15 : Secrets
Le poing d'Anael frappa le mannequin rembourré avec force. Il laissa échapper une pluie de grains de sable par les interstices des coutures, et ces derniers atterrirent aux pieds d'une Maïwenn en tenue de combat. Ses longs cheveux étaient maintenus en une natte guerrière qui dégageait son front et toute une combinaison de cuir brun protégeait sa peau. De hautes bottes lacées et légères lui permettaient de courir sur tous revêtements sans se faire mal aux pieds. Une dague pendait à sa ceinture dans un fourreau vert sombre qu'elle avait sans doute choisi elle-même. Toute cette panoplie faisait partie de l'équipement des Combattants et permettait de les différencier des autres membres de la meute.
La Renarde était étonnamment concentrée et silencieuse. Elle ne cherchait pas à le provoquer. Ces derniers jours, leurs rapports s'étaient considérablement améliorés.
— Bon, tu maîtrises la technique mais il manque un peu de fluidité et de puissance brute. Tu manques de muscles, en fait.
— Je sais. Mais j'ai toujours été comme ça, répondit Anael en se reculant, prêt pour un nouvel assaut malgré la sueur qui lui coulait dans les yeux.
Ses cheveux noirs étaient attachés en une queue de cheval approximative d'où quelques mèches s'échappaient pour osciller devant son regard gris concentré. Il se frotta négligemment les phalanges. Elles étaient rougies.
— Il faut vraiment que tu utilises la force de tes jambes lorsque tu frappes. Ça permettrait de compenser le déficit de tes bras.
Anael hocha la tête. Il se mit en position, jambes fléchies et bras vers l'avant, puis courut et frappa. Le mannequin se balança au bout de la corde qui l'attachait à l'arbre. L'Ours recula avec une légère grimace de douleur. Maïwenn leva le regard vers le ciel et avisa la position du soleil, puis lança :
— C'est bon pour aujourd'hui. D'ailleurs je dois aller en patrouille. Bonne journée !
Elle s'éloigna et Anael saisit le mannequin, le décrocha de la branche d'arbre auquel il était pendu et le plaça avec les autres en une pile équilibriste. Il avait l'habitude du départ rapide de la Renarde.
Chaque jour, il venait s'entraîner au combat physique, bien que son niveau soit médiocre. Le fait d'être un Ours ne compensait pas sa faiblesse mais il se débrouillait peu à peu. Maïwenn lui donnait des conseils. Il n'aurait accepté personne d'autre comme professeur, et surtout pas Ulysse, dont c'était pourtant le rôle au sein de la meute.
Il ne lui parlait que lorsque c'était nécessaire. Ulysse affichait toujours un air désolé, comme pour l'amadouer, mais Anael n'avait rien oublié et était plutôt rancunier. Ah, il avait décidé de ne pas lui donner l'information qu'il avait le droit d'avoir ? Il avait décidé de ne pas l'aider ? Bien. Mais qu'il ne vienne pas demander de faire comme si rien ne s'était passé.
La nuit, Anael ne voyait pas Iris. Le somnifère fonctionnait, Sysiphe le lui donnait régulièrement, sans autre réaction qu'une moue désapprobatrice. Il dormait d'un sommeil si lourd qu'il se levait tard et l'esprit embrumé. Le fait qu'il ait une tendance à hiverner n'arrangeait pas les choses. Ce qui l'aidait à sortir de son lit dans la tente des nouveaux, c'était Sophia, qui venait le réveiller. Il était resté en bons termes avec la jeune Gazelle. Après tout, elle n'avait encore rien fait.
Elle essayait régulièrement de lui souffler l'idée de se réconcilier avec l'Ancien, mais Anael faisait la sourde oreille. Elle ignorait pourquoi ils s'étaient brouillés et l'Ours n'allait pas lui dire. C'était trop... humiliant de raconter ce songe étrange. Non, il valait mieux qu'elle ne sache rien pour l'instant.
— Anael !
Il sortit de ses pensées au milieu de la Clairière. Orel s'approchait d'un air décontracté mais il ne s'y trompa pas ; l'Aigle voulait lui parler de quelque chose d'important. Son regard azur était sérieux comme rarement.
— Anael, j'aimerais vraiment que tu ailles voir mon père.
Ce dernier soupira et essaya de contourner le Métamorphe, mais il le saisit par le bras d'un air décidé.
— Il veut te parler.
— Je sais. Je n'ai rien à lui dire.
