16 : Visions
Anael marchait au hasard de ses pas au milieu des tentes. Il sinuait, les yeux fermés, pris dans un tourbillon de pensées désorganisées. Il s'en remettait à son ouïe pour le guider parmi les constructions multicolores. Tout tournait dans sa tête, il ne savait même plus que penser des révélations qui avaient plu peu de temps auparavant. Il avait quitté Ulysse sans rien dire et l'Auroch ne l'avait pas retenu, comprenant qu'il avait besoin de réfléchir ; mais tout ce qu'il était capable de faire à présent, c'était marcher comme un somnambule.
Finalement il sortit du campement et ouvrit les yeux. Au loin, à l'orée de la forêt, il aperçut deux silhouettes qu'il reconnut aussitôt. Une chevelure blonde brillante sous le soleil qui resplendissait dans le ciel bleu, bleu comme les yeux de ce visage surplombé par les mèches dorées. Une haute stature musculeuse et athlétique. Orel. Et, en face de lui, un corps plus fin mais tout aussi musclé et vif, un corps de coureuse de la savane, une peau sombre et lisse. Deux yeux d'un noir d'encre surplombés de longs cils recourbés. Sophia.
Tous deux étaient au courant. Devait-il leur demander leurs rôles dans ces changements, dans cette prophétie ? Leur demander leurs avis, afin peut-être d'aiguiser le sien, encore flou et imprécis ?
Anael prit sa décision et avança vers les deux Métamorphes.
Ils l'aperçurent rapidement.
— Anael, alors, comment ça s'est passé ? demanda Orel d'une voix forte.
Ses iris azur brillaient sous les rayons solaires, parfois si clairs qu'Anael les aurait crus translucides. Il ignorait pourquoi ce regard le captivait autant. Il avait déjà vu des yeux bleus ! Alors pourquoi ceux-ci le captivaient-ils tant ?
Il plissa les paupières sur les siens, éternellement gris, afin de mieux voir dans le contre-jour. Orel marchait à sa rencontre, suivi de Sophia. La Gazelle souriait d'un air calme mais ses yeux ne parvenaient pas à cacher une curiosité dévorante.
— Tu étais au courant, qu'il allait me le dire ? éluda l'Ours en s'arrêtant face à Orel.
Leurs visages étaient à la même hauteur, mais l'Aigle était beaucoup plus large et musclé. Anael paraissait par conséquent beaucoup plus insignifiant, ce qui lui ramena ses questions sur le bout de la langue ; mais il ne les récita que dans sa tête.
Pourquoi moi, un simple Ours peu dégourdi et trouillard comme pas deux ? Je suis à moitié Sorcier mais, tout compte fait, j'ignore tout de cette espèce et ne peux pas user de ses capacités. En quoi suis-je donc important, au point que Dorian et Iris aient voulu m'approcher ?
— Hem... Je m'en doutais fortement, disons. Alors maintenant que tu es au courant, tu te sens comment ?
— Perdu, lâcha Anael avant de se tourner vers Sophia. Dis-moi, tu en penses quoi, de cette histoire ?
— Honnêtement, je trouve ça excitant et flippant.
— Excitant ? Que des Reptiles essaient de nous tuer ? releva Orel avec une moue dubitative.
— Il ne se passe rien, la plupart du temps, ici. On s'entraîne pour quand nous accéderons à l'étape suivante de notre apprentissage, lorsque nous deviendrons Combattants ou autre, mais au final, nous n'allons jamais nous battre. Je ne deviendrai Combattante que dans des mois, voire plusieurs années, Orel. Alors, oui, je trouve ça excitant qu'il y ait une perspective de fin du monde et de combats. Après, lorsque je m'y trouverai, j'ignore quel sera mon état mental.
— Je trouve ça juste effrayant, moi, intervint l'Aigle. Sachant que cette magie doit être libérée, que des Reptiles vont nous tomber dessus pour tous nous trucider... Je ne vois pas de motif à trouver ça excitant.
Ils se tournèrent légèrement vers Anael, comme s'ils attendaient une phrase de sa part sur son ressenti, mais il resta muet. Ses yeux étaient plongés dans la contemplation du sol. Orel fronça les sourcils.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Anael ouvrit la bouche mais rien n'en sortit. Il articulait des mots qui ne sonnaient pas dans la clairière. L'Aigle et la Gazelle s'entreregardèrent avec appréhension. Ni l'un ni l'autre n'avait la moindre idée de ce qui se passait sous leurs yeux.
