24 : Animaux
— Tu aurais peut-être dû éviter de la baisser autant.
Anael leva les yeux au ciel mais ne répondit pas, car sa gueule n'était pas faite pour articuler. Sophia soupira et continua.
— Elle avait des petits.
— Elle nous a attaqués, intervint Orel depuis sa place, à l'avant de la file. Et malgré le fait qu'Anael prenne l'apparence d'un ours mâle, elle a vu qu'il n'était pas vraiment un ours.
— Heureusement que nous sommes plus forts que les vrais animaux dont nous prenons la forme, grommela Sophia. Sinon, tu aurais eu l'air fin, Anael ! Elle faisait deux fois ton poids.
Ce dernier grogna pour toute réponse. Il avait assez griffé l'ourse pour qu'elle parte rejoindre ses petits, qu'elle avait cachés non loin, et qu'elle les laisse tranquille. C'était le seul but de ce petit combat. Mais effectivement, s'il n'avait pas été un Métamorphe, il n'aurait pas eu la carrure pour se mesurer à l'ourse.
Ils continuèrent de marcher pendant quelques heures. Le soleil poursuivait sa course dans les cieux dépourvus de nuages et les ruisseaux que la petite troupe traversait les rafraîchissaient agréablement. Anael sentait à chaque minute qui passait le poids sur son dos qui croissait et même si ce n'était qu'une impression, il se sentait de plus en plus courbaturé au fil des reprises de la marche. Sophia et Orel souffraient d'ampoules aux pieds et de crampes dans les jambes ainsi qu'aux épaules à force de porter leurs sacs et de marcher presque sans interruption.
Un soir, lorsqu'ils s'arrêtèrent dans un bosquet au milieu d'une vallée, Orel leur fit signe de ne plus bouger. Il avait aperçu une forme en contrebas, de l'autre côté de la rangée d'arbres qui les dissimulait. Il s'accroupit et Anael, encore sous la forme d'ours, se plaqua au sol. Ainsi, il ressemblait à s'y méprendre à un roc dans l'obscurité de la nuit.
Sophia escalada un arbre avec un peu de difficulté, courbaturée par la journée de marche écoulée. Là, elle sortit son bâton en métal puis s'accrocha fermement à une branche pour observer la pénombre.
Après leur rencontre avec l'ourse, ils avaient décidé d'établir une tactique : Sophia dans les airs, Orel prêt à bondir et Anael en camouflage, pour surgir au moment opportun. Et ils espéraient que cela porterait ses fruits.
Maïwenn était couchée dans un creux tapissé de branchages et de mousse, couverte d'une couverture qui la protégeait des regards. Elle ne courait aucun risque, mais au cas où, Anael devait la protéger.
La forme aperçue par Orel s'approchait. Tous la distinguaient maintenant, louvoyant parmi les troncs sombres, fantomatique, silencieuse et furtive.
Anael se tendit. Orel serra ses dagues dans ses mains légèrement moites. Sophia raffermit sa prise sur son bâton sans quitter la vallée des yeux.
Un hurlement retentit. Anael crut reconnaître un loup et se crispa. Un loup était rarement seul. Et si une meute les attaquait, ils n'en ressortiraient pas intacts...
Une forme surgit juste à côté d'eux et s'enfuit en courant. Elle ne leur jeta même pas un regard. L'Ours avait cru reconnaître une biche malgré la pénombre.
Un lapin se jeta presque dans ses pattes, avant de le contourner avec des mouvements paniqués et de se précipiter dans les fourrés. Un sanglier suivit, puis un renard, et même un blaireau leur passa devant le nez d'une démarche pataude.
Anael était à présent inquiet. Que fuyaient tous ces animaux au point de ne pas leur prêter attention ? Peut-être le loup, entendu peu avant ?
Mais comme pour le contredire, deux formes fauves les dépassèrent en jappant. Les loups disparurent comme tous les autres, accroissant la peur des adolescents.
Comme rien ne courait plus devant eux, dans la vallée, Anael se redressa puis alla se transformer dans un fourré, Sophia descendit de son perchoir et Orel les rejoignit, les sourcils froncés.
— Je ne pense pas me tromper en disant qu'on a un problème... commença Sophia. Qu'est-ce que c'était que cette chose qui faisait fuir tous ces animaux ? Je suis sûre qu'en plus, on ne les a pas tous vus. Et qu'est-ce qui fait peur à ce point à des loups ?!
