25 : Chantages
Se sentir stupide, Anael connaissait.
Avoir des remords, il avait l'habitude.
Mais se sentir stupide et regretter d'avoir dit quelque chose de... stupide, justement, ça, c'était une première.
Sa petite harangue avait été bien faible. Alors comme ça, il tentait de motiver les troupes ? Génial. Quand ils seraient morts, ils lui feraient une haie d'honneur en Enfer. Quelques mots, et il croyait que comme par magie leurs forces allaient leur revenir ? Il avait envie de se frapper, mais préféra ne pas s'amocher plus qu'il ne l'était déjà.
Il sortit de ses pensées pour éviter une lame d'une roulade maladroite.
Les coups étaient puissants et ses esquives, in extremis. Ses adversaires se relayaient afin de ne pas se fatiguer, attendant qu'Anael faiblisse. Iris combattait Sophia dans un duel tourbillonnant, épée contre bâton, et Anael entendait fréquemment des exclamations de douleur qui provenaient de la Gazelle. Orel, quant à lui, essayait de ne pas se faire trancher en deux face à deux adversaires tenaces. Ses dagues lui sautaient régulièrement des mains et il devait effectuer toutes sortes d'acrobaties pour les récupérer. La fatigue se lisait sur leurs trois visages, tandis que les Reptiles prenaient leur temps pour les découper en rondelles.
Iris ne cessait de parler, de les railler, et Anael sentait l'impuissance lui bouillir dans les veines. Il rageait contre la fatigue qui lui engourdissait les sens. Il rageait contre son idée de les porter toute la nuit. Et, plus que tout, il rageait contre ses techniques de combat médiocres.
Une entaille courait déjà le long de son flanc. Le sang coulait de la plaie alors qu'Anael essayait de ne pas grimacer, de ne pas se laisser déconcentrer. Mais c'était peine perdue.
Un coup de poing le fit basculer en arrière. Il heurta un roc qui émergeait du sol et eut le souffle coupé. Adossé à la pierre, il fixa d'un œil vide son adversaire, qui lança à Iris qu'il avait battu « le maigre » en faisant passer son poignard d'une main à l'autre. Anael crut voir passer une langue fourchue entre ses lèvres.
Mais la combattante était occupée par Sophia. La Gazelle faiblissait inexorablement mais tenait encore le coup, malgré ses blessures multiples. De petites entailles laissaient échapper du sang vermeille sur ses vêtements et dans ses tresses d'ébène. Iris abattit soudain son épée et Sophia hurla.
Elle lâcha son bâton, puis serra son poignet contre son ventre en se pliant en deux. Des larmes de douleur ruisselèrent sur son visage crispé.
Iris jubila. Anael cria. Orel fut déconcentré et reçut un puissant coup dans l'abdomen qui le cloua au sol.
Ses deux adversaires se jetèrent sur lui et l'immobilisèrent. Le silence se fit. Seules les respirations légèrement trop rapides des Reptiles le rompaient. Quant aux trois adolescents, ils respiraient si faiblement que chacun craignait qu'un autre soit mort. Ils se jetaient des coups d'œil désespérés. Un certain fatalisme se lut dans les yeux d'Anael, alors qu'Orel semblait encore prêt à établir une stratégie afin de s'en sortir. Mais l'Ours ne voyait aucune issue.
Iris planta son épée dans le sol.
— Eh bien, on dirait que ça a été plus simple, cette fois.
Anael aurait voulu répliquer, mais son torse lui semblait écrasé par une force inconnue suite au choc de sa chute. Il serra quelques brins d'herbe entre ses doigts, impuissant, réduit à regarder le Serpent se pavaner devant eux, conquérante.
— Maintenant, vous allez me dire ce sur vous faites ici, en plein milieu de cette vallée. Je sais ce qui se trouve ici, sachez-le, mais j'ignore si vous le savez ou si c'est un hasard que vous soyez justement venus dans cette plaine...
Aucun ne pipa mot. Sur un signe excédé d'Iris, un Reptile se métamorphosa en long boa et rampa jusqu'à la silhouette d'Orel, immobilisé au sol. Il s'enroula autour du corps de l'Aigle et se plaça ostensiblement autour de son cou. Iris claqua des doigts, les yeux rivés tour à tour dans ceux d'Anael et de Sophia, qui fixaient, horrifiés, le serpent commencer à serrer leur ami dans ses anneaux écailleux.
Orel se débattit. Sa figure passa au rouge écarlate. Les deux Reptiles qui le maintenaient devaient utiliser beaucoup de force pour le garder immobile, mais y parvenaient. Orel suffoquait.
Sophia hurla. Iris lui sourit.
— Alors, tu t'es décidée ?
Malgré les larmes qui coulaient sur son visage, la Gazelle secoua la tête. Iris soupira d'un air mélodramatique.
