38 : Ange
La nuit était plutôt fraîche dans cette dimension. Pourtant, dans la tente des guérisseurs de la Meute Rafale, il régnait une douce chaleur et une moiteur quelque peu étouffante. On s'y habituait peu à peu et on finissait même pas l'apprécier, pour peu qu'on ne soit pas un animal arctique. Ange, en tant que Loup canadien, n'avait pas trop de problème, même si la chaleur n'était pas son environnement favori.
À ses côtés, Anael dormait encore. Sa lente respiration profonde rassurait Ramona, qui avait terminé sa potion énergisante. Elle se reposait en attendant qu'Anael ait eu assez de sommeil, chargeant encore une fois Ange de la mission de les réveiller à la tombée de la nuit.
Le Loup soupira et fixa le plafond de la tente. Il n'avait pas prévu de rester là toute l'après-midi. Maïwenn devait l'attendre pour aller s'entraîner.
Ceci-dit, il n'avait pas le droit de les laisser dormir de tout leur soûl. Bien qu'il soit encore dubitatif au sujet d'Anael — il lui avait semblé bien trop faible et déboussolé pour être l'Atout dont tout le monde parlait —, il refusait de s'éclipser en douce. Ce n'était pas son genre.
Un caractère qu'on lui avait prêté tout le long de sa vie, c'était bien la fidélité. Il n'abandonnait jamais un compagnon, fut-il insupportable. Était-ce son côté loup, ou alors son caractère à lui, il l'ignorait.
Il observa le visage endormi d'Anael. Ses traits s'étaient détendus, il semblait paisible et profondément endormi. Quelques-uns de ses cheveux s'étaient échappés de sa natte et retombaient sur son front. Son souffle chaud et lent glissait entre ses lèvres entrouvertes alors que son torse se soulevait à intervalles réguliers.
Ange le reconnut. Anael était beau, mais d'une beauté plus singulière, peu commune, une beauté qui vient avec la souffrance, qui attire comme un aimant et qui renferme des secrets. Une beauté emprunte d'innocence, aussi. Avec ce visage lisse et paisible, qui aurait cru que sur lui reposait l'espoir de vaincre le Seigneur ?
Ange soupira. Orel aussi devait en souffrir énormément. Malgré les apparences, il n'aimait pas être au centre de l'attention. L'Aigle jouait au type sûr de lui en façade, mais s'effondrait en lui-même. Maintes et maintes fois, Ange lui avait dit de ne pas faire semblant. Mais il devait sauver la face, selon lui. Ce n'était pas correct, de se laisser aller à ses émotions en public. Lui, le fils d'un Ancien, un puissant Aigle et le sujet d'une prophétie, il devait être parfait.
Mais tu étais déjà parfait, Orel.
Ange sentit les larmes monter. Il savait qu'il avait été trop violent tout à l'heure. Même s'il avait voulu faire comprendre à Anael qu'il avait blessé Maïwenn, il avait inclu dans cette mission des sentiments personnels.
La Renarde lui avait dit qu'Orel s'entendait bien avec Anael, même s'ils ne le montraient pas trop. Ange avait senti monter en lui une irrépressible jalousie. Une jalousie dont la cause était profonde et remontait à une autre époque...
Sans cette histoire, il se serait entendu à merveille avec l'Ours, il en était persuadé. Peut-être que s'il parvenait à oublier ce qui allait sûrement se tramer entre eux, alors...
Non. Orel n'allait pas risquer ça une nouvelle fois. Il n'avait d'ailleurs aucune preuve d'une quelconque attirance mutuelle entre ces deux-là. Il se faisait sûrement des idées.
Anael était sympathique. Certes un peu maladroit socialement, un peu amoché, mais Ange avait hâte de voir ce qu'il devenait une fois en pleine forme. Simple curiosité. Et comme Anael semblait le supporter, peut-être allaient-ils devenir amis, qui savait ?
