23 : Voyage

Anael se crispa à l'entente de la voix de Sophia. Orel, quant à lui, eut le courage de se retourner et de rejoindre la Gazelle.

— Elle est gravement blessée... ajouta Sophia.

Anael écarquilla les yeux.

Blessée... Donc vivante ?!

Il se leva brusquement, vacilla sous le vertige qui lui fit tourner la tête, puis boitilla vers ses amis. Il perdait de plus en plus de sang, son bras le faisait souffrir. Il devait se soigner au plus vite. Peut-être qu'il était cassé, et pas seulement fêlé.

— Tu as la trousse de secours, non ? demanda Orel.

— Oui, mais à part le désinfectant et le pansement, je ne peux rien faire.

Sa lèvre trembla.

— Il faut attendre.

Orel hocha la tête. Il se pencha ensuite pour saisir la trousse de secours et se tourner vers Anael.

— Toi aussi tu as besoin de soin. Tu tiens à peine debout.

Sophia se tourna vers l'Ours et eut un hoquet d'horreur.

— Oh mon dieu, mais Anael, viens ici immédiatement ! Comment tu as pu tenir si longtemps comme ça, imbécile, il faut te soigner !

Elle se leva précipitamment et reprit la trousse des mains de l'Aigle. Elle fit assoir Anael avant de ressortir le nécessaire et de lui appliquer toutes sortes de produits sur le bras, lui arrachant des grimaces de douleur, puis de petits cris. Il n'arrivait plus à se retenir tant il souffrait. Enfin, la Gazelle entoura son bras de bandages, qui ne se colorèrent pas immédiatement de taches écarlates. C'était bon signe.

— Il va te falloir quelques jours, au moins, pour te servir à nouveau de ton bras, commenta Sophia. Mais la blessure est propre au moins. Notre métabolisme particulier devrait te permettre de guérir rapidement, mais j'ignore si le fait d'être... (elle baissa la voix) Hybride, change quelque chose. On verra.

Elle se leva et inspecta rapidement Orel, mais comme ce n'était pas des blessures physiques, elle lui donna juste de la crème à mettre sur son cou. Elle revint ensuite à Maïwenn, qui n'avait pas bougé d'un cil.

— Je pense qu'on ferait mieux de trouver un refuge provisoire, près d'une rivière et pas au milieu d'un champ, nous sommes trop exposés, articula Anael en faisant fi de sa souffrance.

Il se leva en tremblant. Sophia souleva délicatement Maïwenn et s'approcha, suivie d'Orel.

— Par où nous guide ce signal ? murmura-t-elle à l'Aigle.

Il resta un instant immobile en fermant les yeux, puis leur indiqua le nord, toujours, qui heureusement ne se trouvait pas en direction de la ville.

— Allez, siffla Anael en se mettant en mouvement.

***

Un doux clapotis réveilla Anael, qui ouvrit les yeux sur un ciel bleu dépourvu de nuages. Il était couché sur une pierre chaude et plate, et sous sa tête se trouvait un vêtement roulé en boule qui lui servait d'oreiller. Il fronça les sourcils. Il ne se souvenait pas d'être venu ici, de s'être endormi...

— C'est Orel qui t'a porté, lança Sophia depuis sa position, à quelques mètres, hors de vue d'Anael. Tu t'es évanoui. Sûrement à cause de la perte de sang.

Les bruits et froissements de tissu apprirent à l'Ours qu'elle se levait et qu'elle s'approchait. Elle brandit sous ses yeux un morceau de viande encore sanguinolant.

— Tiens. Orel a chassé à l'aube.

Il leva son bras valide pour le saisir et l'engloutit avant que la Gazelle n'ait pu dire « sabot ». Il se lécha les lèvres, colorées de carmin, et décida de se redresser.

Il découvrit, avec l'aide de Sophia, une sorte de clairière au bord d'une rivière qui jaillissait sur des rochers. L'eau semblait si fraîche qu'il décida de s'y baigner. Mais pas en face de Sophia et des autres, bien entendu.

— Je vais aller me laver, Sophia. Où est-ce qu'il y a un endroit abrité ?

Elle sourit et lui indiqua un espace un peu plus loin en amont. Il se leva, marcha quelques pas puis, comme il semblait avoir retrouvé des forces, progressa plus franchement parmi les broussailles. Il écarta les derniers roseaux pour dévoiler un élargissement du cours d'eau, qui formait un étang clair et frais, où quelques poissons sautaient en remontant la rivière.

Des saumons... pensa Anael en se léchant les babines.

Il retrouva soudainement une grande souplesse et s'enfonça dans l'eau au milieu des tiges raides, encore tout habillé. Il fit le moins de remous possible, puis se posta au milieu de l'eau, à moitié immergé, les mains prêtes à saisir le poisson.

