha, écarta Sophia pour accéder à Anael et lui ouvrit la gueule des deux mains, dévoilant de longs crocs immaculés où se laissaient entrevoir quelques taches écarlates.

— Sophia, la fiole, dans ma poche ! ordonna l'Ancien tout en maintenant les lourdes mâchoires écartées.

La tête de l'animal était si pesante qu'Orel saisit le cou de l'Ours pour soutenir son poids. La Gazelle saisit l'objet demandé d'une main agile et débouchonna. Elle versa le tout dans la gorge d'Anael, le plus loin possible, puis se recula alors qu'Ulysse massait le cou de l'Hybride pour le faire avaler. Ensuite, ils s'écartèrent de l'énorme bête et se posèrent à une distance de sécurité. Des plis soucieux avaient pris forme sur leurs fronts. Orel se mit à se ronger les ongles devant le regard reprobateur de son paternel.

— Tu crois que...

— Oui, ça va aller. Mais il doit vraiment apprendre à ne plus puiser dans ses réserves, grommela Ulysse.

Il passa un pied sur l'herbe, comme pour la coucher, puis reporta son attention sur Anael, toujours dans la même position. Il avait l'air... mort.

L'Ancien secoua la tête. Cette potion d'urgence allait lui donner beaucoup d'énergie, trop pour un Métamorphe pure souche, et le faire bondir sur ses pattes. Ce qui l'inquiétait en revanche un peu plus, c'était qu'Anael ne reprenait toujours pas forme humaine. Était-ce un effet secondaire ? La jeune fille noire lui avait dit qu'il avait usé de magie, il se contint donc afin de réserver ses sermons pour plus tard.

Sophia joua nerveusement avec ses tresses ébène et soupira. Anael n'avait pas fini de leur faire peur... Elle espérait qu'il se sente mieux bientôt, histoire de dissiper ses tics anxieux. Il l'entendrait, ensuite ! Pas besoin de toute cette magie pour battre Ange, il aurait dû trouver une autre solution !

— Pourquoi il a fait ça ? demanda-t-elle abruptement. Qu'est-ce qui lui est passé par la tête ? Pourquoi était-il si... désespéré, pour gagner ? C'était un combat amical, enfin !

— Il n'avait pas le droit de perdre, avança Ulysse d'un air sombre. Il pensait n'avoir pas le droit de perdre, alors il a tout donné, jusqu'à se forcer à utiliser la Morphiax, alors qu'il ignorait ses véritables pouvoirs. Jusqu'à laisser son instinct prendre le dessus alors que c'est contre sa nature.

— Il avait le droit de perdre, protesta la Gazelle.

— Non, intervint Orel d'une voix blanche alors qu'il réalisait. Qu'auraient pensé nos alliés si l'Atout du Tueur était incapable de se battre ?

— Anael le savait. Et pendant ce combat, il s'est rendu compte qu'il ne pouvait pas surpasser Ange dans la technique. Il a essayé avec la force, mais son esprit lui a soufflé que c'était avec la Morphiax qu'il avait la puissance nécessaire. Contre la magie, Ange était impuissant. Anael a gagné, résuma Ulysse sans le quitter des yeux.

Et ils finirent par s'asseoir dans l'herbe, face à Anael, pour attendre son réveil. Leurs cœurs serrés battaient à l'unisson et l'inquiétude leur tordait les mains.

***

Un gémissement lui échappa des lèvres. Il avait mal, il sentait sa tête prête à exploser, son corps brûlait, il y avait trop de choses dans ses veines...

Il geignit et posa une patte sur ses yeux d'un mouvement raide. La luminosité lui agressait la rétine, il avait le sentiment qu'une gueule de bois l'assaillait alors qu'il n'avait aucun souvenir d'une consommation d'alcool. Que s'était-il passé ?

— Anael ? murmura une voix.