— Alors tu vas devoir regarder ton ami mourir...
Sophia fixa son regard noir sur Orel. Ses traits, crispés de douleur et de tristesse, étaient le parfait reflet de l'état intérieur d'Anael. Sauf que lui, ne pleurait pas. Il en était incapable. Le choc ne le faisait pas réaliser. Orel allait s'en sortir. Il allait repousser ses adversaires, tuer Iris et les sauver. Il était plus fort que ça.
Il se sentit nauséeux. Bien sûr que non, puisqu'il était en train de mourir !
Il contracta ses muscles dans un vain effort pour se lever. Mais il semblait collé à la roche, incapable d'effectuer le moindre mouvement. Impuissant, il vit les gestes d'Orel ralentir, puis se figer alors que le visage de l'Aigle tournait au mauve.
Anael eut un haut-le-cœur. Il parvint enfin à se lever avec des gestes saccadés et faibles. Le Reptile qui l'avait battu amorça un pas pour le renvoyer au tapis, mais Iris lui fit signe de n'en rien faire. Anael marcha lentement, s'approcha du corps d'Orel sans vraiment y croire. Le boa s'éloigna en sifflant, se dressa, mais le regard noir que lui jeta l'Ours l'empêcha de s'approcher. Anael se jeta à terre et s'érafla les paumes. Des larmes brûlantes jaillirent enfin de ses yeux. Ses mains vinrent aggriper le tissu du t-shirt de l'Aigle, serrant ce vêtement comme si cela allait réveiller son ami.
Sophia hurla à la mort. Sa main blessée était encore compressée contre son ventre et elle était à genoux, épuisée, triste et vaincue. Des larmes salées creusaient des sillons dans la poussière qui maculait ses joues. Elle baissa la tête, incapable de regarder Orel.
— Quelle drama-queen, celle-là ! soupira Iris. C'était ton petit copain ? Tu aurais dû le sauver, ça aurait été si simple... Il suffit de me dire pourquoi vous êtes dans cette vallée.
Elle fit un rapide signe du poignet et un Reptile s'empara d'Anael, qui ne se débattit pas. Il lui semblait qu'il était mort à l'intérieur. Ses yeux fixaient le vague. Il aurait dû se prémunir. Il aurait dû refuser de s'attacher. Il n'aurait pas souffert, comme ça. Mais c'était trop tard.
— Peut-être que si on tue celui-là, tu seras plus coopérative, Sophia !
Le Reptile plaça un couteau sur la gorge d'Anael. Le froid sur sa peau ne provoqua rien d'autre qu'un léger froncement de cils. Il était à nouveau adossé au roc immense, véritable dossier de pierre. Sophia le fixa avec toute la détresse du monde dans les yeux.
— Ce serait dommage d'abîmer un si joli visage... susurra Iris en s'approchant de la Gazelle.
Elle baissa la tête.
— Je... Je vais parler.
Anael lui jeta à peine un regard. Il n'avait plus aucune émotion. Qu'elle les vende, ça ne ramènera pas Orel. Et qu'elle se taise, si elle le veut : ça ne changera rien non plus.
— Bien, tu deviens raisonnable...
Elle fit signe au Reptile qui tenait Anael de reculer sa lame. Il se plaça à ses côtés, assez proche pour le rattraper s'il tentait de s'évader. Sophia avait la lèvre qui tremblait, ses yeux demandaient pardon à un aveugle. Anael n'avait plus aucun réaction.
— Je peux juste... dire au revoir à Orel, avant ? murmura la Gazelle.
Iris leva les yeux au ciel mais hocha la tête. L'un de ses sbires suivit la jeune fille de près et elle s'accroupit à côté du corps de son meilleur ami. Elle sanglota un instant, la main posée sur la poitrine d'Orel.
Soudain, elle se figea. Ses yeux s'écarquillèrent, mais elle se reprit bien vite et Iris ne remarqua rien. Elle lui tournait le dos.
La Serpent s'approcha d'Anael et se mit à genoux juste devant lui. Elle leva une main, traça le contour de sa mâchoire avec un sourire de mauvais augure.
— Alors, tu m'as préférée à qui ? La petite Gazelle ?
— Iris...
Elle se tourna vers Sophia, qui s'était retournée vers elle. Le soldat qui la surveillait tenta de lui saisir l'épaule, mais elle le repoussa fermement d'un air excédé.
— Ça va, je ne vais pas m'enfuir !
Elle s'avança vers Iris à pas lents. La Reptile délaissa Anael et se planta face à la Gazelle, les yeux plissés. Ce soudain changement d'humeur ne lui était pas passé sous le nez. Même si Anael avait également remarqué cette attitude, il ne fit que regarder Sophia d'un air neutre.
