21 : Départ
Les doigts d'Ulysse tremblaient. Sa tasse manquait de tomber à tout instant, c'est pourquoi Sophia la fixait avec inquiétude, assise à côté de l'Auroch sur son matelas.
Orel avait posé sa tête sur l'épaule de son père et fermé les yeux, soulagé. Il était enfin calme. Ses boucles blondes, qui devenaient légèrement trop longues, tombaient devant ses paupières closes.
Anael était assis contre la toile de la tente, en face de l'Ancien. Il était silencieux depuis son arrivée. Son visage neutre cachait des réflexions incessantes qu'il ne parvenait pas à faire taire. Son esprit faisait défiler toutes sortes de situations catastrophiques pour les prochains jours. Il soupira soudain, rompant le silence.
Ulysse leva les yeux de sa boisson chaude. Il regarda les trois adolescents d'un air légèrement perdu, puis sembla reprendre ses esprits. Un pli se forma sur son front alors qu'il fronçait les sourcils.
— Je... Je me sens bizarre. Que...
— Vous ne pouvez plus vous transformer, murmura Sophia d'une voix douce. C'est à cause du sortilège.
— Combien... Combien de temps...
— Quelques jours, père, intervint Orel sans pour autant ouvrir les yeux.
Ulysse souffla d'un air épuisé.
— Et... Tout le monde va bien ? Vous avez su gérer la situation ?
— Oui. Nous sommes tous organisés entre les enfants et les adolescents. Tu as le temps de te remettre, avança la Gazelle.
Mais Ulysse secoua lentement la tête. Il posa sa tasse avec des gestes tremblotants et essaya de se lever. Mais Orel le fit rassoir avec des mouvements tendres.
— Repose-toi. Tout va bien. Nous allons t'expliquer ce qui s'est passé.
Et l'Aigle fit le récit des derniers jours, il raconta comment ils avaient réussi à calmer tout le monde, à organiser le campement, et au grand embarras d'Anael, il raconta sa prise de parole et sa démonstration de puissance involontaire. Puis, vint la visite de Stefan, l'accord conclu, que l'Ancien approuva d'un mouvement de tête, et enfin leur plan pour la suite, encore branlant, incertain mais qui tenait grâce à leur détermination.
L'Auroch garda le silence quelques secondes lorsque son fils se tut. Il fixa le vide de ses yeux sombres et inexpressifs. Lorsqu'il se leva d'un air décidé, ses mouvements étaient plus fermes et il sortit de la tente avec l'aide d'Orel, qui le soutint, l'épaule sous son bras.
Une fois dehors, Ulysse put contempler un campement en plein émoi. Les enfants pleuraient de joie, les adolescents serraient leurs parents dans leurs bras, et tous reprenaient espoir. Un mince sourire fatigué prit place sur ses lèvres.
— C'est grâce à vous tous, souffla-t-il.
Ils parcoururent le campement car Ulysse voulait voir tous les Métamorphes. Anael suivait en silence, patient. Il attendait les explications à propos du sceau de la Morphiax, et savait qu'ils n'allaient pas les avoir avant que l'Auroch ait vu tous les habitants de son camp.
Ses pensées dérivaient régulièrement vers des sujets encore trop sensibles pour lui. Les paroles de Stefan. Sa possible famille, dans la meute du Grizzli. Et encore et toujours, les Sorciers. Il ne les connaissait pas, mais une grande curiosité le tenaillait. Comment se comportaient-ils ? Étaient-ils ouverts d'esprit ? Aimants ? Ou alors étaient-ils hautains, froids, hostiles à ceux qui étaient différents ?
— À quoi tu penses, Anael ? lança une voix féminine qu'il connaissait bien.
La silhouette discrète de Maïwenn apparut à ses côtés. Devant eux, Ulysse parlait avec Arnolda, la cuisinière. Ils se trouvaient toutefois assez loin et n'auraient pas pu entendre leurs paroles. Maïwenn fit la même constatation qu'Anael et sembla vouloir lui dire quelque chose, encore une fois. Ses yeux passaient de son visage lisse et neutre à ses propres mains, qui se tordaient et témoignaient du stress qui l'emprisonnait. Anael attendit patiemment qu'elle parle. Lui n'avait rien de particulier à lui dire, mais décida tout de même de répondre à sa question.
— Je pense un peu à tout... À ce qui nous attend, à Stefan... Et toi ? termina-t-il en lui présentant une perche qu'elle ne saisit toutefois pas.
— Je suis juste inquiète. Nous allons devoir partir, qui sait si ce... sceau... est loin d'ici... Et nous n'avons que deux semaines pour le défaire puis vaincre les armées de Reptiles. Ça me paraît risqué. Dangereux. Nous pourrions ne pas en revenir...
— Mais nous mourrons sûrement si nous ne faisons rien, répondit Anael. Donc c'est la meilleure solution.
Il regarda son visage qui était tourné vers la forêt, d'un air profondément triste. Les yeux verts de la Renarde paraissaient renfermer une tristesse insondable. Que lui arrivait-il ? Après la colère, la tristesse...
