19 : Visite
Anael parla à peine quelques minutes. Ce n'était pas un discours, il expliquait ce qu'ils avaient décidé, Orel, Sophia, Maïwenn et lui. Et les jeunes l'écoutaient en silence. Que ce fut du respect ou de la peur suite à sa brève démonstration de force, cela importait peu sur l'instant, du moment qu'ils s'étaient calmés et qu'ils écoutaient, histoire de ne pas mourir dans les jours qui suivraient.
À la fin de son monologue, Anael hocha la tête et les autres prirent le relais. Maïwenn réunit des carnivores en charge de la chasse, Sophia rassembla quelques herbivores puissants pour organiser des patrouilles de surveillance, et Orel appela les adolescents les plus matures pour organiser le clan. Anael pensait son boulot terminé après cette prise de parole compliquée - il n'aimait toujours pas parler en public, être au centre de l'attention.
L'Ours pivota et prit le chemin de sa tente, à l'orée nord du campement. Il voulait mettre de l'ordre dans ses pensées, réfléchir et reprendre l'écriture de son carnet. Il n'avait pu coucher un seul mot depuis son arrivée, et un besoin étrange de tout raconter le tenaillait.
***
- Anael ?
Il leva les yeux des lignes manuscrites, d'une encre noir de jais, qui s'étaient tracées sur les pages de son cahier. Il avait terminé. Qui venait le déranger ? Il devait encore réfléchir un peu au sens de son existence, qui semblait partir dans tous les sens ces derniers temps.
- Anael, t'es là, je le sais. Tu ne sais pas cacher ton... odeur.
Maïwenn.
- Qu'est-ce qu'il y a ? lança-t-il d'une voix lasse sans pour autant sortir de sa tente ou même se lever de son matelas.
Il lui sembla que la Renarde hésitait, de l'autre côté de la toile crème.
- Tu... Tu peux sortir, s'il te plaît ?
Ça ne ressemblait décidément pas à la Combattente rousse de bafouiller. Anael était intrigué et quelque peu inquiet. Se passait-il déjà quelque chose de mauvais ?
Il finit par se décoller dans son lit et par s'avancer vers la porte. Dehors, il sentait la présence de la Renarde. Il voulait savoir ce qu'elle avait à lui dire.
- Quoi ? demanda-t-il d'une voix neutre lorsqu'il fut face à la Renarde.
Le battant de la tente se rabattit derrière lui sans que la Métamorphe ne lui réponde. Elle le fixait de ses grands yeux verts comme la forêt, encadrés de ses boucles de flammes. Le contraste était saisissant. Et, étrangement, Anael sentit qu'elle n'était pas juste venue lui parler de la pluie et du beau temps. Il y avait autre chose. Mais quoi ?
- Les chasseurs se sont rebellés ? insista-t-il pour combler le silence.
Il se sentait mal à l'aise sous le regard fixe de son alliée. La Renarde hésitait à dire quelque chose, cela se voyait, mais Anael ne savait pas quoi. Visiblement, ce n'était pas quelque chose de facile...
Mais dans quel trip partait-il déjà ? Elle devait juste chercher ses mots pour être la plus précise et neutre possible dans son rapport, quel qu'il soit. Mais alors pourquoi le regardait-elle de cette manière, comme si elle voulait voir au plus profond de lui ?
- Anael...
Il haussa un sourcil, l'invitant à poursuivre.
Son t-shirt battait contre ses flancs à peine remplumés depuis son arrivée. Il n'avait pas froid mais savait que vent était glacial, et la Renarde serra sa veste de cuir autour d'elle. Elle n'était pas habillée en Combattante, mais une dague pendait à sa ceinture malgré tout. Et elle ne disait toujours rien, comme figée.
Finalement, ses lèvres gercées s'entrouvrirent.
- Anael, tu sais, ce que t'as fait tout à l'heure... C'était génial. Ils t'ont tous écoutés, et... T'as bien parlé. Je savais pas que t'avais toute cette... puissance en toi. Tu rayonnais !
Gêné, Anael recula d'un pas en détournant les yeux. Il n'avait pas l'habitude de tels compliments. Heureusement pour lui, il ne rougit pas.
