14 : Trahison
— Et c'est tout ?
Anael se laissa tomber dans un coussin géant écarlate et soupira.
— C'est déjà trop pour moi... murmura-t-il. J'ai dit tout ce que je sais.
Ulysse s'installa plus confortablement, s'adossa à son « pouf » d'un joli rouge vif et passa une main sur son visage. Ses yeux marron brillaient alors qu'il réfléchissait intensément.
— Répète... Elle a dit qu'elle ne travaillait pas pour le Seigneur ? C'est ça ?
— Elle n'a pas dit ça, enfin pas exactement... Elle n'est pas un de ses sbires, apparemment. Elle se présentait comme au-dessus d'eux. Je ne sais pas exactement qui elle est pour ce Seigneur mais...
— Elle est haut-placée, souffla Ulysse. Ça ne nous arrange pas, tout ça.
— J'aimerais que tu me dises ce que tu sais. Comment peut-elle s'incruster dans mes rêves ? M'influencer ainsi ? M'empêcher de me réveiller ?
— Ce ne sont pas tes affaires, Anael.
Le regard de l'Auroch s'était fait plus dur. Il se leva, puis tapa dans l'épaule du jeune homme d'un air paternel, avec l'air de savoir ce qui est bon pour lui. Anael se crispa.
— Je pense que je suis plus concerné qui quiconque. J'ai le droit de savoir.
L'Ancien éluda.
— Anael, va t'entraîner. Il est temps que tu te mettes sérieusement au combat. Va voir Maiwenn.
— Va voir Intel, va voir Intel... Ulysse ! Je ne suis pas une Souris à protéger du monde des grands ! s'écria Anael.
Son sang battait ses tempes. Il se leva brusquement, plein d'un besoin de savoir qui s'exprimait par la colère. Ses yeux d'orage étaient gris clair. Au fond de lui, la peur comprimait sa poitrine, l'empêchait de respirer correctement, le poussait à insister auprès de l'Ancien pour qu'il réponde. Quitte à l'énerver. Cette phrase, "ce ne sont pas tes affaires", Sysiphe l'avait déjà énoncée, et si Ulysse la répétait, pour Anael, c'était pire. Car il commençait à avoir confiance en l'Ancien. C'était même peut-être la seule personne à qui il aurait osé se confier, s'il le lui avait demandé. Mais apparemment, Ulysse le mettait à l'écart, lui aussi.
— La confiance, ça va dans les deux sens... murmura l'Ours avant de bousculer l'Auroch d'un coup d'épaule et de sortir de la tente comme une furie.
Sa haute taille, couplée au puissant sentiment de trahison qu'il tentait d'enfouir dans son esprit, suffit à lui permettre de pousser Ulysse au sol. Pris par surprise, ce dernier ne s'était pas attendu à une telle force. Anael ne jeta pas un seul regard en arrière. Les pans de toile claquèrent dans le vent.
Ses pas le guidèrent parmi le campement sans qu'il ne les contrôle. Ses yeux ne voyaient rien. Tout n'était que brume. Tout n'était que flou. Tous des traîtres. Ils avaient tous fini par l'abandonner, en fin de compte. Il était stupide de croire que quelqu'un allait l'aider.
Ses mains s'ouvraient et se fermaient sur le vide. Ses muscles tendus à se rompre lui semblaient avoir doublé de volume. Ils brûlaient. Anael ferma soudain les yeux et marcha en se fiant à son ouïe plus que développée.
Un craquement. Un chuchotement. Des cris d'enfants. Un froissement de tissu. Une odeur de nourriture qui lui fit monter l'eau à la bouche. Une voix en fond, qui l'appelait. Ulysse.
Anael marcha plus vite. Il n'avait aucune envie de s'expliquer face à l'Auroch. Il était énervé, blessé, et rien ne saurait l'apaiser, excepté la solitude.
Ses pas étaient si rapides qu'il survolait les objets qui gisaient entre les tentes. Il les évitait instinctivement, car ses paupières étaient toujours closes. Sa destination était claire, à présent : la forêt.
Des voix s'offusquaient de le voir débouler ainsi, aveugle, crispé et raide, inarrêtable semblait-il. Mais Anael n'en avait cure. Même : il ne les entendait pas. Ce n'était qu'un bruit de fond occulté par ses sentiments dévastateurs. Un bruit dérisoire. Une gêne. Au moins, les animaux ne parlaient pas, eux. Si seulement il en était de même pour ces Métamorphes soupçonneux, méfiants et traîtres.
Tous des traîtres. Ils n'attendent que la chute d'une pauvre victime pour se jeter sur elle comme des vautours, pour l'enfoncer plus bas que terre, pour lui planter un couteau dans le dos. Ce sont des êtres qui ne méritent aucune confiance... Ils finissent toujours par la trahir. Toujours. Même s'il s'agit de son propre fils...
