52. CEUX QUI S'ÉVITAIENT

– Tu n'as pas vraiment l'air dans ton assiette, je me trompe ?

Je haussai les épaules d'un air las. Le pauvre Simon n'avait pas dû s'attendre à passer une soirée aussi barbante avec moi. Je m'en voulais un peu : Simon était un garçon gentil et drôle, qui avait tout fait pour me faire rire et sourire pendant toute la soirée. Mais c'était plus fort que moi, mes pensées étaient toutes dirigées vers une seule et même personne. Chez la personne chez qui mes amis étaient ce soir-là. À se fendre la poire – très certainement – et à s'amuser tous ensemble. Je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même, après tout : j'avais refusé de me rendre chez Adel ce soir. 

– Désolé, j'ai la tête ailleurs., murmurais-je.

Parlaient-ils de moi ? Adel avait-il demandé de mes nouvelles ? Oh, et puis, au fond... Qu'est-ce que je pouvais bien en avoir à faire. Rien. Rien du tout. J'avais choisi moi-même ce que je vivais aujourd'hui. Et je me devais d'assumer mes choix, même si... Même si ça me tordait un peu le cœur. 

– Je vois ça !, rigola Simon.
– Je suis vraiment pas intéressant, hein ?
– Tu penses que c'est que je suis en train de me dire ?
– Ouais, clairement.
– Oh, détrompe toi. Je me dis juste que quelque chose te peine beaucoup, et que tu le gardes pour toi. Tu veux en parler ?
– Je ne suis pas sûr, non. Et puis, tu ne connais rien à ma vie et...
– Justement. Je suis une oreille totalement extérieure ! ,fit-il en poussant la porte du bar pour que nous puissions continuer notre discussion dehors. 

Il n'avait pas tort. Je parlais beaucoup à Maya, à Flora, à Inès et Eden. À Sacha aussi. Mais ils connaissaient tous Adel. Ils connaissaient tous l'histoire de notre relation. Et chacun avait plus ou moins un parti-pris.

– J'espère que tu as du temps devant toi alors, je ne suis pas certain de pouvoir te résumer le tout en deux minutes.

Simon rigola et sortit un paquet de cigarettes qu'il me tendit. Je refusais d'un signe de la tête.

– Ça t'ennuie si je fume ?
– Non vas-y...
– J'vais me mettre ici, comme ça tu recevras pas la fumée en pleine poire.

Il changea de côté, pour venir marcher à ma gauche. 

– Alors vas-y, déballe moi tout.

Je ne savais pas vraiment ce qui me poussais à me confier à ce gars, que j'avais appris à connaître il n'y a pas plus tard qu'une heure.

Mais il y avait toujours des gens comme ça. Des gens gentils et avenant. Ou tout simplement des gens avec une aura qui nous poussait à leur faire confiance immédiatement. Mon instinct ne m'avait jamais trompé là-dessus : j'étais bien devenu le meilleur ami de Maya en m'y fiant. Puisque je jugeais que Simon avait besoin de tout savoir pour mieux cerner le problème, je lui racontais tout.

Ma vie était un joyeux bordel, ce fut le constat que je fis en terminant mon histoire. Un bordel qui pouvait inspirer pour une série adolescente de bas étage d'ailleurs. Le genre d'adaptation dont Netflix s'emparerait pour se faire de gros sous, parler de sujets importants et en retirer une gloire auprès de ses téléspectateurs. Mais je devais bien l'avouer, depuis ma dernière année de lycée, ma vie n'avait pas été de tout repos. Et Simon m'avait écouté sans me parler, m'encourageant parfois avec des sourires, des regards.

Et j'avais même l'impression qu'il avait laissé tomber son idée de terminer la soirée chez lui, ce que j'avais très fortement suspecté en début de soirée. Nous étions à présent assis sur les rebords de cette fontaine, en plein centre ville. La place de la Bourse était déserte à cette heure, à l'exception d'un couple se pelotant sur un banc, face au miroir d'eau. Quand j'eus terminé donc, Simon siffla, presque admiratif.

– Ouah. Quelle histoire !
– Ouais t'as vu ça...
– Tes potes ont l'air géniaux. Et dire que j'ai perdu quasiment toutes mes relations de lycée en rentrant à la fac...
– Ils le sont, je suis chanceux de les avoir.
– Bon, eh bien, par où commencer...

Je ne pus m'empêcher d'émettre un petit rire nerveux. 

– T'es sacrément dans la merde.
– Merci mon gars.
– Non, mais, y'a rien de grave Louis ! Clairement, tu pourras compter sur des potes quoi qu'il arrive. Ils ne choisiront pas entre toi et ton ex.

Mon ex. C'était bien la première fois depuis des mois que j'entendais quelqu'un qualifier Adel ainsi. Et cela me fit tout drôle. Maya et Inès s'étaient appliquées à ne jamais le faire. Et il en allait de même pour ma famille, Eden, Isaac, Flora, et même Victoire qui avait eu vent de l'affaire. 