- Merci.
Il n'ajouta rien de plus, incapable de reprendre contenance. Il sentait confusément que quelque chose n'allait pas, son instinct hurlait dans sa tête de manière incompréhensible. La situation était étrange. Maïwenn n'était pas venue lui dire ça, ou en tout cas, pas uniquement.
- Qu'est-ce qu'il y a, Maïwenn ? Je sens que tu veux dire autre chose.
La Renarde secoua la tête. Anael crut voir un soupçon de tristesse dans ses yeux émeraude avant qu'elle ne se détourne.
- Non, ne t'inquiète pas, les chasseurs sont partis sans encombre. Et Orel est en train de réfléchir avec les autres s'il faut contacter une autre meute ou pas.
- Il faudrait, selon toi ? lui dit-il, la faisant s'arrêter dos à lui quelques pas plus loin.
- Je pense que ça ne nous est pas arrivé qu'à nous. Alors oui, selon moi, on devrait demander à d'autres Métamorphes s'ils ont trouvé le moyen de les réveiller.
Et elle s'en alla en courant vers la forêt. Anael ne sut pas quoi en penser. En tout cas, il avait encore des choses à faire, et il retourna dans sa tente en silence. Déjà, il réfléchissait.
Cela ressemblait à un sortilège, ou du moins, à l'image qu'il s'en faisait. Cette vapeur qui sortait du corps d'Ulysse, qui tourbillonnait avant de s'envoler... Ce n'était certainement pas un Métamorphe qui avait provoqué ça.
Mais alors qui ? Le Seigneur... Mais c'était un Métamorphe. Comment aurait-il fait ?
Qui jetait les sorts ? Les Sorciers, sûrement. Avait-il conclu une alliance avec les Sorciers ?
Tout cela n'augurait rien de bon. Anael soupira. Il passa ses mains dans ses cheveux longs avec lassitude. Que leur réservait l'avenir, si sombre ?
- Anael. Tu peux venir ?
Sophia glissa sa main sur le pan de toile qui formait la porte. L'Ours se leva lentement et la rejoignit dehors.
- On a besoin de toi, lâcha-t-elle de but en blanc avant de l'entraîner dans le campement, étonnamment sérieuse.
Anael fronça les sourcils mais ne dit rien et la suivit. Que lui voulait-elle ? Qu'est-ce qui était si important ?
Il fit taire résolument ses pensées qui tourbillonnaient, se heurtaient aux parois de son crâne sans pitié. Il allait finir par avoir la migraine...
Arrivés devant la tente des Anciens, siège de la Nouvelle assemblée composée d'Orel, Sophia, Maïwenn et quelques autres adolescents dignes de confiance, la Gazelle l'invita à rentrer d'un signe de tête, sans un mot.
Mais Anael n'entra pas.
- Qu'est-ce qui se passe, Sophia ?
- Il y a... un grand changement.
Au son de sa voix, Anael ne put deviner si ce changement apportait de bonnes ou de mauvaises nouvelles. Sophia semblait aussi neutre que possible, elle contrôlait son visage pour ne rien dévoiler. Mais pourquoi ?...
Finalement, comme la Gazelle ne voulait rien dire de plus, Anael poussa la toile et se figea dans l'entrée.
Ses poils se dressèrent. Son regard se durcit. Ses poings se serrèrent. Tout son corps se contracta violemment.
- C'est qui, lui ? cracha-t-il.
Une haute silhouette sombre se dressait au centre de la tente. Un grand corps musculeux, enrobé dans une cape noire qui touchait le sol. Un tissu masquait le bas de son visage, mais Anael put voir deux yeux bleu clair qui le fixaient avec intérêt et surprise.
Anael retint ses doigts de se refermer sur la dague qui pendait contre sa cuisse, mesure de sécurité mise en place récemment.
- Enchanté, lâcha l'étranger d'une voix grave qui laissait penser qu'il était plus âgé que les adolescents qui l'entouraient.
- Ton nom ! s'écria Anael.
Une animosité immense grandissait dans son Âme. Il en ignorait la raison, mais il lui était impossible de la réfréner. C'était comme si cet inconnu lui était insupportable, comme si sa présence même à moins de cinq mètres lui était insoutenable.