Anael hoqueta. Ses yeux s'étaient brutalement emplis de visions fugaces dépourvues de sens et il s'était brusquement figé. Le regard rivé au sol, les muscles si contractés qu'il crut qu'ils allaient se déchirer, il ne parvenait pas à faire sortir un seul son de sa bouche. Il ignorait d'ailleurs ce qu'il voulait dire, ou même s'il allait hurler de panique, mais Anael était paralysé. Il se mit à trembler, déployant tous ses efforts pour se mouvoir. Autour de lui, Orel et Sophia l'appelaient, essayaient de le faire bouger, mais rien n'y faisait : l'Ours déployait paradoxalement toute sa force pour rester immobile, alors que son cerveau désirait le libérer de cette ataxie.
De longues secondes angoissantes passèrent. Les cris des deux Apprentis attirèrent quelques adultes qui vinrent voir de quoi il retournait, mais ils restaient à distance, ne sachant pas quoi faire, malgré tout encore méfiants vis-à-vis de ce nouvel arrivant. Un cercle s'était formé autour de la silhouette figée d'Anael.
Devant ses yeux défilaient encore des images sans aucun sens, et Anael n'y prêta pas attention, terrorisé par l'emprise de cette situation sur ses mouvements.
Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce que je peux faire ? Pourquoi je n'arrive plus à bouger ?! Non, non, je veux bouger ! Que m'arrive-t-il ? Ces images qui défilent me font mal à la tête ! Stop ! QU'EST-CE QUI M'ARRIVE ?!
Soudainement, il s'effondra, épuisé, sur l'herbe. Ses paupières se fermèrent au milieu des cris qui résonnèrent dans la clairière.
***
— Anael !
L'Ours émit un faible grognement. Il avait l'impression qu'un marteau enfonçait des clous dans son crâne avec la force d'un titan. À cette douleur se rajoutèrent de terribles courbatures dans tous les muscles possibles et imaginables de son corps lorsqu'Anael essaya de se redresser. Il abandonna au bout d'une demi-seconde, la respiration rauque et hachée, et retomba lourdement.
Il était apparemment couché sur un matelas comme celui qui lui servait de lit chaque nuit. Autour de lui, il sentait des présences. Quelques personnes étaient là, dans la tente, avec lui. Son premier réflexe fut une brusque contraction musculaire qui lui arracha un cri de douleur involontaire, attirant toute l'attention sur lui, au lieu d'une seule paire d'yeux attentifs qui l'avait veillé.
— Anael ! s'exclama une voix claire teintée de soulagement qu'il reconnut aussitôt. Tu es là.
Il sentit la main de Sophia lui effleurer le bras et il ouvrit les yeux. Une lance de douleur lui remontait le bras sans pitié. Il darda son regard noir sur la jeune fille qui lui lâcha le bras comme s'il l'avait brûlé. Elle afficha un bref instant un air colérique voire même furieux, puis se reprit et marmonna.
— Désolée, j'aurais dû me rappeler ta phobie des contacts...
— C'est... pas... ça.
Elle ouvrit grand ses yeux couleur charbon. Anael ouvrit la bouche avec difficulté et poursuivit ses paroles sifflantes. Il avait du mal à parler, sa mâchoire le faisait souffrir atrocement.
— Ça... fait... juste... mal, termina-t-il en haletant, avant de reposer pesamment sa tête sur le coussin en soufflant.
— Oh, désolée, je ne savais pas... bafouilla la Gazelle.
Anael tourna la tête de gauche à droite très légèrement, ignorant la cuisante douleur qui le faisait hurler intérieurement, afin de lui signifier qu'il ne lui en voulait pas. La jeune Métamorphe souffla de soulagement et se recula doucement pour laisser la place à une forme de plus haute carrure. Ses yeux marron, inquiets, se posèrent sur Anael avec bienveillance.
— Anael, peux-tu me dire ce qui s'est passé ?
Avant de répondre, l'Ours prit le temps de regarder chaque personne présente dans la tente. Cela déterminerait sa réponse, le degré de sincérité. À côté de lui se trouvait toujours Sophia, et derrière elle, Orel, reconnaissable à sa tignasse claire. Ulysse se tenait à côté de Sophia. Était aussi présente Sysiphe, qui le fixait avec un air impénétrable sur le visage, les bras croisés. Et, tout au fond de la tente, dans l'ombre, si bien qu'Anael aurait pu le rater, Erodas le Liseur aux yeux d'acier.
