20 : Plan
Anael se laissa glisser contre le mur, mais il n'afficha pas le désarroi qui l'avait envahi. À la place, il garda un visage neutre et se mit à réfléchir.
Sophia s'assit lourdement, imitée par Orel peu après, tandis que Maïwenn restait debout mais que ses joues pâlissaient. C'était un choc énorme.
— Comment ça ? bafouilla la Combattante rousse lorsqu'elle eut repris le contrôle de sa voix.
Stefan se tourna vers elle avec une certaine compassion.
— Ils ne peuvent plus se transformer. Ils sont impuissants. Seuls ceux de moins de vingt ans le peuvent encore, ceux qui n'ont pas été endormis.
— Comme toi ? lâcha Anael depuis sa position près du sol. Tu as quel âge ?
— J'ai eu vingt ans hier, je n'ai pas été affecté mais de justesse.
— Et qu'est-ce qui nous prouve que tu dis la vérité ?
— Rien, répondit le Grizzli d'un air sincère. Mais bientôt, vos adultes se réveilleront et ils paniqueront sûrement. Vous devrez prendre tout en mains. Y compris si le Seigneur projette de vous attaquer.
Sophia secoua la tête.
— Mais... Comment... Enfin... Nous ne sommes pas de taille. Nous ne pourrons jamais leur faire face, nous sommes trop peu nombreux.
— C'est le deuxième motif de ma visite, avoua Stefan. Une proposition d'alliance provisoire entre les meutes. Nous avons déjà reçu la visite de quelques familles de Solitaires qui souhaitaient que l'on joigne provisoirement nos forces. Nous sommes une cinquantaine.
Anael serra les dents. C'était probablement une bonne idée, mais le fait de croiser d'autres ours en permanence n'allait pas être reposant. Surtout s'ils étaient tous comme Stefan. Ses nerfs allaient craquer, c'était évident.
— Anael, dis-moi... Comment s'appelait ton père ?
La question, subite et complètement hors sujet, déstabilisa les quatre jeunes présents. Anael se crispa et se releva aussitôt pour toiser le Grizzli du regard.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? cracha-t-il.
— Ma mère avait un frère qui te ressemblait comme deux gouttes d'eau sur les photos.
L'Ours serra les poings. Non, il ne pouvait pas être le cousin de ce...
C'est pas possible. Un point c'est tout !
— Tu te trompes, Stefan, répondit Anael avec tout le calme dont il était capable en cet instant.
— Je suis donc si repoussant que ça comme cousin ? s'offusqua Stefan.
— Cette conversation n'était pas personnelle, Stefan, nous devons rester sur la question du Sortilège, intervint Orel en se plaçant à côté d'Anael en quelques pas discrets.
Le Grizzli lui jeta à peine un regard, mais Anael ne put s'empêcher d'avoir subitement chaud en sentant la présence de l'Aigle si près de lui. À peine un mètre d'air les séparait et les yeux troublants de l'oiseau reflétaient la lumière des lampes dont les flammes dansaient. Le bleu de ses iris n'en ressortait que plus...
— Eh bien, ça devient intéressant, cette visite, lança Stefan. Mais tu as raison, l'emplumé, revenons à nos moutons.
— C'est bien ton cousin, en fait, pouffa Sophia à l'entente du sobriquet dont Orel venait d'être affublé.
Mais un seul regard glacial de l'Ours suffit à lui faire comprendre que cette intervention était de trop. Elle baissa les yeux et se racla la gorge.
— Nous allons devoir réfléchir, dit-elle à l'étranger.
— Je dois repartir demain au plus tard, il me reste une meute à aller voir. Donnez-moi votre décision demain, proposa le Grizzli. Où puis-je dormir, en attendant ?
Sophia commença :
— La tente des Nouveaux peut...
—... en aucun cas, coupa Anael, je ne dormirai avec ce type. Si c'est pour qu'on s'entretue mutuellement pendant la nuit, autant régler ça tout de suite. Trouve une autre tente.
