11 : Attaque
— Je vois qu'Orel t'a trouvé.
Ulysse attendait dans la Clairière. Le soir était tombé pour de bon, la lune resplendissait dans le ciel sombre. Les yeux des Métamorphes brillaient.
Anael ne répondit rien, toujours sous sa forme d'Ours. L'Aigle royal se posa au sol.
C'est fou ce qu'un oiseau semble lourd et maladroit au sol, pensa Anael alors qu'Orel faisait deux pas en se dandinant vers son père.
Ulysse reprit :
— J'aimerais que ça ne se reproduise plus, Anael. Hoche la tête si tu es d'accord.
Ce dernier obtempéra sans protester. De toute façon, il lui était impossible de le faire. Ulysse sourit légèrement.
— Maintenant, allez vous reposer.
— Papa !
Anael sursauta. Une petite voix venait de crier depuis l'autre côté de la Clairière. Il orienta sa tête et ses oreilles vers l'origine du bruit et se mit en alerte.
— Isa ! s'exclama l'Auroch avant de courir vers l'extrémité de l'endroit, non loin de l'étang.
Anael regarda Orel s'envoler précipitamment avec de lourds battements d'ailes puissants, puis piquer à la suite de son père. L'Ours se décida et galopa sur leurs talons - façon de parler puisqu'il suivait un aigle.
L'Auroch s'engouffra dans les hautes herbes sous la lumière blanche de l'astre nocturne, appelant la dénommée Isa avec une voix forte et inquiète. Orel tournoya au-dessus du massif en poussant des cris stridents. Il n'arrivait pas à descendre.
Anael écarta les brins et les tiges qui lui bouchaient le passage. Il sentait l'odeur de la petite fille que cherchaient les deux autres. Ses griffes épaisses tranchèrent les végétaux. Enfin, il aperçut une forme au milieu de son champ de vision. Un peu gêné par la noirceur malgré sa vision plutôt bonne dans la nuit, il courut en faisant trembler la terre.
Il sentait le sang. Le sang de la petite fille. Il lui emplit les narines, chatouilla son instinct de prédateur, mais Anael garda le contrôle. Il n'était pas là pour faire un carnage.
Il aperçut d'abord des cheveux bruns, qui dépassaient d'un bouquet de tiges noires. Il se précipita dans la petite clairière épargnée de végétation haute et tomba nez à nez avec un serpent long de deux mètres.
L'animal siffla. Il darda sa langue fourchue vers l'Ours et se dressa de toute sa hauteur. Derrière son corps imposant, était recroquevillée une petite fille. Isa. Celle que cherchaient Ulysse et Orel. Ici, l'odeur ferrugineuse était la plus forte. Les sens de l'Ours s'affolaient.
Va-t-en, le serpent !
L'Ours gronda. Il dévoila des canines immaculées d'un mouvement des babines. Le serpent redoubla d'ardeur et emplit la Clairière de ses sifflements puissants et menaçants. Le mammifère rugit alors et chargea.
Les pupilles sombre du reptile se pincèrent et il bondit en avant, crochets dévoilés. Anael balança un coup de patte dans la tête du serpent et l'envoya bouler plus loin. L'animal se contracta pour se rétablir et se dressa à nouveau en sifflant de plus belle.
Anael grogna férocement dans sa direction et le reptile hésita. L'Ours avança lentement dans sa direction, un pas après l'autre. L'odeur du serpent, sèche, comme celle des rochers dans le désert, éveillait quelque chose en lui, au plus profond de son Âme.
Serait-ce une volonté de vengeance ?
Est-ce que je l'ai déjà vu ? Non. Ce n'est qu'un simple serpent.
Un vif mouvement furtif du reptile prit Anael par surprise et il sentit une morsure brûlante lui foudroyer la patte. Enragé et galvanisé par la douleur, il chargea, balança ses griffes dans les airs et toucha les écailles de son adversaire qui siffla.
Le serpent ondula brièvement dans l'obscurité et Anael entendit qu'il s'éloignait. Il hésita à le pourchasser mais une voix le retint.
— Anael, non.
Ulysse tenait la petite fille dans ses bras. Son regard ferme et teinté de préoccupation dissuada le jeune homme de s'encourir dans la forêt pour découper le serpent en rondelles et il s'assit avant de baisser le regard vers sa blessure.