Les iris orageux d'Anael se plongeaient dans ceux de l'Aigle. Ils restèrent ainsi un instant qui leur parut une éternité, les yeux dans les yeux, à s'affronter à coup de volonté tenace. Les lèvres d'Orel s'ouvrirent finalement.
— Ça fait plusieurs jours qu'il essaie de te parler. C'est vraiment important.
L'Ours ne répondit rien dans un premier temps, et pour cause : le bleu des yeux d'Orel l'avait envoyé dans un pays exotique. Anael avait décidé que sa nouvelle couleur préférée, ce serait celle-là. L'intensité, la manière avec laquelle l'Aigle regardait les choses le subjugait, sans qu'il sache vraiment pourquoi. Il était magnétique, mais pas de la même façon qu'Iris.
— S'il te plaît, ajouta Orel.
Anael cligna des paupières, un bref instant déphasé, puis soupira.
— Écoute, ton père n'a plus rien à voir avec moi, d'accord ? Et puis qu'est-ce que ça peut te faire ?
La méfiance était de retour. Chassez le naturel, il revient au galop. Ici, pourtant, c'était légitime : Orel n'avait rien à voir avec cette histoire.
— Je pense que tu ne dois pas te refermer sur toi-même. Ce n'est jamais bon. Alors, si mon père peut t'aider...
— Il ne veut pas m'aider ! s'écria l'Ours en reculant, les yeux enflammés. Il refuse de me dire ce qui peut m'aider alors ne vient pas me dire qu'il est un bon samaritain !
— Il veut te parler. Ça va peut-être changer.
Anael secoua la tête et avança dans la forêt.
— Promets-moi que tu y penseras, au moins.
L'Ours se retourna à demi. Il planta son regard sombre dans celui, étincelant comme l'océan, d'Orel.
— J'y penserai.
Et il s'enfonça dans les fourrés.
***
— Entre.
Anael poussa le pan de toile. L'obscurité qui régnait dans la tente lui fit plisser les yeux le temps que ces derniers s'y habituent. Enfin, il distingua Ulysse, assis dans un fauteuil en cuir brun, les bras négligemment posés sur les accoudoirs d'un air décontracté. Les iris marron de l'Auroch le détaillèrent.
— Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?
— Rien. Je pense toujours la même chose.
— Pourtant, tu es là.
Anael leva le regard pour rencontrer celui de l'Ancien. Ses yeux gris ne dévoilaient pas la moindre émotion.
— J'ai eu tort de croire que vous alliez m'aider.
Ulysse soupira et passa une main sur son visage d'un air fatigué.
— Anael... Tu dois comprendre que beaucoup de choses sont en train de changer. Si j'ai choisi de ne rien dire, c'était peut-être par peur de ce que tu ferais. Notre monde est en pleine mutation, nous arrivons à un point charnière pour notre espèce. Soit nous continuons à vivre comme avant, soit des extrémistes décident de mettre fin à l'existance de nos voisins, les humains. Tu le sais sûrement, c'est là l'ambition du Seigneur.
Anael commençait vraiment à croire qu'Orel avait raison. Ulysse semblait revenir sur ce qu'il avait dit et vouloir lui expliquer certaines choses. Il hocha la tête, car il connaissait déjà les informations que venait d'énoncer l'Ancien.
— Si tu as eu un contact psychique avec Iris - car c'est ce qui s'est passé, Anael -, je pense que c'est parce que tu auras un rôle à jouer. Cette Reptile est haut-placée et même si elle n'a pas suivi un ordre du Seigneur en t'approchant, elle doit penser que ça lui sera bénéfique, immédiatement ou dans le futur.
L'Ours fronça les sourcils. Il réfléchissait intensément. Comment ça, un rôle à jouer ? Quels changements exactement ? Et qu'est-ce qu'un contact psychique ?
— Je ne vous suis pas. Que s'est-il exactement passé cette nuit où elle est venue dans mon rêve, Ulysse ?
— Elle a pris le contrôle de tes songes brièvement. Je pense qu'elle a réussi cela car elle t'a blessé, elle connaît donc la trace de ton Âme.
— La morsure de serpent, constata Anael d'une voix neutre.
— Oui. Et lorsqu'elle t'a demandé de l'embrasser (Anael eut un frisson), elle voulait accentuer son emprise sur ton esprit. Tu as gardé ton libre-arbitre la plupart du temps, c'est donc que tu lui as résisté. En touchant ta projection psychique dans ton rêve, elle a pris plus de pouvoir sur tes songes... Mais heureusement, tu as pris des somnifères depuis. Elle n'a pas pu revenir puisque tu ne rêvais pas.