Stefan n'eut qu'un léger sourire un poil condescendant, mais n'ajouta rien. Maïwenn lança :
— La tente des repas des omnivores pourrait être réquisitionnée pour la nuit. Je vais t'y conduire.
Elle sortit, suivie de Stefan. Lorsque ce dernier passa à côté d'Anael, il murmura.
— Et si tu regardais ton ami en face pour lui dire ce que tu éprouves avant que je ne m'en approche ? Tu as vraiment bon goût, cousin.
Et il repartit, alors que tout le corps d'Anael bouillonnait de rage. Comment osait-il lui dire ça ?! Et puis, c'était n'importe quoi ! Il n'était absolument pas attiré par...
— Qu'est-ce qu'il a dit ?
Anael se tourna vers Orel et marmonna, les yeux au sol, tandis qu'il sentait ses joues chauffer. Il s'éclipsa de la tente rageusement.
— Qu'est-ce qu'il a ? demanda l'Aigle à Sophia, qui haussa les épaules.
— Rien, il doit être énervé. Deux mâles ursidés, ça fait des étincelles... Dans la nature, les ours mâles évitent ceux qui peuvent leur faire concurrence. Le plus fort reste, le plus faible part, ou alors ils s'affrontent. Peut-être qu'Anael ressent le besoin de défendre son territoire, supposa la Gazelle en haussant une nouvelle fois les épaules. Mais ce ne sont pas nos affaires, on devrait discuter de cette alliance. Et des conséquences du sortilège...
Orel hocha la tête.
— Tu as raison.
***
Anael frappa l'écorce avec fureur. Il était complètement paumé. Pas géographiquement, mais mentalement.
La phrase pleine de sous-entendus prononcée par Stefan le rendait fou de rage, tourbillonnait dans sa tête sans lui laisser de répit depuis bientôt une heure. Une heure à arpenter les bois autour du campement sans pouvoir se calmer...
Anael soupira et s'assit sur le tapis de feuilles. Son t-shirt ondula sous le vent léger, encore trop grand pour le corps mince de l'Ours. Certes, il avait pris du muscle, mais pas le moindre gramme de graisse. Son visage anguleux était resté identique. Ses longs cheveux noirs pendaient dans sa nuque, retenus par un simple lacet de cuir. Et son pantalon, noir également, laissait deviner une musculature fine et sèche. Il était mince, maigre selon certains, et bien peu impressionnant. Pourquoi alors son... cousin... tentait-il de le menacer ? Ou alors c'était par simple jeu. Pour le pousser dans ses retranchements. Parce qu'ils étaient rivaux ?
Ça n'a aucun sens... Je veux bien cautionner que nous soyons influencés par cette histoire de mâles rivaux, selon notre Âme d'ursidés, mais de là à nous détester... Nous ne sommes pas entièrement des animaux. Nous devrions pouvoir faire la part des choses. Surtout moi, avec ma moitié de Sorcier.
Était-ce parce qu'il avait surpris le regard de Stefan sur ses amis ? Parce qu'il désirait les... protéger ? Protéger son territoire, aussi brutal ce besoin pouvait-il être ?
Ou alors, Stefan avait raison. Une personne, dans cette assemblée, était considérée par Anael comme sienne. Comme impossible à céder à cet abruti arrogant. Mais, pour lui, tous méritaient d'être préservé de l'influence du Grizzli.
Anael se prit la tête dans ses mains et souffla longuement. Son dos se posa contre l'écorce alors qu'il basculait en arrière. Las, il était las de ce qui lui tombait sur la tête, las de toute cette histoire qu'il n'avait pas demandée...
C'était sans parler de cette prophétie qui lui tournait dans la tête, en arrière-pensée constante. Il pensait souvent aux paroles d'Ulysse.
Une subite réflexion éclata dans son esprit. Peut-être était-ce là la solution ?
Comment n'avait-on pas pu y penser plus tôt ?!