— Tu regrettes de devoir partir, Maïwenn ? tenta l'Ours un peu maladroitement.
— Non. Je me suis entraînée pour des situations comme celle-ci. Et rien ne me retient vraiment... soupira-t-elle.
Ce n'était donc pas la raison de sa tristesse. Mais quelle était-elle, alors ?
Anael se détourna, pensif. Si Maïwenn ne voulait pas la lui dire, il n'allait pas fouiller. Il n'apprécierait pas, s'il était à sa place. Donc il reporta son regard sur Orel et son père, qui semblaient avoir terminé de discuter avec la Chatte.
— Remets-toi bien, Arnolda.
— Toi aussi, Ulysse... Ménage-toi. Les enfants, je compte sur vous pour l'empêcher de faire des bêtises...
Elle eut un sourire taquin, les yeux brillants. Puis elle leur fit une bise rapide et retourna dans la tente des repas d'un pas encore légèrement chancelant, très différent de sa grâce habituelle. Ulysse eut un soupçon d'inquiétude dans ses yeux, puis secoua doucement la tête et se remit en marche vers la tente des Anciens, cette fois.
Ils y entrèrent tous ensemble. Ulysse s'assit sur une chaise, alors que les quatre adolescents prenaient place au sol ou sur des coussins. L'Auroch soupira. Ses traits affaissés témoignaient de sa fatigue, alors qu'il n'avait fait que marcher. Les adolescents eurent des regards inquiets entre eux, sans pour autant le dire à voix haute. Ce fut Ulysse qui rompit le silence.
— Bien. Je vais vous dire ce que je sais de ce sceau.
Anael se fit attentif. Il s'assit en tailleur et posa ses coudes sur ses genoux, reposant sa tête dans ses mains. Ses mèches d'ébène vinrent encadrer ses traits qui semblaient taillés dans du roc et ses yeux gris magnétiques.
— Personne ne l'a jamais vraiment vu, après la mort du Banni. Mais on dit qu'il s'agit d'une pierre qui rayonne d'énergie, avec le symbole du Banni gravé dessus, c'est-à-dire un Aigle stylisé.
Il eut un regard plein d'amour pour son fils.
— Vous devrez trouver cette pierre en suivant les émanations d'énergie, que ne pourra ressentir qu'Orel. Ce serait une force d'attraction énorme, que tu sentirais en sortant de la dimension et qui t'indiquerait la direction à prendre. Mais je ne peux pas t'en dire plus.
Orel acquiesça en silence, les sourcils froncés, concentré. Ulysse reprit la parole.
— Quant à la manière de détruire le sceau, c'est assez flou, mais seul Orel pourra le faire. Le sang du Banni est la clef, et son cœur sera le réceptacle. C'est ce que l'on raconte, même si personne ne sait vraiment ce que cela veut dire. Tu devrais peut-être donner de ton sang pour ouvrir le sceau, peut-être le placer sur la pierre. Quant à la seconde partie, sur le réceptacle, vous devrez vous débrouiller seuls.
— Merci Ulysse, dit Sophia en inclinant la tête.
— Je vous souhaite bonne chance. Quand comptez-vous partir ? reprit l'Ancien.
— Dans peu de temps, mais avant, nous devons faire des provisions et...
— Il faudra surtout de l'argent, pas beaucoup de nourriture, intervint Anael, qui jusque là n'avait rien dit. Nous pourrons tout acheter ou presque. Il nous faut surtout des armes et des vêtements, mais les boissons et la nourriture, nous ne devrons prendre sur le minimum.
— Heureusement que tu viens avec nous, Anael. On aura besoin de toi, dehors, sourit Orel.
L'autre hocha la tête, puis posa son regard sur Ulysse.
— Qui pourrait nous fournir tout ça ?
— Vous devrez aller à l'armurerie, et demandez à Arnolda quelques aliments non-périssables, répondit l'Ancien. Nous nous occuperons du camp, maintenant que nous sommes réveillés. Merci beaucoup à vous, pour ce que vous avez fait.
Il écarta les bras et son fils vint s'y blottir, suivi par Sophia. Maïwenn et Anael se regardèrent, un peu perdus, mais Sophia vint les prendre par la main pour les joindre à l'étreinte.
Anael fut le premier à se retirer, peu à l'aise avec tous ces contacts physiques bien trop nombreux à son goût. Ensuite, les autres se détachèrent, et s'apprêtaient à sortir quand Ulysse leur murmura, les larmes aux yeux :
— Je crois en vous. Vous allez y arriver. Ne doutez jamais...
***
Le sac à dos d'Anael lui sciait déjà l'épaule. Il avait pris son ancien sac, avec ses affaires, plus quelques aliments et une bouteille d'eau, mais la lanière usée était trop fine et lui rentrait dans la peau. Il avait toutefois refusé de prendre un autre sac et Sophia l'avait taquiné sur sa nouvelle sentimentalité. Il avait levé les yeux au ciel.