Il attendit ainsi que les animaux l'oublient. Les poissons, petit à petit, au lieu de le contourner à plusieurs mètres, se rapprochaient, sautaient devant son nez. Et Anael se tenait prêt.

Ses doigts se tendirent. Il planta vivement ses doigts dans les écailles d'un saumon. Le poisson se tortilla furieusement entre ses mains mais Anael tint bon et lui donna un coup sec dans la nuque, la lui brisant aussitôt.

Il sortit de l'eau avec sa proie à la main, fier comme un paon. Il pensa à l'engloutir comme la viande précédente, mais réfléchit et décida de la ramener.

Après tout, les aigles aimaient le poisson, non ?

***

— Ah, tu es revenu, lança Orel avec un sourire en apercevant Anael.

Ce dernier hocha la tête et, de sa main droite, lui montra le poisson.

— Tu as chassé alors tu étais blessé ?!

— Les ours sont experts en pêche, monsieur le volatile. Et c'est pas très physique comme technique.

Orel leva les yeux au ciel et s'avança.

— Eh bien bon appétit, monsieur l'ours mal léché.

— Ah non, j'ai déjà mangé ce que tu avais ramené. Ça, c'est pour toi, dit Anael d'un air désintéressé.

— Mais...

Orel sembla perturbé et Anael se sentit vexé. Était-il si individualiste que ça ? Le pensait-il si peu reconnaissant ?

Il se renfrogna et ramena le poisson contre lui en lâchant :

— Si tu n'en veux pas, c'est rien, je vais le manger. C'était juste pour te remercier de m'avoir porté.

Il s'éloigna simplement et s'assit au bord de l'eau avec précaution, faisant attention à son bras blessé qui le lançait au moindre mouvement. Il contempla les reflets du soleil sur l'eau, puis sur les écailles du poisson qui gisait sur ses genoux, flasque et froid. Les yeux globuleux du saumon, voilés, opaques, fixaient le vide.

Une ombre vint plonger la proie dans le noir. Des cheveux blonds surgirent dans son champ de vision, mais Anael ne bougea pas. Si l'Aigle n'avait pas faim, il n'allait le forcer à manger.

Mais au fond, il se sentait toujours vexé. C'était si surprenant qu'il veuille remercier celui qui l'avait porté lorsqu'il s'était évanoui ?

— Je t'ai vexé, commenta Orel, debout à ses côtés.

— J'aurais dû me douter que tu avais déjà mangé, éluda Anael.

Il se leva, mais l'Aigle saisit le poisson dans ses mains et, d'un geste souple et puissant, arracha la tête de l'animal avant de commencer à le dévorer goulûment.

— En fait, dit-il une fois qu'il eut avalé, je n'ai pas encore mangé. J'ai donné ma part à Sophia, le reste a été mangé par notre ami prisonnier et on a essayé de faire avaler une bouillie de viande à Maïwenn, sans succès. Et le dernier morceau, tu l'as mangé en te réveillant. Je n'avais chassé qu'un lapin, ça ne faisait pas beaucoup de viande.

Anael hocha la tête et Orel termina le poisson rapidement. Le saumon était gras et nourrissant, et surtout, parfaitement frais. Lorsqu'il eut terminé, il se lécha les lèvres.

— Eh bien, c'est pas tous les jours que je mange aussi bien. Ce poisson était délicieux.

L'Ours fixait l'eau qui clapotait sur les rochers sans rien dire. Orel fronça les sourcils.

— Qu'est-ce...

— Il est où, ce prisonnier ? coupa Anael.

— Attaché à l'arbre, là-bas, répondit Orel, perplexe.

— Il ne peut pas s'échapper en se transformant ?

— Non, il est trop faible encore. Mais pourquoi cette question ?

— Pour savoir, marmonna Anael, pensif.

En réalité, il se demandait si ce prisonnier allait pouvoir les renseigner sur les sœurs. Iris et Solen semblaient plus que des pions, comme la première le lui avait dit en rêve, d'ailleurs. Étaient-elles des sortes de généraux ?

— Anael ! Arrête de faire ça.

— Quoi ? fit-il en se tournant vers Orel, qui le fixait avec sévérité.

L'Aigle lui désigna son bras blessé, dont le bandage était à moitié déchiqueté.

— Tu chipotes à ce truc quand tu réfléchis, tu vas finir par l'enlever. Tu es encore blessé, je te rappelle !

— Je sais... souffla Anael. Sinon, comment va Maïwenn ?

— Bien, elle se remet, même si elle dort toujours. La plaie la plus importante se résorbe. Mais elle risque d'être incapable de combattre ou de se transformer pendant un moment... Je pense que nous devons la ménager lors de nos marches vers le sceau.

— Tu as une idée ?

— Eh bien... sourit l'Aigle, un ours, ça fait combien au garrot ?