Il se leva et se mit à courir en direction de la tente des Anciens. Il traversa le campement en coup de vent, sans prendre garde aux yeux qui le suivaient avec effarement. Arrivé devant le pan de toile clos derrière lequel ses amis parlaient à voix basse, il s'arrêta et prit le temps de reprendre sa respiration. Par la même occasion, quelques bribes de phrases lui parvinrent et, parmi elles, son nom.
Il se figea un instant, mais décida de poursuivre son intention initiale. C'était trop important pour se préoccuper de ces messes basses.
Il poussa la « porte » et se redressa en face des paires d'yeux qui le fixaient avec surprise.
— Orel, tu peux venir ? Je... Je dois te parler.
Il ne pouvait plus reculer. Heureusement, l'Aigle acquiesça et le rejoignit dehors. Il croisa les bras et le regarda de ses yeux azur. Anael fit abstraction de sa gêne, même s'il en ignorait la raison exacte.
— J'ai eu une idée pour vaincre le Seigneur, chuchota-t-il rapidement.
Orel haussa les sourcils.
— Pourquoi ne pas en parler devant les autres ?
— Parce que ça implique (il jeta un rapide coup d'œil pour s'assurer que personne n'était dans les alentours avant de reprendre) d'accomplir ta prophétie.
L'Aigle se répondit rien un instant, les yeux plissés, pensif. Puis, il sembla qu'il comprenait ce que voulait sous-entendre Anael et il eut un soupçon d'espoir dans les yeux.
— Je... Je vois, lâcha-t-il en déglutissant. Et comment tu comptes... faire ça ?
— Quelqu'un sait forcément où trouver le sceau. Ulysse, par exemple. Il va se réveiller bientôt, on lui posera la question, puis tu pourras partir à sa recherche et libérer la tu-sais-quoi. Avec cette arme, les Métamorphes de la meute pourront espérer vaincre le Seigneur. Et en finir avec les morts.
Anael savait que de nombreuses personnes, au fil des mois, n'étaient jamais revenues de leurs patrouilles. Des orphelins et des amants éplorés laissaient voir leurs larmes partout dans le camp. Et c'était la faute des incursions du Seigneur dans l'autre dimension, près de la ville et des Ruines. Il était impératif de vaincre cet individu afin d'empêcher d'autres morts, ainsi que l'éradication des humains, par la même occasion.
— Tu penses réellement que ce sera aussi simple ?
Anael secoua la tête.
— Bien sûr que non. Mais je pense que nous ne pourrons le faire qu'avec d'immenses pertes si nous n'essayons pas. Quand a lieu cette éclipse, exactement ? Tu le sais ?
— Dans... Dans deux semaines, il me semble. Mais et si Ulysse ne se réveille pas à temps ?
— Il va se réveiller. Ceux de la meute de Stefan sont déjà sur pieds, répondit Anael avec un aplomb qu'il était loin de ressentir.
Il lui semblait se forger une apparence, un caractère de leader, alors qu'au fond il restait le Solitaire peureux qu'il avait toujours été. Était-ce pour la sauvegarde de la Meute qu'il faisait cela ? Ou pour une autre raison ?
— Je... D'accord.
Orel eut un bref sourire et, sans prévenir, serra Anael dans ses bras.
Ce dernier sentit ses joues brûler subitement et pria pour que l'Aigle ne s'en rende pas compte. Les bras musclés du Métamorphe le plaquaient contre son torse et l'odeur légère, comme celle qui devait régner en altitude, d'Orel envahit les narines sensibles d'Anael.
— Merci, murmura Orel si bas qu'Anael ne fut pas certain de l'avoir entendu.
Le souffle de l'Aigle frôla la nuque de l'Ours, lui arrachant un frisson brusque qu'il eut de la peine à réprimer. Puis, Orel se détacha et disparut dans la tente, laissant Anael tremblant avec des questions plein la tête.
***
— Donc nous acceptons ? demanda Sophia.
Maïwenn, assise à sa gauche, hocha la tête, démontrant son approbation. Orel fit de même. Alors que tous attendaient sa réponse, Anael ne bougea pas d'un poil.
— Anael ? insista Sophia.
— C'est à cause de Stefan, c'est ça ?
