18 : Sortilège
— Qui est Iris ?
La question d'Orel résonna longuement dans la tente. Anael ne répondit pas, figé, empli d'une étrange sensation.
Quel avait été le but de la Reptile en tuant cette proie pour les laisser la découvrir ensuite ? Ce ne serait certainement pas un Apprenti qui l'aurait fait fuir. Elle ne s'en serait pas embarrassée, Anael n'était pas stupide.
Pourquoi avait-elle laissé cet indice ? Pour leur faire comprendre quoi ?
— Anael, qui est Iris ?!
Orel saisit l'Ours par les épaules et le secoua. Anael gronda et se dégagea.
— Alors ? Tu t'expliques ?
Il ignorait pourquoi, mais Anael était réticent à raconter ce rêve étrange en compagnie de la Reptile. Alors, il resta lacunaire.
— C'est la Reptile qui a attaqué ta sœur, dans la Clairière.
— Et je suppose que tu ne vas pas dire comment tu le sais ? persifla l'Aigle.
— Exact, lâcha Anael en faisant volte-face pour sortir.
Mais Sophia lui barra la route. La Gazelle avait les yeux rivés dans les siens, déterminée à savoir ce qu'il taisait. Mais l'Ours ne voulait rien dire. Par honte ? Par peur d'un jugement ? Parce qu'il pensait que ses rêves n'appartenaient qu'à lui ? Ou alors, pour une autre raison qui ne lui venait pas à l'esprit ?...
— Anael, je pense que c'est important.
— Non, ce ne sont que des détails.
— Des détails expliquant comment tu connais le nom de notre ennemie.
— Et alors ? L'important, c'est l'information.
— Anael. On va commencer à croire que tu as fait quelque chose de défendu... intervint Orel en se plaçant à côté de Sophia.
— Je n'ai rien fait de mal et si je ne veux rien vous dire, ça me regarde.
L'Hybride bouscula les Métamorphes avec humeur et sortit de la tente. Ulysse, qui attendait de l'autre côté, fut surpris lorsqu'Anael le saisit par le col et lui jeta à la figure dans un murmure :
— Si vous leur dites, vous pouvez me croire : ça me mettra en colère.
Et il partit en courant le plus vite possible. Anael s'enfonça dans la forêt sans un regard en arrière.
***
Qu'est-ce qui lui avait pris ?! Pourquoi avait-il été si agressif ?!
Qu'est-ce qui me prend, tout à coup ? Je ne suis pas du genre à menacer, je fuis plutôt qu'affronter. Comment ai-je pu dire ça ?! Menacer Ulysse... C'est suicidaire ! Ils ne me feront plus jamais confiance, à présent.
Anael agrippa ses cheveux longs d'une main et de l'autre, saisit rageusement un brin d'herbe. Il le fixa comme ça, quelques secondes, en silence, uniquement entouré des pépiements des oiseaux.
Son estomac gargouilla. Anael n'avait aucune provision sur lui. Il chercha quelque chose à manger dans les environs et son regard tomba sur l'herbe qui tenait en main. Il fronça les sourcils, puis haussa les épaules et posa le brin vert sur sa langue.
Après tout, les Ours d'Europe broutent. Même si, je dois le dire, ce n'est pas très goûteux.
Il avala ce brin mais n'en prit pas d'autre. Ses yeux gris contemplèrent le ciel d'un air vide. Son corps était entièrement détendu. Il ignorait toujours la raison de son agressivité récente, mais au moins, il se sentait relativement bien dans cette forêt, entouré des troncs majestueux et impassibles.
Et cette vision... J'ai le sentiment que sa réalisation approche. Que comptent faire les Anciens ? Ça me paraît inéluctable. En revanche, de quoi s'agit-il exactement ? Un sortilège, peut-être. Ou alors quelque chose en lien avec cette mystique Morphiax.
Anael était las. Las de toutes ces choses qui lui tombaient dessus sans qu'il ne sache de quoi il s'agissait. Morphiax, Sorciers, visions... Tout cela se mélangeait dans sa tête. Il n'avait rien voulu de tout cela en échappant à Dorian...
Il ferma les yeux et tendit l'oreille. Les bruits de la forêt lui emplirent la tête et l'esprit. Il entendait un cerf brouter à un kilomètre. Et un écureuil dans l'arbre, au-dessus de sa tête. Le vent faisait bruisser les feuillages avec douceur. Il entendait même la respiration d'un animal qui s'approchait. Il ne pouvait pas déterminer son espèce. Qu'était-ce ?
Une minute. Ça s'approche ?!