Et dire qu'il avait cru, ne serait-ce qu'un instant cru, qu'une Meute serait différente.
— Quel imbécile bercé d'illusions. Redescends sur terre, Anael. Ils sont tous comme lui, chuchota l'Ours à lui-même.
Il finit par sortir du campement et par fouler la terre de la clairière qui l'entourait. Il enleva les chaussures qu'on lui avait données. Il enleva son t-shirt, malgré la fraîcheur ambiante. Il enleva le lien de cuir qui nouait ses mèches d'ébène désordonnées.
Voilà. Ainsi, il était lui-même.
Le vent froid s'enroula autour de son torse, effleura sa peau d'une douce caresse glacée, presque amical. Pénétra ses poumons, se propagea dans son corps par son sang qui battait férocement dans ses veines. Ses orteils s'enfoncèrent dans la terre meuble.
Il rejeta la tête en arrière. Les yeux toujours fermés, il tomba à genoux. Anael sentit une goutte salée descendre le long de sa joue, échouer dans son cou, puis rouler sur sa peau dénudée. Il ne l'essuya pas. Bientôt, elles furent nombreuses à couler sur sa peau éternellement pâle, et l'Ours saisit des poignées de terre. Il ouvrit les yeux, contempla ces grains humides, bruns, froids.
Il s'en frotta la peau. Des traînées colorèrent son torse, ses bras et ses joues.
La terre, elle, ne trahit jamais.
Ainsi couvert d'une couche glacée, il se sentait revivre. Il se calmait. Prostré à quatre pattes, Anael tremblait, à présent. Il était épuisé émotionnellement. Ses pensées confuses tournaient en rond, comme lorsqu'il avait mal mais qu'il se mordait l'intérieur des joues pour ne pas crier, étant petit. Dans la rue, on apprend vite à comprimer ses émotions, à ne rien montrer, surtout lorsqu'on est un gamin seul et affamé. Et un Métamorphe perdu, de surcroît.
— Que fais-tu ?
Ulysse.
— Ce ne sont pas tes affaires, ricana Anael en se levant.
Les mains pleines de terre, le regard hagard, il tourna la tête vers l'Auroch. Ce dernier le regardait avec une affreuse compassion qui lui fit voir rouge. De quel droit se permettait-il de le juger, lui qui avait retourné sa veste ? Lui, qui avait refusé sciemment de l'aider ? Sans l'aide des Anciens, Anael se savait contraint à supporter des nuits hantées par Iris où Dieu seul savait quel supplice elle allait l'obliger à subir.
Ulysse savait de quoi cette étrange Serpent était capable. Mais il refusait de l'aider, malgré cela.
Un traître. Voilà son seul titre à ses yeux, désormais.
Anael se mit à courir. Peu à peu, en quelques secondes à peine, ses foulées s'allongèrent, puis il posa ses mains et bondit par-dessus l'herbe dansante avec une puissance féline qu'il avait, jusque là, ignoré posséder. Ses battements cardiaques s'affolèrent sous l'adrénaline et la folle délivrance qu'il ressentit en pénétrant les buissons pour entrer dans la forêt n'avait jamais été aussi grande.
Sans s'en apercevoir, écoutant un instinct millénaire, Anael se transforma. Ses doigts se métamorphosèrent en griffes noires sous ses yeux qui, dans le même instant, prirent une teinte ambrée sauvage. Sa peau se couvrit de fourrure brune et épaisse, quoiqu'encore trop peu fournie. Ses muscles se modifièrent, s'épaissirent et dessinèrent une silhouette large d'épaule et imposante, même si un manque évident de muscle et de chair laissait entrevoir une ou deux côtes au travers du cuir épais.
Son visage s'élargit, se modela, et un museau noir se dressa vers le ciel. Anael renifla les senteurs du matin, la rosée sur les feuilles, la nature en éveil et se sentit apaisé. Il s'assit au milieu des troncs. Devant lui, un tapis de neige douce et éclatante dans les rayons du soleil attendait qu'il le foule de ses grosses pattes de plantigrade.
Qu'allait-il faire, à présent ? Partir ? Il ignorait comment ouvrir l'Arbre-Porte et de toute façon, le Seigneur Reptilien rôdait. Tout du moins, ses sbires et, qui savait... Iris ?
Il ne pouvait pas sortir de la dimension. Il devait rester. Mais comment se prémunir de nouvelles désillusions cruelles ?
Il ne pouvait pas continuer ainsi.
— Anael ?
L'Ours tourna la tête vers l'origine de la voix. Une rousse flamboyante le fixait de ses yeux verts, accoudée nonchalamment à un arbre dont les feuilles ombrageaient son visage. Le soleil donnait à ses cheveux une teinte de feu qui faisait ressortir ses taches de rousseur dispersées sous ses yeux. Un sourire léger ornait ses lèvres.