— D'a... D'accord, articula Anael en mettant de l'ordre dans ses pensées chamboulées. Mais c'est quoi cette histoire de changement ? Pourquoi aurais-je un rôle à jouer ? Et dans quoi ?
Ulysse ferma un bref instant les yeux et il sembla à Anael qu'il cherchait les mots justes. Ses mains se serrèrent l'une contre l'autre et il se retint de rattacher ses cheveux d'une main fébrile. Il devait se contrôler. Ne pas laisser ses émotions lui dicter ses gestes.
— Depuis des siècles, une lignée de Métamorphes possède une réputation particulière. Un jour, leur ancêtre a scellé un grand pouvoir métamorphique et a été banni pour cela. Il avait pensé bien faire et ne regretta pas son geste. Peu à peu, ce savoir fut perdu, la lignée du Banni prospéra et bientôt tous eurent oublié cet incident. Le nom-même de ce pouvoir disparut des esprits des plus grands savants. Mais une prophétie fut énoncée peu avant la trahison du Banni - car c'est ainsi qu'elle fut nommée. Cette prophétie disait qu'un descendant du Banni allait libérer le pouvoir perdu et sauver les Hommes le jour d'une Éclipse. Les Métamorphes allaient pouvoir vivre dans la paix avec les humains pour toujours.
Anael avait du mal à croire à une telle histoire. Ce n'était qu'une légende. Les Métamorphes n'avaient jamais eu aucun pouvoir.
Mais et Iris, alors ? Comment a-t-elle pu s'introduire dans les rêves ?
— Je vois que tu es perplexe, Anael. Et c'est normal, c'est même plutôt positif que tu ne gobes pas tout ce que je te dis, reprit Ulysse avec un sourire rassurant. Mais je t'assure que c'est la vérité. Et ce moment, cette éclipse, approche à grands pas... Le Seigneur le sait et désire recruter un maximum de partisans.
— Il est au courant, pour la prophétie ? s'étonna Anael.
— J'espère que non, mais il sent que nous nous agitons, et il a pressenti que c'était un bon moment pour exterminer la race humaine. Anael, articula Ulysse en se penchant vers l'Ours, peu de gens sont au courant pour cette prophétie. Les Anciens, Orel, toi et Sophia uniquement. C'est un secret qu'il faut préserver...
— Pourquoi m'avoir dit tout cela ? Je ne vois pas ce que j'ai à voir avec cette prophétie, expliqua Anael en détournant nerveusement le regard.
— Tu es un Hybride exceptionnel et Iris a jugé important d'essayer de te contrôler. Cette fille au don étrange en sait plus qu'elle ne le laisse paraître, je le sens... fit Ulysse en posant une main sur l'épaule d'Anael, qui ne se déroba pas.
— Ce don... Est-ce que cela a un lien avec ce pouvoir perdu ? demanda le demi-Sorcier à mi-voix.
Il ne savait pas s'il avait vraiment envie d'en savoir plus sur ce sujet qui l'effrayait déjà. Cette histoire de prophétie qui se terminerait probablement par un combat épique... non, il ne se voyait pas y prendre part. D'ailleurs, si Iris se trompait ? Et si elle le prenait pour quelqu'un d'autre ? Il n'était pas intéressant, pas puissant ou particulièrement précieux...
— Je n'en sais rien. Il est toujours scellé, seul un descendant du Banni pourra libérer ce pouvoir. Même si j'ai des hypothèses sur des réminiscences de bribes de pouvoir et là, il serait possible que cette fille possède un dixième de ce que la Morphiax lui accorderait.
La Morphiax. C'était donc le nom de cette... magie métamorphique ?
— Que fait-elle exactement, cette magie ?
— Pour l'instant, Anael, il ne sert à rien d'aborder les subtilités de ce savoir et que, de toute manière, je ne connais que très mal et superficiellement. Mais je voulais au moins te dire cela.
— Pourquoi ? risqua l'adolescent.
— Pour te prouver que tu peux m'accorder ta confiance, Anael. Si je n'ai pas voulu t'en parler, c'était avant tout pour te protéger de ce qui arrive à grands pas... Ce n'était pas pour te laisser endurer des nuits terrifiantes. D'ailleurs, je pense que le Conseil, et surtout Sysiphe, vont me chauffer les oreilles pour t'avoir dit tout cela.
Et cette dernière chose, plus que le reste, acheva de replacer Ulysse en position d'allié.
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