Anael ouvrit lentement les yeux et ne bougea pas. Il était allongé au centre d'une trouée des frondaisons, le soleil éclairait sa peau laiteuse, autant dire qu'il était clairement visible.
Des sabots légers effleuraient à peine le sol dans une course fluide, mais assez lente au milieu de ces troncs. Comme si l'animal avait du mal à éviter les obstacles forestiers. Sa respiration était calme, révélant une habitude certaine à courir.
Soudain, la tête d'un cervidé émergea d'un espace entre deux buissons. Anael reconnut une Gazelle africaine. Il y avait quelque chose de familier dans son regard sombre.
— Qu'est-ce qu'il y a, Sophia ? soupira-t-il.
La Gazelle s'avança et poussa sur son bras à l'aide de son museau. Ses yeux s'étaient fait alarmants, leur éclat fit presque dresser les poils des bras de l'Ours. Anael sentit l'urgence qui l'avait poussée à se transformer pour venir le chercher plus vite. Que s'était-il passé ?!
Il se leva rapidement et s'enfonça dans la forêt.
***
Anael courait le plus vite possible. Son souffle était haché, ses muscles protestaient, mais il continuait. Il se découvrait un certain attachement pour tous ces Métamorphes trop curieux, trop énervants, trop tout et trop différents surtout... Il avait peur de ce qui avait pu arriver.
Lorsqu'il déboucha dans l'espace dégagé au centre duquel se dressaient les tentes, il sentit un frisson désagréable le parcourir, le laissant figé, incapable d'articuler le moindre mot. Son souffle s'était bloqué dans sa gorge. Ses yeux étaient écarquillés. Derrière lui, la Gazelle bondit vers une forme prostrée au sol, qui se tordait en hurlant de douleur.
Ulysse.
C'était sa vision. Tous les adultes se trouvaient face contre terre, leurs cris résonnaient de partout, stridents et violents, témoignages d'une souffrance indicible. Autour, on pouvait entendre ceux des adolescents et des rares enfants qui étaient présents au campement. Leur détresse se répendait en senteurs âcres qui agressaient les narines d'Anael. Ce dernier frissonna. Il lui semblait revivre cette vision horrible une seconde fois...
Il secoua la tête et se mit à approcher d'Ulysse. L'Auroch poussait des hurlements graves et rauques, ses yeux s'étaient écarquillés et ses muscles se crispaient par spasmes, laissant ses membres heurter le sol avec violence, si bien que la Gazelle tentait d'éviter ces mouvements qui se révélaient douloureux à chaque choc. Anael eut mal pour lui.
Un cri d'inquiétude de Sophia le sortit de son immobilité et il l'aida à restreindre les mouvements du Métamorphe. Mais il était très fort, et Anael dut faire appel à sa force d'Ours pour forcer ses bras à rester plaqués au sol. Cet effort lui fit couler de la sueur sur son front. Ses muscles se mirent à brûler. Les spasmes d'Ulysse étaient extrêmement puissants.
Sophia n'arrivait pas à grand chose sous sa forme de Gazelle. Heureusement qu'Anael était là, sinon, elle aurait été contrainte à regarder l'Ancien se tordre de douleur dans l'herbe.
De longues minutes passèrent ainsi. Orel finit par les rejoindre et, ensemble, Anael et lui parvinrent à limiter les dégâts physiques que l'Auroch se serait causés en gigotant. La Gazelle courait partout pour se rendre compte de l'horrible situation dans laquelle ils se trouvaient : tous les adultes étaient en proie à cette crise d'origine inconnue.
Enfin, les cris cessèrent peu à peu autour d'eux. Ulysse sembla se calmer, ses mouvements se faisaient beaucoup plus faibles et son visage se détendit. On n'entendait plus aucun bruit, excepté les pleurs des plus jeunes.
— Il... Il va mourir ? demanda une petite fille qui ne quittait pas Sophia d'une semelle.
Anael reconnut la fillette qui s'était fait attaquer par Iris dans la Clairière. Il avait finalement appris son nom : Isadora, même si tous l'appelaient Colibri, en référence à son Âme de Colibri d'Elena. Il s'agissait également de la sœur d'Orel, et donc, de la fille d'Ulysse, étendu immobile devant ses yeux écarquillés. La petite laissait couler ses larmes sans honte, sanglotant dans la fourrure brun clair de la Gazelle.
— Non, répondit Orel. Il est juste endormi. Anael, on va l'emmener dans sa tente en attendant qu'il se réveille.
Ensemble, ils soulevèrent le corps mou de l'Auroch et se mirent en marche. Tout autour d'eux, d'autres adolescents avaient eu la même idée et bientôt, tous les adultes se trouvèrent dans leurs tentes respectives, veillés par leurs enfants inquiets.
