1 : Rencontre

« On me dit que je suis asocial. On me demande d'aller voir un psychologue. Mais l'infortuné psy qui aurait le malheur de me voir débarquer finirait fou à lier lui-même si soudain me prenait l'envie d'être sincère, ce qui n'est pas courant. Jamais un esprit scientifique ne survivrait à un tel choc, et puis je n'ai pas une seule raison d'aller en consulter un, de toute façon... »

Anael posa sa plume sur son bureau, songeur. Il traça du bout d'un doigt les craquelures du carnet couvert d'écritures manuscrites. Les coins cornés par le temps reflétaient la lumière de la lampe de chevet, grâce aux débris des renforts métalliques qui subsistaient après tant d'années. Le jeune garçon soupira. Le cuir était usé, pourtant il ne se résolvait pas à chercher un autre carnet vierge pour continuer à coucher ses états d'âme sur papier.

Il ferma ce dernier dans le silence qui régnait, et qu'il affectionnait tant. Posant l'objet sur la frêle table à côté de son lit, il rabattit la couverture sur son corps et s'enfonça dans l'oreiller.

Ses pensées, libres, dérivèrent. Des souvenirs remontaient, bien qu'il tente de les repousser. Il ne voulait pas se rappeler, de peur d'y voir trop de bonheur, et ainsi de prendre à nouveau conscience de ce qu'il avait perdu. Mais il tentait également de rejeter la souffrance, la peur, la tristesse, afin qu'elles ne l'étouffent pas.

Des visages dansaient devant ses yeux aux paupières closes. Certains synonymes de joie, de mélancolie, de bonheur, d'affection, mais d'autres le faisaient frissonner de peur.

De la sueur commença à couler dans son dos. Anael se tourna, puis se retourna. Il n'arrivait pas à s'ôter de la tête les images horribles qui le tourmentaient depuis plusieurs années. Il gémit doucement. Puis, il ouvrit les yeux et fixa la lumière de la lampe toujours allumée.

Pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi eux ? Tant de questions sans réponse qui le resteraient, il en avait peur. Anael était tout simplement désabusé, désillusionné.

Il se résigna à passer une nuit blanche de plus, et se leva. Il posa ses pieds nus sur le sol bétonné sans ressentir le moindre mal, habitué aux contacts durs qui étaient imposés à sa peau depuis longtemps. Il avança dans la pièce lentement, et saisit un manteau mal en point, déchiré à plusieurs endroits. Pas de chaussures : Après tout, il n'en avait nul besoin.

Après s'être emmitouflé dans la chaleur relative de sa veste, il poussa la porte branlante qui fermait son refuge. Elle s'ouvrit facilement, claqua contre le mur, puis il la referma péniblement. Elle était toujours plus dure à fermer qu'à ouvrir. Les pièces métalliques des charnières s'étaient depuis longtemps rouillées.

Il souffla un petit nuage blanc dans la nuit, regardant avec calme la lune haute dans le ciel. Pleine. Loin de tout. Isolée. Et, pourtant, il l'enviait.

Quelques pas dans le froid plus tard, il débouchait de la ruelle insalubre pour marcher sur un trottoir sale et noir. Ses plantes de pied ne ressentaient plus rien, cette fois à cause de la température hivernale sans pitié.

Il souffla au creux de ses mains, mais c'était peine perdue. Cela ne changea rien. Il haussa les épaules d'un air désintéressé. Après tout, il avait l'habitude du froid, et jamais il n'avait eu à le craindre au point de devoir se réchauffer. C'était par pur confort, au fond, pensait-il.

Quelques pies s'envolèrent à son passage. Il n'y prêta pas attention. Toute cette dernière était focalisée sur la couche de neige qui recouvrait peu à peu le sol devant ses yeux de la couleur des pavés. Ce gris paraissait perpétuellement mélancolique. Jamais une étincelle de joie ne venait les illuminer.

Les flocons dansaient devant ses pupilles, et il les regardait voleter, les mains dans les poches. Son pantalon usé datait de l'année passée, et avait vécu déjà trop longtemps. Trouvé dans une benne à ordure par hasard, Anael avait été rapide à s'en saisir. C'était un coup de chance. À force, le jeune garçon était devenu opportuniste.

Un bref instant, un visage se superposa à la neige. Deux yeux bleu azur, des mèches brunes, un sourire tendre. Puis le vent souffla et l'illusion se dissolut. Anael soupira, le cœur déchiré. Il devait oublier. Pour sa santé mentale.

Quelques coups retentirent dans la nuit. Le clocher chantait, du haut de sa tour, et Anael fronça les sourcils. Qui avait idée de sonner à une heure pareille ? Les gens dormaient.

Il reprit son chemin mélancolique sans regarder vers la tour. S'il l'avait fait, il aurait pu voir une forme souple se détacher d'une gargouille et glisser le long du mur de pierre centenaire, luisante au clair de lune.