***

— Elle est bien attachée ?

Sophia resserra les sangles autour du corps de la Renarde endormie. Quelques heures plus tôt, ils avaient décidé de la transporter sur le dos d'Anael pendant les trajets de marche afin de ne pas perdre de temps. Le sceau était encore loin, selon Orel, et le temps leur était compté, sachant que les sbires du Seigneur allaient se lancer à leurs trousses.

— C'est bon, lança la Gazelle. Elle est attachée.

Sophia recula et mit son sac à dos sur ses épaules en inspirant un bon coup.

— Anael, tu peux te relever.

L'Ours grogna et se redressa le plus doucement possible. Sur son dos se trouvaient non seulement Maïwenn, molle comme une poupée de chiffon, mais aussi quelques sacs afin de délester Sophia et Orel de quelques kilos. Il se sentait un peu lourd, mais comme il était plutôt léger comme ours à cause de sa masse musculaire peu développée et de la quasi absence de graisse sous sa fourrure, cela n'allait pas devoir poser problème.

Il testa les attaches en bougeant brusquement, mais tout tenait. Orel sourit.

— Bien, on peut y aller. Je vais ouvrir la marche.

L'Aigle s'enfonça dans les buissons avec aisance, suivi de l'Ours et de Sophia, qui gardait leurs arrières.

Le sol était plutôt agréable sous les pattes d'Anael, qui boitait à cause de sa blessure. Ils avançaient lentement mais sûrement, toujours vers le nord. Ils contournaient des lacs, traversaient des forêts, grimpaient sur des collines, s'arrêtant régulièrement pour manger, boire et dormir. Anael en profitait pour se reposer et décharger son dos plein de courbatures. Orel riait en le taquinant sur le fait que cela allait peut-être lui donner des muscles, mais Anael ne répondait rien, bien qu'une douce chaleur le faisait sourire intérieurement.

Il était sur les nerfs, en réalité. Il scrutait les alentours avec des yeux fixes, inquiets, et chaque bruit le faisait réagir... Ainsi la fatigue le menaçait de plus en plus tôt. Cet état permanent de qui-vive l'épuisait mentalement. Il devenait grincheux et grognon, il se taisait durant de longs instants. Orel ne prenait plus la peine de lui parler, car il l'ignorait presque tout le temps, plongé dans ses pensées inquiètes.

Lorsqu'ils avaient relâché le Reptile, ce dernier leur avait donné quelques informations en échange de leur clémence : les sœurs possédaient de drôles de pouvoirs, selon lui, et peu leur faisaient confiance. Cependant, le Seigneur les chérissait, c'étaient ses soldats préférés pour une raison qui échappait aux autres Reptiles.

Anael connaissait le « drôle de pouvoir » d'Iris, car elle s'introduisait dans les rêves. Mais Solen ? Que faisait-elle de particulier ?... Cette pensée le tourmentait, parmi toutes ses autres angoisses. Et s'ils croisaient les Sorciers alliés au Seigneur ? Et si, et si... Anael se rongeait les sangs, inlassablement.

Un soir, alors que cela faisait cinq jours qu'ils marchaient et que Maïwenn ne s'était toujours pas réveillée, bien qu'elle guérissait, Orel en eut marre de la tension.

— Bon, je sais que je vais paraître stupide de râler comme ça, subitement, mais j'en ai assez ! s'écria-t-il. On est en train de se diriger vers la victoire, vers un pouvoir antique et mystérieux, et on dirait que vous allez à un enterrement ! Je ne vous demande pas de chanter, de danser et de crier votre joie mais arrêtez de rester comme ça, muets et obstinés à voir le mauvais côté de ce que l'on est en train de vivre ! On est enfin sortis de la dimension, on explore des territoires inconnus, alors s'il vous plaît, arrêtez ça, sinon je sens qu'on va tous faire une dépression ! Comment puis-je y croire dans de telles conditions ?!

Il cessa brutalement de hurler et reprit son souffle en haletant. Anael resta immobile, stupéfait par la colère de l'Aigle, et Sophia tenta de s'approcher de lui pour le calmer, mais il la repoussa pour s'enfoncer dans les broussailles.

La Gazelle soupira.

— Il a un peu raison, quand même.

Anael ne lui répondit rien et se dirigea vers la forêt, à l'endroit où avait disparu Orel. Il écarta les branches puis suivit la piste odorante laissée par l'Aigle. Son odorat d'ours lui offrait bien des avantages, parfois. Il avait appris à s'en servir et pourrait même remplacer des chiens pisteurs, qui savait ?

Il parvint à l'orée d'une clairière que le soleil illuminait de ses rayons dorés. L'herbe bruissait doucement sous la brise, les oiseaux chantaient dans les branches des arbres centenaires. Et, assis sur une souche, Orel se tenait la tête entre les mains. Anael entendait les profonds soupirs que poussait l'Aigle.