Il jeta un regard froid à la rousse, qui s'enflamma soudain.
— Mais putain, t'es pas possible ! Arrête de penser qu'à toi ! Tu vas refuser de nous sauver la peau, juste parce que tu t'entends pas avec ton cousin ?! T'es pathétique ! hurla Maïwenn.
Elle resta ensuite silencieuse, tremblante de colère contenue, haletante comme si elle avait soudain lâché tout ce qu'elle avait sur le cœur.
— Maïwenn, c'est pas...
— Si, Anael. C'est à cause de Stefan que tu ne veux pas te prononcer, dit Sophia d'une voix douce.
Elle se leva et s'assit à côté de jeune homme aux yeux gris.
— Je te comprends. Il t'est sans doute insupportable, parce que vous êtes en position de rivalité. Mais je pense que, si tu serres les dents, cette alliance nous permettra de tenir. Au moins jusqu'à ce que nous trouvions un moyen d'arrêter de Seigneur.
Anael haussa les sourcils et jeta un coup d'œil rapide à Orel. Ainsi donc, il ne les avait pas mis au courant ?
Sophia claqua des doigts devant ses yeux et il lui retourna un regard peu amène. Elle soupira, déjà prête à reprendre son argumentation, mais il ne lui en laissa pas le temps.
— Je donne mon accord, Sophia, pas la peine de te fatiguer, lâcha-t-il.
Maïwenn le fusilla du regard, mais sembla lui dire « Enfin ! ». Sa réaction le laissait déstabilisé. Elle n'avait pas pour habitude de s'emporter si vite. Elle devait être sur les nerfs. Peut-être à cause de ce qu'elle devait lui dire, tout à l'heure ? Cela lui semblait déjà si loin.
— En réalité, Sophia, nous avons un moyen - un possible moyen - de vaincre le Seigneur.
— Orel, nous sommes en infériorité numérique. À quoi penses-tu ? répondit Sophia.
Il jeta un regard à Anael. Ce dernier ne savait pas ce qu'il avait en tête, mais hocha la sienne, pour lui signifier son soutien. Le sourire que l'Aigle eut, franc et sincère, lui chauffa le cœur de manière si inattendue qu'Anael se détourna brusquement alors qu'Orel dévoilait l'ébauche de plan que l'Ours avait soumis.
Une fois qu'il eut terminé, ce fut un silence pensif. Tous tournaient les informations reçues dans leur tête. Après quelques secondes de réflexion, Sophia prit la parole.
— Cela peut fonctionner. Mais ça se base sur le moment de réveil des adultes, d'Ulysse. En attendant ce moment, nous devrions renvoyer Stefan avec notre accord et nous entraîner doublement plus fort. Nous devrons être au maximum si nous sortons de cette dimension. Nous risquerons la mort à chaque pas.
— Je vote pour, intervint Maïwenn.
Elle attendit patiemment que les autres aient terminé de prendre leur décision, et au final, les quatre furent d'accord pour mettre ce plan à exécution. Et Anael s'était résolu à les accompagner. Après tout, Ulysse avait senti qu'il avait un rôle à jouer et c'était le seul à avoir vécu à l'extérieur. Il était indispensable.
Lorsque les quatre sortirent de la tente, il faisait nuit. Le campement était calme. Aucun ne manifesta le moindre signe de fatigue. Ils étaient revigorés par la perspective d'une victoire possible, aussi tous rejoignirent la Clairière pour un entraînement si dur que la nuit résonna des bruits des coups et des exclamations étouffées de ceux qui les recevaient.
Le lendemain, ils étaient déterminés. Stefan partit rapidement, à l'aube, avec le soutien de la meute. Ensuite, toute la journée passa à une allure affolante, entre les entraînements et la gestion du campement. Anael ne savait plus où donner de la tête.
Et, lorsque le crépuscule tomba, une jeune fille déboula dans la tente des Anciens avec un immense sourire. Elle s'adressa à Maïwenn d'une voix excitée et soulagée, puis fondit en larmes.
Les adultes se réveillaient.
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