Tu es stupide ou quoi ? Anael est clairement gay. Il suffit de voir comment il a repoussé Carmen. Et tu crois qu'il a dit la vérité tout à l'heure en proclamant qu'Orel ne l'intéressait pas ? Ça se voit comme le nez au milieu du visage, qu'il ment. Je le sens, quand on me ment. Et Anael est clairement intéressé. Inutile de me faire de faux espoirs. Ils vont finir par s'attirer mutuellement et alors... On va voir ce que va décider Orel. Va-t-il réessayer ?
Un mouvement à côté de son genou attira son regard et coupa ses réflexions. Anael se réveillait.
Il bougea un bras, se le posa sur les yeux et gémit.
— Oh, purée. J'ai dormi trop profondément, marmonna-t-il.
— Enfin, t'es réveillé ! Tu m'as fait peur. J'ai cru que la belle au bois dormant allait avoir besoin d'un baiser. J'allais appeler ton ami aux boucles blondes...
— Dis pas n'importe quoi. On est quel jour ? Quelle heure ? Il reste combien de temps ?
Anael se redressa et se frotta les yeux. Il semblait avoir du mal à émerger et bafouillait.
Ange se composa le visage le plus sérieux qui soit et planta son regard noisette dans celui d'Anael.
— T'as dormi un mois, mec...
— Quoi ?! s'écria l'Ours en écarquillant les yeux, soudain parfaitement réveillé.
— Eh, je blague, doucement ! lui lança Ange en riant tout en lui saisissant le bras pour l'empêcher de se lever en un éclair.
Anael le fusilla du regard. Il dégagea son bras de sa poigne et observa Ramona s'activer dans son coin de tente, réveillée par les pitreries des deux adolescents. Elle saisit sa potion entre deux doigts et s'approcha.
— Bois ça en une fois, puis sortez. Il peut y avoir un contrecoup de transformation par surplus d'énergie. Ange, tu sauras le gérer ou pas ?
— Il ne saura pas, coupa Anael en s'emparant de la fiole. Je vais aller dans le campement de ma meute pour éviter les dégâts chez vous. Merci pour tout, en tout cas, Ramona.
— Tu es sûr ? Je suis plutôt puissant, tu sais, et...
— Tu ne m'as jamais vu transformé. Je préfère ne pas prendre de risque, Ange. Viens.
Il se leva en chancelant légèrement, puis reprit son équilibre et se dirigea vers la sortie. Ramona les regarda rejoindre l'extérieur avec un sourire amical, néanmoins, son esprit essayait de se rassurer. Il allait réussir. Il le fallait. C'était le seul à pouvoir tenir le rôle de l'Atout, elle en était intimement persuadée. Anael allait devoir assumer son rôle et sa puissance, avant que cette dernière ne se manifeste trop durement et ne l'oblige à le faire par elle-même...
***
— Attends, on est censés te gérer si tu deviens un ours ? répéta Sophia.
Anael hocha la tête. À ses côtés, Ange sourit.
— Je suis en renfort !
— Depuis quand vous vous connaissez ? s'enquit la Gazelle avec une moue légèrement inquiète.
— Depuis que je lui ai mis une baffe, je dirais, fit mine de réfléchir le Loup.
Anael leva les yeux au ciel, alors que Sophia ouvrait les siens grands comme des soucoupes.
— Et t'es toujours en vie ? Le dernier a volé à dix mètres, je crois. C'était Erik, non ?
— Celui-là, il avait menacé Maïwenn, pas moi, rectifia Anael en ouvrant le produit.
— Anael, intervint Sophia en posant sa main sur la fiole pour l'empêcher de boire, je vais aller appeler Ulysse. Il ne sera pas de trop. Et attends au moins que Maïwenn arrive !
— Je n'ai pas tout le temps du monde. Je dois prendre des forces pour commencer mon entraînement ! On est pressés.
— Ce sont pas deux petites minutes qui vont changer la situation, tu ne crois pas ? répliqua Ange. Sophia a vraiment l'air de craindre une transformation. Attends Maïwenn et Ulysse.