— Eh bien, tu es décidée ? Pourquoi êtes-vous ici ?
— Libère Anael, vous l'avez arraché au cadavre de son ami. Laissez-le faire ses adieux correctement, pendant ce temps, je vous raconte, négocia Sophia.
Iris s'approcha d'elle d'un air menaçant.
— J'ai une tête de marchande de légume sur la place du village ?!
— Vous voulez savoir, oui ou non ?! répliqua-t-elle sur le même ton.
Iris saisit violemment le bras d'Anael et le projeta vers Orel. Il atterrit mollement à quatre pattes, le visage près de la poitrine de son ami. Les larmes se remirent à couler tandis qu'il tentait de reprendre ses esprits. Il secoua la tête.
Pourquoi Sophia l'avait-elle fait approcher Orel ? Pour qu'il souffre ? Sûrement pas...
Son esprit embrumé avait du mal à réfléchir. Il fixa le visage de l'Aigle, toujours légèrement mauvâtre.
Son ouïe finit par repérer quelque chose. Un léger bruit régulier, qui augmentait lorsqu'il s'approchait du corps. Pour camoufler ce mouvement, il posa sa tête sur le torse de l'étouffé et son souffle se bloqua. Une décharge semblait lui traverser le corps et réveiller tous ses muscles.
Son esprit s'éclaira.
Son cœur bat ! Il vit !
Anael retint le sourire qui voulait s'étendre sur son visage fatigué. Rapidement, il réfléchit. Le cœur battait, mais il ne respirait plus. Que faire ? C'était Sophia, l'experte médicale !
Il tourna légèrement la tête, se composant un visage effondré, vers les deux Métamorphes qui discutaient. Sophia semblait alimenter la conversation de détails sans importance, mais soudain, elle haussa légèrement la voix.
— Et donc, là, pour sauver Maïwenn, j'ai dû pratiquer le bouche à bouche afin qu'elle se remette à respirer, et puis je lui ai donné une gifle. Mais, si d'habitude ça permet à un Métamorphe de se réveiller, ici...
— La ferme ! hurla Iris, à bout de nerfs. Dis-moi pourquoi vous êtes ici !
Anael ne prêta pas attention à ses cris. La lumière venait de se faire dans son esprit. Sophia lui avait dit ce qu'il devait faire, mais...
Il regarda le visage d'Orel, figé. Il écouta les faibles battements de son cœur qui essayait de rester en vie. S'il n'avait pas été un Métamorphe, il serait déjà mort.
L'Ours prit une grande inspiration. Lorsqu'il jeta un œil aux Reptiles, il vit qu'aucun ne le regardait vraiment, préoccupés par l'échange entre les deux filles. Sophia accumulait les détails afin de lui laisser le temps de sauver Orel. Elle risquait sa peau.
Anael ferma les yeux un bref instant, puis se décida.
Il pinça le nez de l'Aigle et se pencha. Après une longue inspiration, où l'odeur captivante d'Orel se mêlait aux senteurs des bois, il posa ses lèvres sur les siennes et souffla tout l'air qu'il pouvait lui donner.
Malgré le frisson qui l'agita et la brusque envie de ne plus bouger qui lui serra le cœur, il se détacha du Métamorphe et reprit une goulée puissante. Il joignit à nouveau leurs lèvres avec moins d'hésitation. Il devait le sauver. À son contact, des émotions contradictoires s'agitaient, tantôt chaudes, tantôt étranges et indéfinissables. Anael ne chercha pas à mettre des mots sur ce qu'il ressentait alors. Il en aurait sûrement le temps plus tard. Là, c'était ce qui lui manquait.
Lorsqu'il se redressa, il recommença, encore trois fois. Puis, il suivit le second conseil de Sophia. Sa main frappa la joue de l'Aigle avec un claquement qui n'échappa pas à l'un des Reptiles, qui s'approcha, l'épée levée.
— Qu'est-ce que tu fous ?
— Je lui dis au revoir... murmura Anael avec une tristesse feinte.
Le Reptile fronça le nez et lui lança un regard empli de pitié. Néanmoins, voyant qu'il n'allait pas bouger et se mettre à courir, il reposa son attention sur Iris et Sophia. La Gazelle avait de plus en plus de mal à faire traîner la conversation, et s'approchait dangereusement de l'origine de leur présence. Iris en eut soudain assez et saisit la jeune fille par la gorge, la soulevant du sol avec une force herculéenne sûrement dûe à la nature de son Âme. Elle approcha leurs visages, alors qu'Anael se tournait vers Orel, alarmé.
Il pencha son oreille vers la bouche de l'Aigle, guettant le moindre signe de vie, le moindre souffle. Il retint le sien, les mains tremblantes.
Un léger mouvement d'air lui effleura la joue. Le torse d'Orel enfla légèrement, signe qu'il respirait.