— Tu t'es laissé avoir par tes émotions, constata la jeune fille sans une once de reproche. Tu es trop émotifs. Tes sentiments sont sans doute extrêmement forts mais c'est le cas de beaucoup de Métamorphes, Anael. Comprime-les.
Elle s'approcha de l'animal avec prudence, comme s'il risquait de lui sauter à la gorge. Ses pas souples foulaient la neige en ne laissant que de discrètes empruntes aisément camouflables. On voyait dans sa démarche qu'elle était une Combattante, et non une Apprentie.
— Renferme-les. Garde-les cachées, place-les au fond de ton Âme pour les laisser décupler tes capacités lors du combat. C'est une force si tu les contrôles, Anael. Une faiblesse, si tu les laisses te contrôler.
Elle s'arrêta à deux mètres de l'immense prédateur. Maïwenn leva son regard dans les yeux d'ambre de l'Ours. Anael l'écoutait calmement. Il n'était plus énervé, juste attentif et méfiant.
Pourquoi m'aides-tu ?
La Renarde sembla comprendre sa question muette. Elle sourit légèrement, d'un air triste et las. Une lueur lointaine brilla dans ses yeux.
— Si je te dis qu'avant, j'étais comme toi ? On me soupçonnait de vouloir les trahir. Je suis arrivée orpheline. J'étais suspecte pour mon Âme de Renarde, toi, pour ton tempérament renfermé et secret. Si je peux t'épargner des mois d'effort pour te faire accepter de cette meute, alors je pense que je dois le faire.
La sincérité qui transparaissait dans ses mots toucha Anael avec force. Il se pencha vers la Renarde et hocha la tête. « Merci », semblait-il dire.
Son jugement sur la Renarde changea immédiatement. Cependant, il ne lui accorderait pas de sitôt sa confiance... Son cœur trahi ne se remettrait pas entièrement d'un nouvel abandon. Mais il pouvait, dorénavant, la considérer comme une alliée, à défaut d'une amie.
Il s'éloigna dans la forêt d'un pas lourd et paisible, perdu dans ses pensées. Maïwenn ne tenta pas de le retenir et tourna les talons pour disparaître parmi la végétation. Ses boucles de feu s'estompèrent au milieu du vert des feuilles.
Anael marcha un long moment. Finalement, il trouva un grand rocher plat au pied duquel clapotait une rivière à l'eau claire et pure. La roche fraîche lui servit de lit et il s'allongea avant de se rouler en boule dans l'ombre d'un chêne aux pieds dans l'eau. Quelques sauts de saumons ponctuaient le silence, accompagnés des chants des oiseaux. Les yeux d'Anael se fermèrent au zénith de la course du soleil.
***
— Anael ! Purée t'étais où ?
Le jeune homme frissonna. Il posa une main sur la pierre tiède et ouvrit les yeux dans la lumière déclinante du crépuscule. Une silhouette floue courait vers lui avec agilité.
— Anael ! Que...
L'ombre s'arrêta brusquement et lui tourna le dos. Anael fronça les sourcils. Pourquoi...
Il roula rapidement et atterrit dans l'eau glacée du torrent avec une gerbe d'éclaboussures. Bon sang ! Qu'il était stupide !
L'eau entra brutalement en contact avec sa peau nue et chauffée par le soleil. Il eut un violent frisson et jaillit à la surface pour inspirer une goulée d'air. Il prit des cheveux dans une main pour les rabattre vers l'arrière et y voir clair.
— Orel.
— Mais enfin, si tu te détransformes dans la forêt, veille à t'habiller !
L'Aigle était de dos et veillait à observer le moindre détail des nervures des feuilles pour éviter de croiser la vision du corps d'Anael.
— Je dormais, lâcha ce dernier d'un air neutre. Bon, qu'est-ce que tu fais là ?
— Je suis venu te chercher. Tu es inconscient de partir seul alors qu'un mystérieux Serpent rôde on ne sait où !
— C'est une fille, corrigea-t-il aussitôt avant de se taire.
Orel se retourna vivement.
— Comment tu le sais ? Tu l'as vue dans la forêt ? Oh merde, désolé.
Il lui tourna brutalement le dos, et Anael eut le temps de distinguer une couleur écarlate s'épanouir sur des joues. Sa jumelle apparut sur les siennes aussitôt et il replongea dans l'eau.
— Bon, je me transforme et je te suis, volatile.
Orel se crispa mais ne put pas le foudroyer du regard, étant de dos. Anael sourit en coin en voyant les épaules de l'Aigle se tendre sous sa veste en cuir noir. Le blond grommela.
L'Ours sortit de la rivière et se métamorphosa en quelques secondes avant de s'encourir dans les fourrés, surplombé par un oiseau immense aux plumes brunes irisées.
Anael savait quoi faire, à présent.
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