Deux trous de la taille des crochets de l'animal perçaient sa fourrure brune. Une goutelette de sang perlait. Anael lécha sa plaie avec indifférence. Ce n'était pas bien grave.
— Tu es blessé, commenta Ulysse. Rentre au campement.
L'Ours aurait voulu poser des questions sur la frimousse qui enfouissait sa figure dans le manteau d'Ulysse, mais ne pouvait pas protester intelligiblement et acquiesça. Ses pas lourds lui firent rejoindre la tente, où il se métamorphosa sous forme humaine avant de rentrer et de s'affaler sur son matelas, épuisé.
***
— C'était une Reptile.
Anael serra ses mains l'une contre l'autre et y posa son menton, songeur. Ulysse laissa un petit moment passer, silencieux après cette constatation. Sophia pencha la tête avec intérêt et curiosité, prête à écouter la suite, tandis que Sysiphe détachait son regard perçant d'Anael pour réclamer :
— Connaît-on son identité ? La manière dont elle est entrée dans cette dimension ?
Son ton clairement soupçonneux arracha à Anael un léger geste d'agacement. Bien sûr que non, il n'était pas de mèche avec cette Reptile !
— Sysiphe, nous ne l'avions jamais rencontrée. C'était, il me semble, un Serpent tigré gris et blanc. Connais-tu une espèce qui corresponde ? demanda Ulysse.
— Plusieurs pourraient y ressembler. Je vais aller inspecter les traces dans la clairière.
— Ça ne sert à rien, intervint Sophia. Elles ont été brouillées.
— Par quoi ?
— Les pattes d'Anael, avoua la jeune fille en baissant les yeux d'un air coupable.
Le concerné retourna un regard franc à la femme qui avait aussitôt porté le sien dans sa direction.
— Ce n'était pas voulu.
Il n'ajouta rien, sentant que Sysiphe n'accepterait pas qu'il se défende plus, et se mura dans un silence familier qui le rassurait, d'une certaine manière. Depuis son arrivée, d'étranges pulsions, intuitions le prenaient sans crier gare et il devait les combattre. Ce n'était pas lui.
— Il faudra être vigilants. Demande aux Combattants d'intensifier les patrouilles, ordonna Sysiphe avant de lancer un bref « À ce soir » à Ulysse.
La Métamorphe se leva et sortit de la tente sans un mot de plus. La poitrine d'Anael retrouva sa taille normale, libérée du regard pesant de Sysiphe, et il put à nouveau respirer correctement. Cette femme le terrorisait, ses yeux perçants l'accablaient de suspicion et Anael se sentit heureux qu'elle ne connaisse pas ses origines nouvellement découvertes. Quelle aurait été sa réaction si, en plus d'être un étranger, Anael se trouvait être un Hybride semi-Sorcier ? Il préférait ne rien en savoir, au vu de la réputation que paraissait avoir cette espèce auprès de ses semblables.
— Anael ? On dirait que tu as vu un fantôme.
— Oh, non.
Sophia arbora une moue légèrement vexée. Anael ne s'en préoccupa pas. Il reporta son attention sur Ulysse, qui s'était levé.
— Faites attention, on ne sait pas où traîne ce Reptile. Nous ignorons également son apparence humaine et son identité, aussi, si vous croisez un nouvel arrivant ou un suspect, venez m'en avertir ou allez chercher un Combattant.
Les deux jeunes hochèrent la tête. L'Auroch sortit de la tente et Sophia souffla, comme libérée d'un poids immense. Anael haussa un sourcil. La jeune noire déroba son regard et se leva.
— C'est rien. Je suis contaminée par leur stress, c'est tout.
Pour Anael, Sysiphe était tout, sauf stressée. Mais il ne la contredit pas et la suivit dehors.
Le vent balaya ses mèches noires. Il les attacha prestement à l'aide d'un lien de cuir brun puis plissa les yeux. La Gazelle s'enfuyait déjà à pas léger et il se mit à la suivre. Rapidement, il se souvint de sa condition physique déplorable et se mit à ralentir. Son souffle était déjà trop rapide et agitait son torse de secousses. Sophia le devançait sans peine de plusieurs dizaines de mètres, à présent.
— Où vas-tu ? lui cria-t-il.
Sophia se retourna, s'arrêta pour l'attendre - Anael soufflait comme un bœuf - et sourit.
— Je rejoins la Clairière pour m'entraîner. Tu veux venir ? Ça te ferait du bien.