Malgré le volume extrêmement bas, il fronça le museau lorsque son nom résonna dans son crâne en échos douloureux. Il déplaça sa patte pour découvrir un œil gris et l'ouvrit avec précaution, cillant sous les rayons du soleil. Lorsqu'il put distinguer autre chose qu'un grand flou lumineux, Anael aperçut le beau visage inquiet d'Orel, penché sur lui. Ses grands yeux azurés le détaillaient, hésitants.

Anael grogna pour seule réponse, ce qui arracha un sourire à son veilleur.

— T'es enfin de retour ! se réjouit-il. J'ai bien cru que tu dormirais pendant des jours et que j'allais devoir demander un autre Atout...

L'Aigle lui offrit un sourire étincelant de sincérité et Anael se sentit tout à coup chamboulé. Orel était magnifique.

L'Ours secoua la tête pour s'ôter quelques pensées saugrenues — comme l'envie subite de le serrer dans ses bras, ce qui au vu de sa forme actuelle équivalait à un étouffement — et se dressa à quatre pattes. Il fixa le bout de ses griffes avec perplexité. Comment se faisait-il qu'il n'était pas redevenu sous forme humaine ?

Il fit quelques pas un peu vacillants, mais l'énergie pure déversée dans ses veines par la potion dont le goût lui restait sur la langue lui permit de s'affirmer rapidement. Il jeta un œil à Orel, qui l'observait en silence, toujours la même lueur heureuse dans ses iris.

— On a bien cru que t'allais roupiller encore une journée. Bon, viens, tu dois avoir la dalle, et on a quelques petits trucs à te dire.

Orel se dirigea vers le campement et Anael le suivit de sa démarche lourde. Il sentait le parfum de l'Aigle flotter jusqu'à ses narines, même s'il était à plusieurs mètres derrière lui, et les effluves masculines, puissantes et familières, provoquèrent un trouble étrange dans son corps. Il refusa d'étudier la question et se concentra sur autre chose : quelles informations urgentes devait-on lui donner ?

Finalement, son attention fut accaparée par les quelques Métamorphes qu'ils croisèrent. Il aperçut des lueurs curieuses, intriguées ou effrayées dans les yeux de ses semblables. Il se souvint alors avoir dévoilé son rôle la veille...

Et maintenant, je fais quoi ?

Car il ne pouvait plus vraiment faire comme s'il était un membre de la meute lambda, après les flammes violettes qui avaient embrasé sa fourrure. Ça ne passait pas inaperçu !

— Ils ont été impressionnés, lui murmura Orel en s'approchant de lui, tout près de son oreille droite.

Le Métamorphe posa une main sur son cou et poursuivit.

— Ils ont confiance en notre victoire, encore plus qu'avant, après avoir vu ton combat. Et moi aussi...

Anael se sentit frissonner à l'entente de la voix basse et chaude de l'Aigle. Il fallait vraiment qu'il se calme...

Qu'est-ce qui m'arrive, bon sang ? Pourquoi est-ce que je réagis comme ça ?

Anael n'en savait rien. C'était étrange, mais pas désagréable. La main d'Orel contre son cou était douce et rassurante. Au moins, il pouvait se dire qu'il avait réussi : il avait prouvé qu'il était apte à le protéger.

Encore fallait-il ne plus faillir au moment de le montrer.

Un pincement inquiet vint lui serrer le cœur, accompagné du fidèle ami « doute » qui décida de le tourmenter encore une fois. Il revit ses pertes de contrôle dans le hangar, puis les doigts d'Iris enserrer le cou d'Orel. Ses muscles se contractèrent, alors qu'il se mettait en marche énergiquement.

Cette fois... Il allait réussir.







Un petit chapitre plutôt calme, la suite le sera clairement moins... Mais j'espère que ça vous a plu tout de même ;)

Avez-vous une idée de l'annonce d'Ulysse ? Elle a l'air sacrément importante... O:)

Sinon, je vous retrouve bientôt ! Merci de continuer cette aventure <3

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