27 : Morphiax

Il avait l'impression de se consumer de l'intérieur, qu'un brasier violent se déchaînait dans ses veines et s'apprêtait à le tuer dans d'atroces souffrances.

Sa bouche s'ouvrait désormais sans qu'aucun cri ne s'en échappe. Ses yeux ne voyaient plus rien, envahis par une lumière violette. Il n'entendait rien, comme s'il était isolé dans une bulle. Ses sens étaient étouffés. Mais par quoi ?

Il avait mal, terriblement mal. Il lui semblait que ses muscles, ses tissus, ses fibres, les moindres parties de son corps se remodelaient sans qu'il puisse l'empêcher et surtout, sans qu'il ne le veuille.

Anael essaya de reprendre le contrôle de son corps. Il commanda à ses muscles de bouger, mais rien n'y fit. Il était tétanisé.

La panique enflait. Était-il en train de mourir ?!

— ANAEL !

Il revint brutalement à la réalité, tremblant. Devant ses yeux éblouis, il distingua le visage inquiet de Sophia, ses iris noirs, sa peau sombre, ses cheveux en tresses salies par les combats...

— Reste avec nous, Anael !

Mais il avait si chaud... La sueur devait lui ruisseler sur la peau. Pourquoi les flammes ne lui couraient-elles pas sur le corps ? Pourquoi n'étaient-elles pas réelles ? Il les sentait, il brûlait, il avait mal...

— Anael !

Il tourna légèrement la tête et ce simple mouvement lui arracha une légère grimace de douleur. Ses iris couleur d'orage croisèrent soudain un ciel bleu sans nuage, une étendue d'azur qu'il connaissait bien. Orel s'approcha et prit la place de Sophia, qui s'assit non loin, aux côtés de Maïwenn. Elle serra son bras contre son abdomen, tandis que la Renarde fixait l'Ours, les yeux écarquillés.

— Anael, il faut que tu restes avec nous, d'accord ? Si tu perds connaissance, tu risques de ne pas te réveiller. On... On va essayer de... que tu aies moins mal... bafouilla-t-il en jetant un regard affolé à Sophia, qui ne lui répondit pas.

Ses lèvres formaient un ensemble de mots muets, cependant tous reconnurent sans peine ceux prononcés peu auparavant par Ulysse, dans la tente.

« Son sang sera la clef, son cœur, le réceptacle » murmurait la Gazelle, les yeux dans le vague.

Anael ne chercha pas à les comprendre tout de suite, bien trop occupé à souffrir en silence, mais Orel avait blêmi. Ses mains tressautèrent alors que les yeux des deux filles se rivaient sur l'Aigle. Il ouvrit la bouche, les joues écarlates, puis se gratta la gorge en fixant le vague.

— Hem, il faut qu'on sache comment arrêter sa douleur, articula-t-il. Sophia ?

— Il faut attendre. On ignore ce qui se passe, lâcha la jeune fille. La Morphiax semble se loger à l'intérieur de lui, mais franchement, je ne sais pas ce qui va lui arriver...

Anael tenta de rester éveillé, comme on le lui avait demandé. Mais la détresse de ses amis l'atteignait de plein fouet. Ils ignoraient quoi faire, ne savaient pas ce qui lui arrivait...

Ses yeux se fermaient lentement. Ses muscles étaient si contractés qu'ils semblaient près de se briser. Orel, Sophia et Maïwenn se mirent à crier afin de le garder parmi eux, mais l'attraction était trop forte. Le feu qui le brûlait de l'intérieur l'attira dans ses filets.

***

— Il va se réveiller.

— Orel, il...

— JE TE DIS QU'IL VA SE RÉVEILLER !

Un brusque sursaut saisit le corps d'Anael, qui entrouvrit légèrement les paupières. Il aperçut la vague forme du visage de l'Aigle, penché sur lui, et l'épaule de Sophia dans un coin de sa vision. Orel se pencha, lui frôla le visage pour murmurer à son oreille.

— Tiens bon. Allez. Contrôle cette énergie en toi...

Mais Anael perdit à nouveau connaissance.

***

— S'il parvient à la contrôler, nous pourrons rentrer chez nous.

— Tu te rends compte que ça fait quatre heures qu'il est comme ça ?

— Oui, et ça durera tant qu'il ne parviendra pas à se sortir du tourbillon d'énergie qui doit faire rage à l'intérieur de son corps, de son Âme peut-être ! On ne peut rien faire, Orel.

Un soupir las parvint aux oreilles de l'Ours.

— Il va y arriver. J'en suis sûr.

— Moi, pas. Il a toujours fui devant la difficulté, pourquoi changerait-il maintenant ? Il va se laisser consumer.

— Maïwenn, ne dis pas de bêtises !