Il se sentit aussitôt vexé et son visage se fit encore plus impassible. Ses yeux d'orage s'assombrirent mais il répondit néanmoins, motivé par une étrange volonté de s'intégrer à cette Meute en attendant que le Seigneur dissipe sa menace.
— D'accord.
Sa voix grave et peu audible se dispersa dans le vent, qui soufflait sans discontinuer. Mais Sophia avait compris l'essentiel et fit volte-face. Elle courut plus lentement, attentive à ne pas distancer Anael. Ce dernier remballa sa fierté et ne protesta pas devant cette attention.
Les arbres s'élevaient à l'orée de l'espace dégagé, au centre duquel se dressaient les tentes. Les troncs lisses formaient une barrière parfois franchissable par quelque trouée feuillue, et les deux Métamorphes en empruntèrent une en silence. Anael comprenait la pleine portée de sa nature de forestier. Il se sentait délicieusement apaisé au milieu des végétaux qui construisaient un toit de branches et de feuilles nervurées que perçaient les rayons solaires pour s'échouer sur sa peau pâle.
Il avait toujours de la peine à éviter les branchages qui se prenaient dans ses vêtements, mais ses pieds survolaient naturellement les racines qui affleuraient le sol sans jamais les toucher. Il y vit un progrès dans l'acceptation de lui-même, une avancée, bien que contre sa volonté d'ailleurs. Anael n'avait pas encore vaincu sa peur de « passer le pas », de vivre pleinement sa nature, même si à présent, il devait sérieusement songer à cette part de lui qui le plaçait à un statut complexe d'Hybride.
***
— Tu tiens le coup ? lança Sophia pour la cinquième fois - au moins !...
Anael ne prit pas la peine de lui répondre. Il avait du mal à respirer. Ses poumons semblaient remplis de tessons de verre, son torse se soulevait frénétiquement. Ses muscles brûlaient.
Le corps humain d'Anael était toujours aussi maigre. Ses membres déliés flottaient dans ses vêtements pourtant taille « M », et sa taille plutôt impressionnante lui donnait des allures sauvages. Son regard gris sombre n'ajoutait que plus de mystère, il semblait renfermer un nombre infini de choses que l'on ne pouvait qu'effleurer du bout des doigts.
Plusieurs membres de la Meute avaient tenté de l'approcher, mais tous s'étaient fait repousser. Anael savait que ce n'étaient que des intéressés. Des curieux.
Il passait ses journées avec Sophia. Parfois, Orel les rejoignait, mais souvent il repartait Dieu seul savait où. Et Anael n'en était que de plus en plus intrigué par ce personnage qui disparaissait et réapparaissait. Sophia ne voulait rien lui dire.
D'ailleurs, quelle est la nature de leur relation, à eux deux ? Sont-ils juste amis ?
— Tu veux qu'on fasse une pause ?
Anael s'arrêta pour seule réponse. Il s'appuya contre un tronc en reprenant péniblement son souffle. L'Ours posa une main à l'emplacement de son cœur en baissant le visage vers le sol. Ses cheveux tombèrent de chaque côté de ses joues légèrement creusées et ses lèvres s'entrouvrirent pour happer l'air.
— Bon, le temps de rentrer au campement et il fera nuit. Nous aurons assez couru, je pense.
Sophia replaça une frisette brune derrière son oreille en levant la tête vers le ciel. Une unique goutelette de sueur lui coula le long de la tempe. La Gazelle aurait pu parcourir le double de la course qu'accomplissait Anael quotidiennement mais acceptait de lui tenir compagnie - plutôt, elle s'était imposée.
Anael essayait de prendre un peu de masse. Seulement, il n'avait pas beaucoup d'appétit et n'avait pas tendance à grossir ou à prendre du muscle. De plus, pour ne rien aider, Deborah s'était mise en tête de lui poser toutes les questions possibles et imaginables, avec une préférence pour celles qui le mettaient mal à l'aise. Et qu'importe que le visage d'Anael demeure lisse et insensible ! Elle voyait dans ses yeux qu'il était gêné.
— Reprenons.
Anael hocha la tête et se remit à courir. Sophia se plaça devant lui et repartit de son petit trot léger, en bonne coureuse de la savane. L'Ours ne mit pas longtemps avant de sentir sa poitrine se comprimer sous le manque d'air et la fatigue.
Foutue Meute, foutu Seigneur, foutue Gazelle, foutue idée !
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