Orel posa sa main sur l'épaule de la Gazelle pour la calmer.
— Écoute, on n'en sait rien. Ce que je sais, par contre, c'est qu'on n'est pas en sécurité ici et que le sceau est droit devant, peut-être même dans cette vallée. Cela fait bientôt une semaine qu'on marche, il serait temps de délivrer ce pouvoir. Je propose que nous continuions.
— Nous sommes très fatigués, Orel... commença Sophia.
— Je peux tous vous porter, intervint Anael. Au moins jusqu'au matin. Après, je ne sais pas.
Orel le regarda avec inquiétude.
— Mais ça va t'épuiser...
— Tu risques de te faire mal, insista la jeune fille.
Anael secoua la tête avec lassitude.
— Nous n'avons pas d'autre solution. Je ne tiens pas à tomber face à face avec la chose qui effraie toutes ces bêtes. Autant avancer et vous n'en êtes plus capables. Moi, j'ai l'endurance d'un ours quand je suis transformé. Et puis, deux cent kilos de plus, qu'est-ce que c'est, hein ?
L'Aigle semblait clairement réticent à l'idée. Sophia également, mais elle sembla réfléchir, puis leva son regard noir dans celui d'Anael.
— Allons-y, soupira-t-elle.
— Quoi ? Il n'est pas question qu'il...
— Et c'est toi qui va nous porter, peut-être ? ironisa Anael. Tu es un oiseau, mec !
— Mais tu vas te tuer... souffla Orel en s'approchant de l'Ours.
Il plongea son regard azur dans l'orage de ceux d'Anael et tous pouvaient y lire une inquiétude presque infinie. Il pinça les lèvres et passa une main dans ses cheveux blonds.
— Si tu t'épuises en marchant, articula-t-il, tu seras plus facile à tuer pour les Reptiles.
Anael ne répondit pas immédiatement. Il était extrêmement touché par le sentiment qu'il pouvait distinguer dans les yeux de son ami, mais il fut obligé de le contredire.
— Si on reste ici, on devra affronter la chose inconnue qui effraie tous ces animaux. Je pense qu'on ne peut pas se permettre d'attendre.
Sophia vint se placer à ses côtés et hocha la tête en direction d'Orel. L'Aigle pinça les lèvres. Il serra ses doigts autour d'une de ses dagues qui pendaient à sa ceinture.
— Okay, finit-il par lâcher.
Anael s'éclipsa donc dans les fourrés et commença à se transformer. Un petit gémissement douloureux parvint néanmoins aux deux autres et ils échangèrent un regard inquiet. Des transformations multiples et rapprochées n'étaient en général pas conseillées. Des douleurs musculaires pouvaient en résulter et, ajoutées à celles qu'Anael supportait déjà à cause de la marche, l'Ours devrait serrer les dents dans les prochains jours. Heureusement qu'Orel disait approcher de l'objectif.
Il émergea des branchages et rejoignit l'endroit où dormait Maïwenn d'un pas lourd et tranquille. Il regarda Sophia le harnacher et placer la Renarde sur son dos, puis les bagages.
— Tu es vraiment sûr ? murmura Orel.
Anael lui lança un regard équivoque. Malgré son air un peu décharné, cette marche avait au moins stimulé ses muscles et l'Ours était sûr de pouvoir les porter. Quant à ce qu'il serait capable de faire ensuite... Il préférait ne pas y songer.
— Anael, couche-toi, demanda Sophia.
L'Hybride obtempéra. La jeune Gazelle prit appui avec sa main sur l'une des sangles et se hissa légèrement sur le dos de l'ours, d'un bond. Elle s'assit à califourchon juste derrière Maïwenn, qui était presque allongée en travers des épaules d'Anael.
— En fait, heureusement que tu n'es pas plus gros, remarqua Sophia en grimaçant car ses jambes devaient beaucoup s'écarter pour parvenir à entourer le dos de l'animal. Ça ne sera pas très confortable mais au moins, nous éviterons de marcher. Viens, Orel.