Sans un mot, il s'approcha et s'assit par terre, à ses côtés. Son regard se porta vers l'horizon alors qu'un discret sentiment de culpabilité faisait son apparition. C'était un peu de sa faute si Orel se trouvait dans cet état...

Après de longues minutes, ce dernier parla à voix basse, dans un souffle empli de lassitude.

— Comment veux-tu que j'y croie si  vous ne faites même pas semblant d'y croire ? Comment suis-je censé y arriver, hein ?

Anael lui répondit d'un ton calme, dans un murmure.

— On y croit, Orel... Seulement, je... j'ai peur de tout ce qui nous attend. Je m'inquiète et toutes ces inquiétudes m'étouffent. Mais je crois en toi, d'accord ? On va y arriver. Il n'y a aucun moyen que tu ne réussisses pas.

— Comment peux-tu en être si sûr, hein ? fit l'Aigle avec amertume.

Il tourna ses yeux bleus vers l'Ours.

— Comment suis-je censé délivrer ce pouvoir de son sceau, si à la moindre altercation, nous finissons dans cet état ?

— On est vivants.

— Oui, mais ils n'étaient que trois. Nous étions en supériorité numérique ! Et on a quand même Maïwenn endormie depuis des jours. Tu es blessé au bras, j'ai failli être étouffé et Sophia s'en est tirée de justesse. Franchement, on est dans la merde.

Anael secoua la tête.

— Non, je ne suis pas d'accord. Nous étions face à deux chouchous du Seigneur, deux filles qui possèdent des dons incompréhensibles, et on s'en est sortis. C'est comme ça que je vois les choses.

— Depuis quand es-tu optimiste, Anael ? le taquina Orel avec un début de sourire sur son visage triste.

— Depuis que tu vas mal, répondit-il simplement, même s'il savait qu'au fond, des inquiétudes similaires le tourmentaient et qu'il était loin d'être optimiste.

L'Ours se leva et sourit d'un air fatigué. Il fit demi-tour et retourna vers l'endroit où attendaient les filles, laissant Orel seul avec ses pensées.

***

— C'est reparti, souffla Anael en se déshabillant dans un buisson.

Quelques secondes plus tard, un Ours sortait des fourrés et se plantait en face de Sophia, qui commença à hisser Maïwenn sur son dos. Mais il se figea soudain.

Là. Derrière cette rangée d'arbres.

Il se tourna vers l'origine du bruit qu'il avait perçu. Ses oreilles tournaient dans tous les sens, sa truffe frémissait. Ses yeux s'étaient écarquillés.

— Anael, que...

Il fusilla Sophia du regard et elle se tut, alarmée.

C'était un animal, grand, chaud, puissant... Pas un Métamorphe. Anael en était sûr. Et une étrange force lui disait de s'approcher, de voir ce que c'était... Un instinct millénaire.

Il renifla. La senteur du prédateur lui parvint en plein dans les narines. Les battements de son cœur s'accélèrent.

Orel se plaça à ses côtés et fixa les buissons de son regard acéré. Il distingua une fourrure brune en mouvement, qui semblait leur tourner autour, les observer sans se dévoiler à leur vue.

Anael avança d'un pas lourd. Un grondement lui montait depuis le plus profond de ses entrailles.

— C'est une ourse, chuchota Sophia en écarquillant les yeux. Anael, n'y va pas.

Orel jeta un regard étonné à la Gazelle.

— Pourquoi ne...

— Il risque de tuer ses petits, c'est une réaction normale de mâle qui rencontre une femelle chez les ours, murmura-t-elle rapidement.

— Ses petits ?! s'écria Orel.

Les bruits cessèrent. Anael bougea les oreilles. Une respiration puissante agita soudain les fourrés et l'ourse sortit pesamment des buissons.

Grande, au pelage brun sombre, elle regarda les adolescents avec de petits yeux noirs. Elle était au moins deux fois plus large qu'Anael, et semblait le considérer comme une menace, au vu de ses oreilles plaquées sur son crâne.

— Anael... souffla Orel. Qu'est-ce qu'on fait ?

À ces mots, l'ourse se tourna vers lui, renifla, puis s'avança d'un pas. Anael gronda et se plaça devant l'Aigle. « Tu ne passeras pas » semblait-il dire. Il grogna de plus en plus fort, pour faire fuir l'ourse, mais cela semblait sans effet immédiat. Elle était très intéressée par les Métamorphes.

Anael avança alors d'un pas lourd. Il poussa un cri rauque et grave, puissant, et les deux autres se bouchèrent les oreilles. Il se leva ensuite sur ses pattes arrières et battit l'air d'une main griffue, menaçant, ce qui fit réagir l'ourse, mais pas dans le bon sens...

Elle attaqua.


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