Mais Anael avait les yeux baissés. Il ne regardait que le bitume gris et sale, observant ses pas percer les centimètres de neige. Ses orteils étaient sans doute bleus. Pourtant, il ne ressentait nul besoin de rentrer se réchauffer dans son maigre abri. Il ne craignait rien, et certainement pas le froid. Peut-être se surestimait-il un peu, en tout cas il ne s'arrêta pas.

Un bref glissement. Un souffle étranger. Anael se figea. La neige craquait sous les pas d'un autre que lui. Lentement, il prêta l'oreille aux bruits de la nuit. Son regard dériva sur les murs des bâtisses de la ruelle. Puis, il le vit.

Un homme se tenait dans l'ombre de la façade de briques sombres. Enveloppé dans un long manteau noir, le col relevé sur son visage, ses yeux perçaient l'obscurité d'une lueur bleue. Une étincelle menaçante qui ne semblait pas quitter Anael.

Ce dernier fit lentement un pas en arrière. Il sentait une aura de danger planer autour du personnage mystérieux, et ne tenait pas à s'attarder. L'angoisse commença à creuser dans sa poitrine, et Anael se détourna complètement pour se mettre à courir.

Sa vitesse de course fut plus que rapide, ses pas frappaient le sol enneigé à une belle fréquence. Cependant, ça ne suffisait pas. Anael jeta un coup d'œil derrière lui, guettant son poursuivant dont il entendait les foulées distinctement, mais ne vit que la neige et la noirceur nocturne.

Interloqué, il faillit s'arrêter mais se reprit et continua vers son refuge. À la dernière rue pourtant, il se ravisa et pivota vers le parc. Il ne devait laisser personne découvrir sa cachette.

Son souffle était calme, mais ses jambes, sans entraînement, commençaient à souffrir. Elles lui brûlaient peu à peu, et il dut s'arrêter au centre du parc de la ville pour s'adosser prudemment à un chêne. Il posa la main contre l'écorce, et tendit l'oreille.

Le vent soufflait doucement. Une légère brise d'hiver, qui agitait les feuilles des arbres et les cheveux longs d'Anael. Ses yeux gris fouillaient l'ombre en attendant que son corps récupère. Il ne devait pas baisser la garde.

Là. Un mouvement. Un bruit de pas. L'ennemi approchait. Le cœur du garçon manqua un battement, tandis qu'il tentait de se calmer. Il s'en sortirait. Comme chaque fois.

— Qui es-tu ? siffla une voix parmi les arbres, faisant sursauter Anael.

Le garçon ne répondit pas et perça la pénombre pour repérer son interlocuteur. Là, contre le tronc d'un arbre imposant, sombre silhouette indistincte. La voix et son timbre suggéraient un homme, mais Anael avait appris à se méfier des voix de ces êtres.

Le corps mystérieux semblait collé au bois, mains plaquées à l'écorce, tout comme les pieds. À l'instar de ceux du garçon, ils paraissaient nus. Anael plissa les yeux. Ses poings se serrèrent. Il testa ses jambes, puis fit un pas faussement décontracté vers l'ennemi. Intérieurement, il se liquéfiait, comme à chaque affrontement en perspective. Chose bien sûr qu'il tentait à tout prix d'éviter.

— Tu n'as aucun besoin de le savoir, lança-t-il.

— Si... Justement ! J'ai une proposition à te faire, siffla encore l'autre.

La voix lui vrilla les tympans. Elle était si sifflante, aux accents aigus, horrible. Anael s'approcha encore de l'autre, dont les détails anatomiques commençaient à apparaître à la lueur de la lune.

Il possédait un corps mince, mais sans nul doute rompu aux efforts physiques. Son visage était encore dans l'ombre du feuillage. Ce qui marqua Anael, au point qu'il finit par les fixer, ce furent ses pieds.

Effectivement, ils étaient dépourvus de chaussures. Les orteils, de forme étrange, étaient trop larges. Ils semblaient accrocher l'écorce. L'inconnu était littéralement fixé à l'arbre.

Anael remonta son regard et cessa d'avancer.

— Toi, qui es-tu ? Je n'accepte aucune proposition venant de quelqu'un qui m'est inconnu, fit-il d'une voix qu'il espérait ferme.

— Méfiant, souffla l'inconnu. C'est bien. Ça sert, pour survivre.

Anael ne réagit pas, et attendit la réponse.

— Je suis Dorian. Es-tu disposé à entendre ma proposition, à présent ? fit-il d'une voix dégoulinante d'ironie moqueuse et méprisante.

— Ça dépend. J'ai le droit de la refuser ? lança le garçon.

— À ta guise... Mais ceux qui ne sont pas avec nous, sont contre nous.