L'Aigle saisit une autre lanière, plus vers l'arrière du dos d'Anael, et sauta. Il atterrit moins légèrement mais eut plus facile à se stabiliser. Anael était toujours couché, aussi il jeta un regard à Sophia, qui acquiesça. Il plia ses pattes sous lui et se leva en une fois, le plus vite possible, pour éviter que ses passagers ne chutent. Ils se tinrent fébrilement à sa fourrure mais ne tombèrent pas. Sophia émit un petit rire.
— C'est la première fois que je chevauche un ours !
Orel ne dit rien, concentré sur son assiette afin de ne pas faire une rencontre douloureuse avec le sol lorsqu'Anael se mit en marche.
Bientôt, ils trouveraient le sceau et accompliraient ensuite la prophétie...
***
Le souffle d'Anael se faisait plus rauque et lourd. Ses pattes protestaient. Ils étaient parvenus en bas de la vallée, jusqu'à son autre bout, et la nuit régnait encore autour d'eux. L'air était frais, mais Anael avait beaucoup trop chaud, car la masse qui pesait sur son dos était très grande, même s'il ne se plaignait pas, et l'effort qu'il devait fournir était proportionnel.
Ils devaient avancer. Rejoindre le sceau. C'était la seule phrase qui tournait dans son esprit.
Les branches craquaient sous ses pattes. Les respirations calmes de Sophia et Maïwenn lui parvenaient, signe qu'elles dormaient ou somnolaient, dans le cas de la Gazelle. Son corps se balançait dangereusement de gauche à droite mais elle restait en équilibre et Anael faisait attention.
Quant à Orel, il n'avait pas fermé l'œil de tout le trajet. L'inquiétude le taraudait. Il était persuadé qu'Anael n'aurait pas dû les porter et s'épuiser ainsi. Ses mains se crispaient sur la fourrure de l'Ours, ses jambes serraient les flancs de l'animal qui enflaient à chaque respiration. Il savait ainsi qu'Anael commençait à peiner.
Ses pas étaient plus lourds, plus fatigués. Son souffle était plus heurté, moins régulier. Parfois, dans les descentes, il glissait un peu.
Alors qu'ils devaient descendre d'une colline, Anael se plaça face à la pente, comme il l'avait déjà fait. Il flaira doucement les odeurs qui flottaient devant lui, les yeux mi-clos. Il n'y avait rien à part des rochers et de l'herbe, ainsi que quelques plantes. Il vérifia ensuite en regardant attentivement, histoire de ne pas trébucher et rouler jusqu'en bas. Non, il n'y avait rien de remarquable.
Il commença donc à descendre, une patte après l'autre sur l'herbe couchée par la brise qui effleurait son poil épais. Ses oreilles pivotaient, attentives, mais son cerveau embrumé par l'épuisement fonctionnait un ralenti. L'aube n'était plus loin, il ne restait plus qu'une heure à tenir...
Un trou de lapin dissimulé par quelques bruyères le surprit soudainement. Sa patte s'y enfonça, se tordit et il se sentit partir vers l'avant. Ses muscles se tendirent brusquement et il parvint à se rattraper pour s'effondrer sur le ventre et non sur le côté. Il planta ses griffes recourbées dans la terre et gratta frénétiquement pour stopper sa lente glissade qui, malheureusement, se poursuivit inexorablement.
Sophia se réveilla brutalement et cria, avant de maintenir Maïwenn sur le dos d'Anael en lui aggripant les bras, les yeux exorbités. Orel, lui, ne dormait pas, et il s'était déjà assuré que les bagages n'allaient pas glisser dans l'herbe. Il serrait les jambes aussi fort que cela était possible et serrait les dents tout en priant pour qu'Anael réussisse à maîtriser la situation dans les prochains instants.
L'Ours grogna sous l'effort. Il planta fermement ses pattes avant dans la terre, et sentit qu'il butait contre un roc. Sa glissade s'interrompit et il émit un souffle soulagé.
Sophia bondit de son dos et appuya ses mains sur ses genoux pour reprendre sa respiration. Sa tête tournait légèrement à cause de son réveil brutal.
Orel se laissa tomber sur ses pieds et vint se positionner en face de la grosse tête sombre de l'Ours, qui reposait contre le sol, les yeux à demi fermés.
— Maintenant tu vas t'arrêter tout de suite et te reposer. Ça suffit. Tu as assez marché pour la nuit. On va camper ici.