Au fond de lui, Anael ne savait pas s'ils se réveilleraient un jour.
***
— On doit se débrouiller seuls, lâcha-t-il un jour en face d'Orel, Sophia, Maïwenn et deux ou trois autres adolescents. Ça fait trois jours qu'ils ne se réveillent pas. Il faut qu'on prenne les choses en main avant que ça ne devienne plus chaotique encore...
Orel le fusilla du regard.
— Ils ne sont pas morts.
— Je sais, répliqua l'Ours calmement. Mais on ne peut pas attendre sans rien faire. Tu as vu ton état ?
Les cernes noires sous les yeux de l'Aigle appuyaient douloureusement les propos d'Anael. Les boucles blondes d'Orel étaient emmêlées et pleines de poussière. Le chagrin lui avait creusé les joues. Il ne mangeait plus. C'était tout juste s'il s'occupait de Colibri entre deux veillées.
— Je vais bien. Ils vont se réveiller bientôt. Ce n'est qu'une question d'heures et alors, tout reprendra comme avant.
Les mensonges d'Orel ne dupaient personne dans la tente des Anciens. Mais Sophia feignait de les croire pour ne pas sombrer dans le désespoir. Quant à Maïwenn, elle avait adopté la même stratégie avant de se ranger du côté d'Anael.
— Il a raison, Orel. Ce n'est pas comme ça que tout va s'arranger. On doit reprendre le camp en main, la Meute en main, avant que tout ne parte en vrille. C'est déjà le bordel pour manger, personne ne veut chasser et personne ne fait la cuisine. Il faut faire quelque chose.
La rousse posa ensuite une main apaisante sur l'épaule de l'Aigle, qui se crispa sans la repousser.
— Maïwenn...
— Je n'ai pas dit qu'il fallait faire comme s'ils n'existaient pas. Je n'ai pas dit qu'ils étaient morts, Orel. Simplement qu'il faut prendre le relais si on ne veut pas tous mourir...
Il se dégagea et sortit de la tente comme une furie. Il serrait les poings, se contenait, faisait tout ce qu'il pouvait pour ne pas dévaster tout ce camp dans un accès de colère impuissante.
Anael soupira. Il finit par se tourner vers Sophia, qui hocha la tête avec fatalité. Elle comprenait, mais savoir sa mère dans le coma lui faisait mal, même si leur relation n'était pas... optimale. Et voir Ulysse endormi, les yeux clos irrémédiablement, sentir son impuissance chaque seconde lui déchirait le cœur.
— Je comprends. Et je vous aiderai, tous les deux. Mais je pense qu'on doit chercher à comprendre ce qui s'est passé afin de les réveiller. On ne survivra pas longtemps tout seuls, ce ne peut être qu'une solution provisoire. Surtout avec cette Reptile dans les environs. Peut-être même qu'elle n'est pas seule.
Tous les deux hochèrent la tête. Maïwenn sourit d'un air triste et lança :
— Je vais réunir les jeunes et les enfants devant la tente. Il faut leur expliquer.
Elle sortit souplement, ses cheveux roux se balançant dans son dos avec un mouvement hypnotique. Anael la suivit du regard, plongé dans des pensées emplies de stress et de peur. Qu'allait-il bien pouvoir dire pour fédérer tous ces Métamorphes effrayés, éplorés, perdus sans leurs parents, oncles, tantes ? Il n'avait pas un charisme spécial, il était plus peureux que courageux...
— Tu crois que qui devrait parler ? lança-t-il à Sophia.
Elle le regarda avec un air surpris.
— Bah, toi.
Anael se raidit.
— Tu es folle... Ils ne m'écouteront pas. On devrait demander à Orel.
— Il est trop perturbé pour parler. Et il n'est pas d'accord avec nous, en réalité. Son esprit est bloqué, fermé, il ne sera d'aucune aide réelle.
— Et toi ?
— Je suis une herbivore assez discrète, tu sais. Peu me connaissent. Et peu m'écoutent...
Sophia eut un rictus triste. Elle joignit ses mains devant elle d'un air las, entremêlant ses doigts.
— Et Maïwenn refusera. Elle ne voudra pas de cette responsabilité et comme c'est une Renarde, peu lui feront confiance.
— C'est un préjugé ridicule, marmonna Anael, mis dos au mur par Sophia. Elle ferait une cheffe de remplacement parfaitement correcte. Elle connaît tout le monde et sait se faire respecter.
— Anael... soupira la Gazelle. Il n'y a que toi qui peux le faire.