L'Ours serra le poing et fourra ses mains dans ses poches. La jambe de son pantalon était encore déchirée, et Sophia y jeta un œil circonspect.
— C'est nouveau, le style ?
— Je vais aller me changer pour déchirer à nouveau mes vêtements par transformation ? rétorqua-t-il en haussant un sourcil.
La Gazelle soupira et partit en direction du campement, les laissant seuls dans une sorte de petite clairière dissimulée par une rangée de hêtres. Ils n'étaient pas loin des tentes, mais assez éloignés pour ne pas se faire déranger.
Anael jeta un œil à son t-shirt trop petit avec désolation. Il était encore déchiré à cause du bandage de fortune qu'il avait fait en plein milieu de la bataille contre les Reptiles dans le hangar. Cela donnait un ensemble très original de t-shirt trop court, dévoilant quelques centimètres d'abdominaux, et de pantalon déchiré jusqu'à la cuisse et plein de sang séché. Heureusement, il ne sentait pas trop mauvais, étonnamment d'ailleurs.
— Tu es si redoutable que ça ? lança Ange dans le silence du soir, alors que les oiseaux de nuit s'éveillaient à peine.
La brise faisait bruisser les feuilles des arbres dans une mélodie nocturne apaisante et Anael répondit d'une voix calme.
— Je ne dirais pas redoutable. Plutôt imprévisible.
— Ça ne veut rien dire.
— Je ne connais même pas mes limites, expliqua Anael. Je ne sais pas du tout de quoi je suis capable. Avec toutes ces nouvelles choses qui me tombent dessus... Je ne suis plus sûr de rien me concernant.
Il se rendit soudain compte qu'il parlait beaucoup trop de lui et se mura dans le silence. Ange n'insista pas et s'adossa à un tronc, à demi-caché dans l'ombre.
Anael s'assit dans la clairière et passa les doigts sur les brins d'herbe d'un air absent. La lune se levait lentement et nimbait les silhouettes d'argent. Les étoiles piquetaient le ciel en brillant doucement. L'Ours observa le chatoiement du liquide qui se trouvait dans la fiole en fredonnant, pour il ne savait quelle raison.
Il lui semblait que cette mélodie avait un lien avec sa mère. Pourtant, il n'avait pas beaucoup de souvenir d'elle ou de moments passés ensemble.
Un craquement lui apprit que Sophia revenait avec Maïwenn et Ulysse. Il se leva en silence et attendit qu'ils rentrent dans l'espace dépourvu de troncs, les doigts jouant avec un brin d'herbe distraitement. Ange se décolla du chêne auquel il s'était appuyé et s'approcha, avant de se figer.
Orel entra dans la clairière. Ses yeux bleus passèrent sur tous les occupants pour finir par s'arrêter sur le visage lisse d'Ange. Il se figea également, les muscles tendus.
— Ange. Ça... Ça fait longtemps.
— Orel, articula simplement l'autre avec un signe de tête.
— Bien, Anael, montre-moi cette fiole, intervint Ulysse en s'approchant de l'Ours.
Il ignora la tension entre son fils et le Loup pour prendre la potion des mains d'Anael. Il la tourna dans tous les sens et la regarda attentivement.
— Je sens énormément d'énergie dans cette préparation. Elle est sûre du dosage ?
— Je dois reprendre de l'énergie rapidement, Ulysse. Alors je suis prêt à en absorber le plus possible.
L'Auroch regarda fixement l'Ours durant quelques instants, avant de se reculer d'un pas en lui rendant la fiole.
— Tu as changé, Anael, murmura-t-il.
L'Ancien sourit et se plaça à l'extrémité de la clairière. Tous firent de même en silence et Anael inspira lentement. Il dévissa le bouchon de cire et renifla le liquide. Il sentait la vanille.
Mauvais signe.
— J'y vais, lâcha-t-il en levant une main tremblante.
Et si ça me tue ?
Il ferma les yeux avec force et versa le contenu de la fiole dans sa gorge.
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