Anael sentit des larmes de soulagement lui monter aux yeux. Orel était vivant, il avait réussi !
— Si tu décides encore une fois de m'entourlouper, gamine, menaça Iris avec une grimace furieuse, je te brise le bras. Dis-moi pourquoi vous êtes ici. Arrête d'essayer stupidement de gagner du temps !
Elle tendit la main. Sophia lui flanqua un coup de pied qui la fit à peine tressaillir, tandis que la Reptile saisissait son poignet blessé. Du sang jaillit. La Gazelle hurla.
Un craquement retentit dans la clairière. Anael sentit la colère l'embraser, mais avant d'aller secourir Sophia avec le peu de force qu'il lui restait, il devait encore accomplir quelque chose.
Il sentait qu'Orel allait se réveiller. Ses pupilles bougeaient sous ses paupières. Le bruit et les cris allaient le sortir de son sommeil. Alors, Anael réveilla discrètement l'Aigle et lui plaça une main sur la bouche, étouffant l'exclamation qui faillit les trahir. Ils n'avaient plus beaucoup de temps.
Sans réfléchir, Anael se pencha vers l'oreille d'Orel et lui parla d'une voix inaudible.
— Ils te croient mort. Ne bouge pas.
Ensuite, il se leva en chancelant, tandis qu'Orel ouvrait des yeux flous et papillonnants. L'Ours fit volte-face et courut.
Ses pas étaient titubants mais il parvint à bousculer Iris, qui lâcha Sophia avant de rouler souplement dans l'herbe. Anael aida la Gazelle à se remettre debout. Cette dernière tremblait de douleur.
— Anael ! s'écria Iris en se relevant gracieusement, sourire aux lèvres. Je vois que tu es sorti de ton état de légume. Tu es venu me dire la raison de votre présence ? Parce que sinon, je serai dans l'obligation de tuer ta chère amie l'agaçante Gazelle.
— Tu peux rêver, cracha-t-il alors que les sbires de la Serpent les entouraient.
La jeune femme plissa ses yeux bleu sombre avec une déception feinte. Elle soupira et dégaina son épée.
— J'aurais aimé ne pas en arriver là...
Elle bondit et, avant que les deux Métamorphes épuisés n'aient pu faire quoi que ce soit, se retrouva derrière Anael, la lame serrée contre la gorge de l'Ours. Sophia fut repoussée sans ménagement et aplatie au sol par l'un des soldats.
— Tu es décevant, Anael, commença Iris avant de se tourner vers Sophia avec un sourire de jubilation. Eh bien, dernière chance, miss. Soit tu me dis pourquoi vous êtes ici... Soit je tranche la si belle gorge de notre cher Anael.
Ce dernier ne cessait de se poser une question. Pourquoi semblait-elle aussi obsédée par cette information ? À croire que sa vie en dépendait ! Elle aurait pu tous les tuer depuis longtemps !
Et si elle savait qu'il faut le sang du descendant du Banni pour délivrer la Morphiax ? Non, impossible. Elle ignore sûrement tout de cette magie.
Cependant, cette hypothèse qu'elle veuille délivrer ce pouvoir pour son usage ou celui du Seigneur ne quitta pas l'esprit de l'Ours, alors qu'il fixait Sophia en secouant la tête. Il ne fallait pas qu'Iris connaisse leur but... Sinon, tout ce qu'Anael avait vu dans la dimension, tous ces gens, ces enfants qui ne demandaient qu'à vivre en paix allaient le payer. Allaient payer leur impuissance.
Et ça, il ne se le pardonnerait jamais. Tout égoïste qu'il aurait été, c'était fini. Il tenait à ces gens — peut-être pas tous, certes — mais imaginer Ulysse, Deborah, Colibri et les autres mourir sous les attaques du Seigneur l'emplissait d'une culpabilité si forte qu'il aurait peut-être été incapable de vivre avec. Et il était sûr que le Seigneur était au courant pour la Morphiax, comme il se doutait qu'il ne négligerait pas l'obtention d'un tel avantage.
Il baissa la tête avec résignation. Son regard se porta vers l'endroit où gisait Orel, encore couché au sol, mais dont le torse se soulevait à intervalles réguliers. Au moins, lui, était sauf.
Sophia frappa le sol de sa main valide, les yeux inondés de larmes. La rage de ne rien pouvoir faire la brisait de l'intérieur.
— Non ? Toujours rien ? lança Iris d'un ton léger. Alors il mourra.
Anael se prépara à la douleur de la lame pénétrant sa chair, déchirant muscles et os pour séparer sa tête de son torse. Mais il eut un choc encore plus grand lorsqu'une voix s'éleva depuis l'orée des bois.
— Moi, je vais vous le dire, mais épargnez-les.
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