— C'est toi qui es aveugle ! Orel, regarde son visage ! Il n'a jamais été aussi pâle, aussi proche de mourir. Anael n'est pas courageux. J'ai cessé de le croire il y a quelques heures.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il avait renoncé ! Il ne croyait plus en une possible victoire !

Un râle s'échappa de la bouche d'Anael. Étendu au sol, dans l'herbe, il ouvrit des yeux voilés et quasiment aveugles. Sa peau brûlante était couverte de linges imbibés d'eau. Une étrange lueur violette semblait pulser sur le tracé de ses veines.

Il sentait à présent ce qui le faisait tant souffrir. Il y avait une énergie bouillonnante sans son cœur, qui crépitait et s'enflammait. Elle lui était étrangère et à la fois familière, il lui semblait qu'il aurait dû accueillir cette magie sans peine mais qu'elle se heurtait à autre chose... Une autre forme de magie, une énergie différente qui brûlait dans tout son corps, hurlait son désaccord de devoir partager son coeur avec une consœur si étrange.

Et c'était cet affrontement qui le faisait souffrir.

Il devait les calmer, contrôler ces puissances semblables et différentes à la fois, même s'il les découvrait pour la première fois.

Mais comment ? Peut-être que Sophia, Orel ou Maïwenn saurait...

Il ouvrit la bouche, prêt à articuler avec toute sa détermination. Ses amis se turent, se rapprochèrent de lui afin de mieux l'entendre. Ce ne fut qu'un murmure qui sortit de la gorge serrée d'Anael, mais ils purent le comprendre.

— Elles... se... battent. La Morphiax et... l'autre.

La Gazelle hocha la tête et lui répondit d'une voix apaisante.

— On va t'aider. Maintenant qu'on sait ce qui se passe, ça va aller, d'accord ?

Orel l'imita.

— Tiens bon encore un petit moment.

Anael hocha faiblement la tête et ferma à demi les yeux, même si cette fois, il ne s'endormit pas. Il put comprendre tous les propos échangés par ses amis à propos d'une solution. Si Sophia proposait une transfusion sanguine pour une raison qu'il ne saisit pas — ce qui serait très difficile, puisqu'il faudrait faire une prise de sang à un ours brun d'Europe —, Orel disait qu'il pouvait calmer les deux magies en lui par la force de son esprit.

Maïwenn, elle, ne pipait mot. Elle fixait le ciel d'un air absent, le visage impassible et lisse.

— Tu as une idée, Maïwenn ? l'interrogea soudain Sophia.

Cette dernière secoua la tête.

— Qu'est-ce que tu as ? intervint Orel en fronçant les sourcils.

Ils crurent un instant qu'elle n'allait pas répondre, mais finalement elle le fit d'une voix lasse.

— Vous vous démenez alors que vous ignorez si toutes vos idées sont possibles... Je pense qu'il faut laisser Anael gérer ça. On est complètement ignorants.

Les deux autres prirent le temps de réfléchir, puis tous posèrent le regard sur le concerné, qui les regardait avec difficulté, tant l'appel de l'inconscience était fort. Il réfléchit lentement, épuisé, et finit par croire Maïwenn. Au fond, lui seul savait ce qui se passait réellement.

Il regarda la Renarde et un léger sourire s'étendit sur ses lèvres. Surpris, les Métamorphes ne dirent rien. Anael en profita pour glisser dans un murmure :

— Tu as raison, comme souvent.

Et il ferma les yeux.

***

La bataille faisait rage au fond de lui. Son esprit se glissait parmi les étincelles et les flammes que produisaient les deux magies, à la recherche des cœurs de ces deux entités. S'il parvenait à les maîtriser, elles cesseraient cette lutte dans son corps et il pourrait se réveiller entièrement. Du moins, il le pensait.

Deux couleurs semblaient s'affronter. Le mauve, couleur de la Morphiax, se jetait contre une lumière vive et bleue dont Anael ignorait la réelle origine, même s'il se doutait qu'elle lui appartenait. Peut-être était-ce la magie de sa partie Sorcière qui se manifestait face à l'intrusion forcée de la magie des Métamorphes ?

Il se dirigea mentalement vers son cœur, où il sentait l'origine de la Morphiax. Une sphère violette tournoyait sur elle-même, crépitante et impétueuse, comme un animal prisonnier. Il l'effleura mentalement, lui insufflant tout le calme dont il était capable. Elle cessa alors de projeter des éclairs dans ses veines, puis sembla se calmer lentement.