Que pouvait-il dire devant eux ? Ulysse sembla comprendre son dilemme et lui murmura :
— Dis-nous tout, Anael. Ils sont tous au courant.
Le jeune Hybride prit une inspiration sifflante. Peu à peu, il lui semblait que la douleur diminuait. Il put bouger les doigts sans crier et tant qu'il ne bougeait pas trop vite, il ne souffrait plus autant. Des tiraillements désagréables parcoururent son visage alors qu'il commençait à parler.
— C'étaient des visions... des images qui apparaissaient... devant mes yeux... par intermittence.
Il fit une pause pour respirer profondément. Sa mâchoire lui faisait toujours mal, mais il pouvait parler. Autour de lui, Sysiphe venait de se crisper, à l'instar d'Ulysse. Erodas restait immobile, caché dans l'ombre.
— J'étais... incapable de... bouger. Je... je ne comprenais pas... ce qui se passait.
— Qu'as-tu vu ? demanda Ulysse.
Il tentait de paraître calme, mais tout le trahissait : ses mains tremblaient légèrement sur ses genoux, sa voix s'était brisée sur le dernier mot, son visage était crispé. Ses iris bruns semblaient vouloir lire directement dans la tête d'Anael pour voir ce qu'il avait vu.
— Vous... tous... je vous ai tous vus.
L'Auroch jeta un regard aux deux Anciens présents. La tension dans la tente grimpa brutalement. Sysiphe scruta Anael de son regard vert comme jamais elle ne l'avait encore fait, avec une intensité qui faisait peser une chape de plomb sur la poitrine de l'Ours, l'empêchant encore plus de respirer. La curiosité et les soupçons se mêlaient dans ses iris.
Anael soutint brutalement son regard. Ses yeux gris s'étaient subitement éclaircis, devenant aussi lumineux que l'eau d'un ruisseau sous le soleil, tranchant avec sa chevelure d'ébène.
— Que faisions-nous ? poursuivit Ulysse.
Anael vit alors les images revenir dans son esprit avec la force d'un bélier, enfonçant ses barrières mentales, explosant son crâne. Il hurla si fort que tous reculèrent. Anael se recroquevilla brutalement, malgré la souffrance qui résulta de ce mouvement brusque, et enfouit sa tête dans ses genoux sans cesser de gémir de douleur. Il revoyait défiler les visions et cette fois, y prêta toute l'attention dont il était capable en cet instant.
Quand, enfin, ce fut terminé, il sortit son visage de ses mains, de longues traînées humides ruisselaient sur ses joues. Il les essuya et ne pleura plus. Son regard s'était durci. Autour de son matelas, les Métamorphes ne savaient pas quelle attitude adopter. Finalement, Ulysse s'approcha doucement, comme s'il devait maîtriser une bête féroce.
— Anael...
— Vous hurliez, l'interrompit l'Ours. Et vous vous tordiez sur le sol, vous souffriez, une lumière verte sortait de vos bouches ouvertes et crispées par la douleur. Vos yeux injectés de sang suppliaient que cette souffrance cesse, mais vous continuiez de hurler à vous en casser la voix. Autour de vous, les enfants et les adolescents pleuraient. Eux ne souffraient pas, mais étaient terrorisés. Puis, enfin, quand tout cela cessait, vous vous releviez et les adultes criaient de désespoir, sauf les Anciens, qui semblaient les seuls à avoir compris la situation... Et, enfin, un œil jaune à la pupille verticale me regardait comme pour me narguer.
Le silence qui suivit cette tirade fut long, et ponctué de la respiration sifflante d'Anael. Les autres s'étaient figés. Sysiphe fixait l'Ours mais ne semblait plus le voir, immobile telle une statue d'obsidienne. Erodas était assis dans l'obscurité, songeur ou bien simplement effrayé. Ses yeux étaient clos. Quant à Ulysse, il fixait toutes les personnes présentes tour à tour, déboussolé, le regard perdu. On aurait dit que tous les adultes s'étaient métamorphosés en enfants séparés de leurs parents.
Orel rompit le silence d'une voix grave.
— Si j'ai bien compris, on est mal barrés.
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