Il se détourna de la jeune noire. Cette dernière s'approcha, et, d'un air hésitant, posa sa main sur l'épaule de l'Ours pour l'obliger à se retourner. Leurs yeux, gris et noirs, se fixèrent pendant quelques secondes avant que les lèvres d'Anael ne s'entrouvrent.
— Ok, souffla-t-il.
***
Des dizaines de paires d'yeux, de toutes les couleurs, le fixaient. Il se sentit mal mais se retint de vaciller, de montrer sa faiblesse. Anael se tenait en face de tous les adolescents et enfants du campement et il sentait de grosses gouttes de sueur poindre sur son front moite.
Il devait puer la peur à des kilomètres...
Heureusement, les enfants devaient masquer la sienne de la leur. Des larmes perlaient à leurs yeux et ils se serraient à leurs grands frères et sœurs, ou même parfois à leurs cousins, de leurs mains crispées. Et les adolescents ne faisaient que masquer une terreur de même ampleur.
Anael se sentit mal. Tout le poids qui reposait sur ses épaules se fit sentir d'un coup et il faiblit. A ses côté, Sophia lui jeta un coup d'œil inquiet, puis encourageant. Maïwenn lui fit un signe de tête. Et Orel le regarda de ses iris azur, comme s'il s'était finalement résigné.
— Qui es-tu pour te tenir là ? lança une voix masculine depuis la foule.
— Erik... chuchota Sophia avec un léger froncement de sourcils.
Anael repéra le jeune homme colossal au milieu d'une assemblée d'omnivores. Celui à l'Âme de Cochon se dressait fièrement, crâneur et insolent, le toisant de ses yeux charbon. Anael se sentit trembler mais se reprit. Il était énervé contre cet imbécile mais en même temps, il était d'accord avec sa question. Qui était-il pour leur faire face ainsi, comme un leader ?
— Anael a de l'expérience, intervint Maïwenn en le fixant de ses yeux perçants. Il a vécu seul pendant plusieurs années. Alors tu écoutes et tu la fermes, Erik.
Le Cochon n'en fit rien, vexé. Sous les rires de son entourage, il s'avança vers la Renarde, qui ne bougea pas.
— Erik, on sait tous que tu flippes pour ta mère, alors arrête ton cirque et on passera l'éponge, lança la rousse.
Mais il continua d'avancer. Maïwenn n'effectua pas un geste. Elle l'attendait calmement, sûre qu'il n'attaquerait pas.
Mais Anael sentit l'agressivité du Cochon croître. Il sentit qu'il n'allait pas s'arrêter à des paroles. Il était à cran et réagissait comme d'habitude : en attaquant.
— Maïwenn, déjà, t'arrêtes de te prendre pour notre mère ! Tu débarques chez nous pour faire ta loi alors sache que ça se passera pas comme ça ! Si je veux pas obéir à un abruti de SDF, je fais c'que je veux.
Il s'arrêta face à la Renarde avec un air supérieur et méprisant. Cette dernière resta parfaitement statique. Ses yeux ne cillaient pas. Ses muscles étaient détendus.
Ce fut pourquoi, lorsque le Cochon la frappa, elle s'envola comme une poupée.
Anael réagit au quart de tour. Ses muscles se délièrent. On venait d'attaquer une alliée.
Il se planta face au Cochon. Ils faisaient la même taille aussi il fixa Erik dans les yeux. Il mit une grande partie de sa force dans son regard dans le but de faire plier le Cochon, mais ce dernier, bien qu'en proie à une hésitation certaine devant l'aplomb de son adversaire, ne recula pas. Il renchérit au contraire.
— Toi, ne me dis pas ce que je dois faire, je te préviens !
— Erik, tais-toi.
— Non. Et tu vas faire quoi ?
Anael soupira lentement et craqua sa nuque. Il sentit une force tranquille se répendre dans ses veines. Il sentait qu'il devait soumettre cet imbécile pour obtenir la confiance des autres. Ainsi soit-il, il était prêt, même s'il ignorait d'où lui venait cette soudaine assurance.
Erik tenta de le frapper par surprise, mais Anael intercepta son bras d'une main. Puis, il poussa un véritable cri bestial, un cri d'Ours qui fit reculer le Cochon de plusieurs pas.
Un silence de mort envahit la clairière. Tous le fixaient avec peur, admiration ou surprise. Maïwenn, Sophia et Orel arboraient un sourire fier, et l'Aigle semblait découvrir son ami, les yeux écarquillés.
La puissance irradia un bref instant du corps d'Anael. Ses yeux gris semblèrent briller. Puis, alors que tous restaient sans voix, il lança :
— Bon, est-ce qu'on peut continuer ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top