Tous les quatre étaient prêts à partir. Ils se trouvaient au bord de la clairière du campement, face à l'Arbre-porte. Le vent se mêlait à leurs cheveux. Le soleil se reflétait dans les lames de leurs armes, ainsi que sur le bâton métallique de Sophia, qui arrachait toujours des frissons de dégoût à Anael. Il se souvenait trop bien du bruit qu'il avait fait en s'enfonçant dans la cage thoracique de Dorian. Anael leva les mains et les plongea dans ses mèches noires, qu'il natta rapidement en une tresse viking. Son visage n'en était que plus dégagé, plus impassible et mystérieux, sans que cela ne soit le but recherché.
— C'est parti... chuchota Maïwenn, dans sa tenue de Combattante alors que les autres étaient habillés comme des humains.
Ce fut comme si elle avait donné le signal du départ. Tous se regardèrent. Ils avaient conscience de peut-être ne jamais revenir. Mais ils étaient intimement persuadés de devoir le faire. Pour que tout ce qu'ils connaissaient ne disparaisse pas à cause du Seigneur Reptilien.
Ils avaient dit au revoir aux sœurs, frères, oncles, tantes, parents et amis. Aucun larme n'avait coulé. Ils ne réalisaient pas encore, à ce moment-là. Mais, ici, devant le tronc de l'arbre gigantesque, la réalité de leur quête leur revenait en plein visage.
Ils firent un pas, le tronc s'ouvrit, les lumières dorées s'envolèrent et ils passèrent dans l'autre dimension.
***
Les bâtiments de métal, buildings immenses et illuminés, se dressaient sous leurs yeux écarquillés. Il faisait nuit ; mais cela ne leur posait pas de problème, puisqu'ils voyaient plutôt bien dans le noir.
Anael jeta un regard dans la rue, puis leur fit signe d'avancer. Ils s'engagèrent dans l'allée commerçante, dans le silence pesant de la nuit urbaine, uniquement rompu par les renards qui fouillaient les poubelles et effrayaient les chats errants.
Maïwenn feulait régulièrement face à certains spécimens entreprenants, intrigués par cette Renarde différente d'eux. Ils retournaient dans l'ombre des bâtisses d'un pas léger et furtif, mais leurs yeux brillants les suivaient toujours depuis les ruelles.
Les trois Métamorphes, qui ne sortaient pas souvent, étaient sur le qui-vive. Anael semblait calme en apparence, mais son cerveau carburait à toute allure. Orel leur avait indiqué le nord, et il réfléchissait à un moyen d'accélérer leur progression, car le signal était très faible, donc l'objectif, encore loin.
Une canette heurta le trottoir avec un bruit métallique qui se répercuta de tous les côtés. Tous sursautèrent, puis reprirent leur marche, la sueur leur coulant dans le cou, glaciale.
Les lampadaires les dévoilaient sans pitié dans leur lumière crue, blanche et froide. Ils tentaient de rester cachés dans l'ombre, mais parfois ils n'avaient pas le choix et ils progressaient lentement, tendus et nerveux. Leurs doigts serraient leurs armes rangées dans leurs vestes ou pendues à leurs pantalons.
Un bruit de pas, furtif, fit dresser l'oreille d'Anael, ainsi que celle de Maïwenn. Leurs ouïes, légèrement plus développées que celles des deux autres, les mirent aussitôt en alerte. Quelqu'un marchait derrière eux.
Aussitôt, Anael se mit à accélérer. Maïwenn, qui fermait la marche, chuchota aux autres de se dépêcher. Orel et Sophia se pressèrent, mûs par leur instinct de survie. Un prédateur les avait pris en chasse. Un ? Ou plusieurs ?
Orel perça l'ombre de son regard acéré. Il distingua une silhouette fine et agile qui trottinait le long des façades des immeubles.
Anael bifurqua dans une rue encore plus noire que les autres. Aussitôt, il se mit à courir. Tous s'engagèrent dans une poursuite endiablée. Leur poursuivant les avait imités. Devant eux, la bordure de la ville menait à un champ en jachère. Ils piquèrent un sprint et parvinrent à y entrer. Là, à découvert, ils se placèrent en position de défense, dos à dos. Leurs yeux scrutaient la pénombre, luisants, écarquillés. Leurs mains s'étaient refermées sur leurs armes respectives. Sophia serrait son bâton à deux mains. Orel tenait de courtes dagues à lancer dans ses mains frémissantes. Maïwenn avait sortit un sabre de type katana, dont le tranchant reflétait la lueur blafarde de la Lune. Et Anael aggripait un poignard dont il savait à peine se servir, mais qui pouvait lui sauver la vie.
Une silhouette. Puis deux. Trois. Ils les encerclaient. Le groupe se resserra fébrilement. Leurs pieds s'enfonçaient dans la terre meuble. La sueur commençait à leur couler sur les tempes.
Soudain l'un des assaillants parla, d'une voix claire et sensuelle, et Anael se figea, empli d'un effroi absolu. Il ne pouvait littéralement plus bouger.
— Anael, comme on se retrouve ! Tu es beaucoup plus mignon qu'en rêve !
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