Et l'autre commença à sourire.
- Je vois. Tu es sans doute un ursidé ? fit-il d'un air calme en se rapprochant.
Anael sentit un courant électrique le traverser brutalement. Il recula.
- Qui es-tu ? siffla-t-il.
- Je suis l'Ombre.
- On cache une identité secrète ? persifla Anael avec dédain.
La défensive le rendait agressif. Ce n'était clairement pas sa personnalité habituelle, mais encore une fois, il ignorait pourquoi il réagissait aussi violemment. Et cet abruti ne l'aidait pas en s'approchant de plus en plus, d'un pas feutré.
- Stefan. Et je pense que tu n'as encore jamais croisé de mâle de ton espèce dans un rayon d'un kilomètre...?
Anael se heurta à la toile de la tente. Il ne pouvait plus reculer et Stefan ne cessa pas d'avancer. Au contraire, l'étranger fit plusieurs pas rapides qui accélérèrent les battements cardiaques de l'Hybride. Il s'arrêta à quelques centimètres à peine, laissant Anael si tremblant de colère que ce dernier dut user de toute sa force mentale pour ne pas se métamorphoser et balancer Stefan le plus loin possible.
- T'es quoi, comme Ours ? murmura Stefan.
Anael eut tout le loisir d'admirer ses traits forts, car le foulard était tombé. Outre ses yeux clairs et perçants, sa mâchoire carrée, ses cheveux d'un noir de jais, tout son être dégageait une impression de force constante qui mettait Anael en rogne. A la fois il se sentait oppressé, et désirait s'enfuir en courant, à la fois son seul besoin était de lui griffer son visage de top model.
- Ours brun d'Europe, gronda Anael.
Il ignorait qu'est-ce qui l'avait poussé à dévoiler si facilement son Âme... Un désir de provoquer cet étranger qui empiétait sur son territoire, dans sa Meute ?
- Grizzli, souffla Stefan.
Deux mastodontes. Deux prédateurs extrêmement dangereux. Et, surtout, deux mâles rivaux.
- Je sais pertinemment que je suis sur ton territoire, Anael. Mais je ne compte pas te voler la personne que tu considères ici comme ta propriété personnelle... En témoigne ta réaction démesurée en face d'un rival. Bref, je suis juste venu en tant que messager.
Une... personne qu'il considérerait comme sa propriété ? Anael ne voyait pas de qui il voulait parler, et les autres non plus. Il fronça les sourcils.
- Je pense que tu te trompes, Stefan. Mais tu es effectivement sur mon territoire. Alors dis-moi tout de suite ce que tu fous ici...
L'autre arbora un sourire ironique qui crispa son adversaire. Il recula d'un pas et contempla ses ongles d'un air désabusé. Stefan prit tout son temps avant d'enfin dévoiler la raison de sa venue à Anael.
- Je suis un messager. J'arrive depuis ma meute, où nous venons de nous réveiller après le sortilège.
Anael ouvrit grand les yeux.
- Nous ne sommes pas les seuls, alors ?
- C'est arrivé chez tous les Métamorphes, fit Stefan gravement. Tous les adultes. Nous venons de nous réveiller, les vôtres ne devraient pas tarder à ouvrir les yeux à leur tour.
À ces mots, Orel et Sophia eurent un immense sourire soulagé. Un poids immense venait de s'envoler de leurs épaules. Seulement, lorsqu'Anael reposa son regard sur le Grizzli, il sentit que quelque chose n'avait pas encore été dit. Quelle était la mauvaise nouvelle, après la bonne ?
- Qu'as-tu à dire de plus, Stefan ? Ce n'est pas terminé, intervint Maïwenn, comme pour donner raison à l'Ours.
La rousse croisa les bras. L'étranger passa son regard de glace sur tous les adolescents présents, pendus à ses lèvres. Anael avait même presque - presque ! - oublié cette étrange rivalité. Stefan souffla longuement, comme si ça lui coûtait de prononcer les mots qui suivraient. Enfin, il se décida et tous se figèrent.
- Mais malheureusement... Les adultes ne peuvent plus se transformer.
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