Anael n'eut pas la force de répliquer et Orel commença à le décharger tandis que Sophia faisait le guet, ses yeux noirs scrutant la pénombre. Maïwenn fut étendue sous sa couverture et l'Aigle, lorsque tous les bagages furent à terre, envoya Anael se métamorphoser en lui plaçant presque les vêtements dans la gueule. L'animal prit une grande inspiration et se leva en tremblant, avant de tituber jusqu'à la lisière d'un bosquet et de s'y laisser tomber lourdement, hors de vue. Il effectua sa transformation avec un petit cri, rendu faible par l'épuisement. Anael eut toutes les peines du monde à se rhabiller, puis alla se coucher à côté de la Renarde. Il tenta vainement de lutter contre le sommeil, se répétant qu'il devait tout de même regarder si personne ne les attaquait, mais il finit par se rouler en boule et se laisser emporter dans le monde des rêves.
***
— Réveillez-vous !
Anael ouvrit brusquement les yeux et cligna des paupières car il voyait flou. Lorsqu'il put distinguer autre chose qu'une lumière aveuglante, il s'aperçut qu'Orel était debout, dagues en main, et hurlait à Sophia de camoufler Maïwenn. Les cris de l'Aigle achevèrent de réveiller entièrement l'Ours, qui se leva faiblement. Il saisit son poignard dans ses doigts fébriles et se frotta le visage.
— Anael, on nous attaque. Ce sont les Reptiles ! Tiens-toi prêt, ils sont tout autour de nous ! lui lança Orel.
Effectivement, d'agiles silhouettes semblaient se mouvoir derrière les troncs, dans l'ombre des feuillages. Anael ne put les compter. Il se dirigea vers l'Aigle et demanda :
— On doit se transformer ?
— Non, tu aurais mal. Reste comme tu es, tâche de survivre.
Anael tenta de ne pas être vexé par le ton tranchant qu'avait adopté Orel. Après tout, il lui en voulait de les avoir portés cette nuit-là, et on les attaquait alors qu'Anael était affaibli, tout comme l'avait prédi l'Aigle.
— Vous êtes cernés ! hurla une voix qu'Anael reconnut avec effroi.
Iris se tenait à présent dans la lumière de la clairière. Une épée à la main, toute en armure étincelante, elle semblait incarner une déesse martiale dans toute sa force. Son regard bleu sombre ne quitta pas les Métamorphes alors que Sophia pestait.
— J'aurais dû les voir venir...
— Tu en as été incapable pendant cette semaine entière, petite herbivore ! rétorqua Iris avec mépris.
— Vous nous suivez depuis ce temps-là ?! s'écria Orel.
— Et vous ne vous en êtes par aperçu, confirma la Reptile. Mais désormais, vous allez nous dire ce que vous faites ici... À moins que cela ne soit en lien avec cette fameuse prophétie ? ricana-t-elle d'un air perfide.
Orel se tendit involontairement et, ainsi, donna raison à leur ennemie qui lâcha un rire.
— Eh bien, nous allons être forcés de vous en empêcher. Dites bonjour aux morts de ma part !
Elle fit tournoyer son arme d'un habile mouvement de poignet.
— Tu iras leur dire toi-même, la folle ! lui hurla Sophia en l'imitant avec sa barre de métal.
— Tss... Anael chéri, tu peux encore changer de camp, si jamais tu en as marre de ces loosers... siffla Iris en battant des cils.
En réponse, le concerné fit une grimace de dégoût. La Reptile haussa les épaules. Elle émit un sifflement strident et quatre Reptiles sortirent des fourrés, armés jusqu'aux dents, frais et bien réveillés. Orel, Sophia et Anael s'entreregardèrent, jugèrent leurs cernes mauves, leurs bras tremblants, leurs mines de déterrés...
— On a peut-être l'air de loosers, commença Anael en fixant ses amis dans les yeux. On n'a peut-être rien vu venir. Mais sache que nous, on n'abandonne pas nos alliés après une bataille ! Alors apprête-toi à essuyer des coups donnés par nos dernières forces, à combattre un trio uni et contre ça, tu ne feras jamais le poids... Même si tu gagnes aujourd'hui. Parce que tu es toute seule, Iris.
— Nous sommes cinq, lâcha-t-elle simplement avant d'engager le combat.
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