Anael se dirigea donc vers la lumière bleue, mais elle était partout à la fois. Elle faisait tellement partie de lui qu'il ne parvenait pas à lui trouver de cœur. Heureusement, au moment où la Morphiax se cantonna à son cœur pour tourbillonner, l'autre magie se calma et retrouva son état passif, devenant presque invisible. Anael sut alors comment il avait pu ignorer cette présence, cette magie qui sommeillait au fond de lui. Elle était assez discrète, il n'avait jamais appris à la détecter ou à s'en servir. Il sentit alors que suite à cet affrontement, il allait la voir se manifester plus souvent. Et il ignorait si c'était positif.

Soudain, il se sentit aspiré hors de cet état de découverte interne. Il ne vit plus les deux magies et se réveilla doucement.

***

Il ouvrit les yeux sur un soleil éclatant. Aucun nuage ne venait troubler l'azur infini.

Anael prit appui sur ses coudes pour se redresser et s'assoir. Il se trouvait toujours au bord de la clairière où le sceau avait disparu, comme si rien ne s'était passé. Mais une brève introspection permit à Anael se détecter la Morphiax, ondoyante, enroulée autour de son organe vital.

Il balaya les alentours du regard et distingua une silhouette endormie non loin. La masse de cheveux roux lui permit de reconnaître Maïwenn. Aussitôt, il repensa à ce qu'avait dit Iris. La Renarde serait amoureuse de lui ?

Devait-il lui demander si c'était vrai ? Ou la laisser parler si elle en avait envie, si elle s'en sentait capable ?

Anael était tiraillé. Il respectait le plus souvent le silence des autres mais ici, cela le concernait plus que directement. Que faire ?

Il n'eut finalement pas à choisir. Maïwenn se redressa et s'étira un instant, avant de l'apercevoir et de se diriger vers lui. Ses yeux exprimaient un soulagement énorme, légèrement embués, mais la fière Renarde se refusait à un relâchement quelconque. Anael vit qu'ils avaient retrouvé la Combattante qui avait quitté sa Meute pour vaincre.

— Tu as réussi ?

Anael hocha la tête, encore un peu groggy. Il se frotta les yeux, puis se saisit d'une gourde et but de longues gorgées d'eau. Sa gorge était si sèche qu'il n'arrivait pas à parler.

Enfin, il la reposa à ses côtés et reporta son attention sur Maïwenn.

— Tu avais raison, finalement, croassa-t-il avec un léger sourire. J'ai dû résoudre ce problème seul.

— J'ai souvent raison, répondit-elle avec un rictus moqueur. Plus sérieusement, je reconnais quand nous sommes désarmés face à une situation.

Comme elle n'ajoutait rien, Anael se racla la gorge maladroitement. Il regarda Maïwenn d'un air franchement hésitant. Elle lui retourna un regard soudain las, puis le coupa alors qu'il commençait une phrase bredouillante.

— Tu vas me demander si ce qu'a dit Iris est vrai, hein ?

Anael détourna les yeux, embarrassé.

— Si tu veux tout savoir, murmura Maïwenn en fixant les sous-bois, lorsque tu es arrivé, tu m'as fait penser à moi, quelques temps plus tôt. Tu m'as fait forte impression, dans la Clairière, métamorphosé en ours immense, tout fait de griffes et de dents. Puis, je t'ai finalement aidé à apprendre le combat. Peu à peu, je... je t'ai admiré de plus en plus pour ce que tu réussissais à faire, alors que certains t'étaient franchement hostiles et que tu semblais avoir vécu les pires choses au monde. Je crois qu'au fond, cette admiration que je te vouais s'est transformée en un léger béguin...

Elle tourna finalement la tête dans sa direction, le regard déterminé mais les joues rouges. Anael retint son souffle.

— Alors oui, c'est vrai. Je t'aime. Même si je sais que... que tu ne m'aimes pas, lâcha-t-elle en terminant dans un filet de voix brisé, ce qu'elle détesta au point de se détourner brusquement.

— Je... Je t'apprécie, Maïwenn, vraiment. Mais tu as raison, pas... pas comme ça, murmura Anael avec l'impression d'être misérable.

En même temps, il ne comprenait pas l'admiration de Maïwenn. Il s'était conduit comme un égoïste la plupart du temps, n'avait généralement pensé qu'à sa personne et avait piqué des crises d'identité avec, lui semblait-il avec du recul, la maturité d'un enfant... Il était faible. La tristesse ainsi que la honte l'envahirent et il baissa le visage.

— Non, Anael. Tu es... sensible, c'est tout, souffla la Renarde, devinant les pensées qui le submergeaient.

Elle finit par se lever avec des restes de raideur et lança :

— Tu devrais jeter un oeil aux changements.

— Quoi ? lâcha Anael en haussant un sourcil. Quels changements ?

— Ton corps, fit-elle avec un début de sourire, avant de s'en aller sans rien ajouter.

Lorsqu'elle disparut parmi les troncs chauffés par le soleil, flamme orangée au milieu des feuilles émeraude, il baissa le regard vers son torse.

— Ah.

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