Cette phrase glaça le cœur du garçon, mais il n'en laissa rien paraître.

— D'abord, descendez de l'arbre.

L'autre le fusilla du regard. Sa voix n'avait heureusement pas défailli. Anael sentait de la sueur lui dégouliner dans le dos.

— Tu te prends pour qui à exiger tout ça ?

— Vous voulez que j'entende votre proposition, ou pas ? s'énerva Anael d'un air plus ou moins vraisemblable.

Dorian grommela et se laissa glisser du tronc. Au sol, il se tenait presque courbé en deux. Ses bras semblaient trop longs, sous la cape noire. Ses doigts également, et comme ses pieds, ils étaient plus larges que la normale. Anael nota tous ces indices, son esprits bouillait alors qu'il cherchait l'identité de son adversaire. Le faire descendre de l'arbre avait été la première étape.

— Bon, ma proposition est la suivante, commença Dorian d'une voix pressée. Mon Seigneur est revenu, et les gens comme nous doivent sortir de l'ombre.

Anael sentait que ce discours avait été appris par cœur, élaboré pour prendre au piège les plus naïfs. Mais il était loin de l'être.

— Toi, avec nous, nous pourrons envahir ce pays, et tout le monde s'il le faut. Notre espèce doit assoir sa suprématie et balayer ces primitifs destructeurs qui détruisent l'écosystème.

— Comment comptez-vous les évincer ? interrogea Anael d'un air faussement intéressé.

— D'abord, nous tenterons la discussion, bien entendu... tenta Dorian pour l'amadouer. Mais ensuite, s'ils refusent de reconnaître que leur temps est terminé, nous serons obligé d'utiliser d'autres moyens. Tu comprends, n'est-ce pas ?

Après leur discussion précédente, tout cela sonnait faux. Anael n'avait aucune envie de suivre ce type louche qu'il n'avait pas encore su cerner, encore moins de provoquer un génocide. Pourtant, ce ne serait pas l'envie qui lui manquerait. Il haïssait foncièrement les humains, pour diverses raisons, mais sa conscience l'empêchait de commettre de tels actes.

— Donc, reprit Anael d'un air plutôt absent, comment s'appelle ton chef ?

— Mon Seigneur, est le très connu et respecté Seigneur Reptilien, fit l'autre avec une déférence telle qu'Anael se demanda si son Seigneur si illustre pouvait l'entendre de là où il dirigeait l'extinction de l'humanité, dans un fauteuil de cuir rouge sang, avec un chat sous la main.

— Alors, qu'en dis-tu, cher ami ?

Anael fixa son regard de pierre sur Dorian, et commença à se déplacer en arc-de-cerle, l'air inspiré, tout en disant :

— J'aimerais réfléchir. Cher ami.

— Je ne crois pas...

— Demain, tu reviens ici, et je te donne ma réponse. D'accord, cher ami ?

Dorian commença à s'énerver.

— Qui que tu sois, je te préviens que...

— Bon, demain, ici, même heure. Ça marche ? Nan parce que, avant de m'engager dans une telle expédition si illustre je dois bien réfléchir au sens de la vie, tout ça.

— Bon, grogna l'autre. J'en informerai le Seigneur. J'espère pour toi que demain, tu seras là. Sinon, je ne donne pas cher de ta peau, finit Dorian avec un regard assassin.

Quel imbécile.

— Oui oui, cher ami.

Après un dernier regard meurtrier, il se détourna et s'éloigna du parc en bondissant de manière étrange. Ses mains et ses pieds intrigants lui servirent à escalader une façade pour se fondre dans la nuit, silencieux. Anael le suivit du regard, puis lâcha à la noirceur :

— Ah. Un lézard.

Puis il souffla, soulagé. Ce n'était vraiment pas lui, ce garçon effronté qui détournait les conversations et semait les ennemis. Il avait eu de la chance de tomber contre cet imbécile de lézard.

Ça sent mauvais. Tout ça, ça sent mauvais pour moi. Qu'est-ce que je vais faire ? Il n'est pas question d'accepter de me joindre à cette équipe de fous. Mais alors, où aller ?

Anael soupira à nouveau. Il regarda la lune, blanche, et l'envia encore plus. Elle, elle ne risquait pas de se faire poursuivre par un lézard pour avoir manqué un rendez-vous. Et puis, Anael sentait que ça ne serait pas terminé. Même s'il échappait à Dorian.

Cette histoire de Seigneur Reptilien l'intriguait et l'effrayait plus qu'il ne l'admettait.

Il tourna les talons et s'enfonça dans la nuit, vers son abri, tout en marmonnant. Il était certain de ne jamais revenir dans cette ville. Et au fond, il n'en éprouvait aucune tristesse.

Maintenant, seul l'avenir lui dirait où aller. Mais une chose devenait une évidence : Il ne pouvait plus rester seul...

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