– Mais ne le fuis pas. C'est la pire chose à faire. Vous vous êtes séparés dans des termes compliqués, et vous ne vous êtes même pas reparlé depuis ! Vous devriez. Vraiment. Je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas plus vous supporter après ça...
– Mais, tu ne penses pas que ça être étrange ?
– Si. au départ. Et puis, il m'a l'air d'être un sacré phénomène.
– Oh oui.
– Et surtout, ne fais pas une croix sur le passé avec lui, vraiment. Éviter de parler de votre ancienne relation, des bons moments que vous avez passé ensemble... C'est la pire chose à faire. Vraiment.

Ça sentait le vécu, mais je n'osais pas poser la question. Simon venait de finir sa clope qu'il éteignit sur le banc et rangea dans une petite boite en ferraille. Son regard était perdu dans le vague, sur les grandes bâtisses qui nous faisaient face. 

– Si vous vous comportez comme deux coincés, ça va être terrible. Et puis, si tu n'as pas envie de le perdre, il faut que vous appreniez à devenir amis, ce que vous n'avez jamais vraiment été, j'me trompe ?
– Mmh, c'était... Compliqué.

Simon rigola en entendant ma réponse. 

Mais il n'avait pas tort. Ma relation avec Adel avait été chaotique du début, jusqu'à la fin. Avant de sortir avec lui, et même pendant. Et j'avais aimé tout ça. Mais je ne pouvais pas nier que nous n'avions pas vraiment été dans une relation très très amicale avant de ressentir réellement des choses l'un pour l'autre. 

– Tu l'aimes toujours ?

Sa question me prit au dépourvus. Si j'aimais toujours Adel ? J'avais envie de répondre un « non » franc, mais je n'en trouvai pas la force. Tout simplement parce que je n'en savais rien. 

– C'est une question un peu abrupte comme ça. Parler d'amour à notre âge peut paraître hors de propos pour certains, ou juste pour d'autres. Je ne sais pas dans quelle case tu te situes. Pour ma part, je suis une vraie fleur bleue. Je crois au coup de foudre, ce genre de chose.

Je me retournais vers lui, étonné. Il ne m'avait pas laissé cette impression. Je m'étais trompé sur cette partie-là de lui, et je m'en voulais un peu, je devais bien le reconnaître.

– Avoue, tu as cru que j'étais le genre de mec rentre dedans ?
– Euh, et bien...
– Je sais, c'est l'impression que je laisse le plus souvent. Et puis, à la soirée de Flora, tu as croire que je te faisais une proposition carrément déplacée.
– Ça m'en avait tout l'air... ouais...

Il haussa les épaules, un sourire amusé sur le visage.

– Je suis comme ça, c'est tout. Je m'exprime assez mal, surtout quand je me sens pousser des ailes. J'ai tendance à ne pas réfléchir, et à me rendre compte après de ce que je viens de dire. Je ressemble un peu à Adel. Lui et moi devrions bien nous entendre.
– Pas touche.

Il me donna un coup de coude.

– Hé, tu ne veux plus être avec lui, laisse le vivre au moins, ok ? Ne fais pas comme Eden.

D'accord. Simon me sciait. Il avait vraiment tout retenu. Il allait coucher tout ça sur papier dès qu'il allait passer la porte de chez lui, j'en étais sûr. Il allait écrire l'histoire de ma vie qui partait en cacahuète, publier son bouquin et devenir riche. Et moi, j'allais encore me faire avoir. Du calme Louis, tu pars trop loin...

– Et puis, pas de panique, les mecs, c'est pas mon truc.
– Hein ?
– Ah, euh, ouais. Enfin, pour être tout à fait franc, je ne suis juste pas intéressé par les gens en général, j'apprécie mon célibat et mes amis.

J'ouvris de grands yeux. L'espace d'un instant, j'eus l'impression de me retrouver assit aux côtés d'une deuxième Maya. 

– Je devrais parler à Maya d'ailleurs, je suis sûre qu'elle et moi avons un tas de points en commun, d'après ce que tu m'as raconté d'elle.
– Euh, sans doute, oui...
– Oh, merde, j'avais pas vu l'heure ! T'habites vers où ? Je te raccompagne ! Je suis sur le campus personnellement.
– On peut prendre le tram ensemble !
– Vendu ! Ah et, Louis... Ne doute pas de toi, hein ? Ça va le faire. Et moi, j'ai passé une très bonne soirée. J'ai adoré en apprendre autant sur toi.
– Alors que moi je ne sais rien de toi.
– Patience, patience !

Décidément, ce garçon m'intriguait. 

*

Maya et Inès rentrèrent peu de temps après moi. Si Inès fila se doucher puis se coucher immédiatement, Maya passa par ma chambre pour m'embrasser le front, pensant que je dormais.

– Alors, c'était comment ?

Elle sursauta en entendant ma voix lourde de sommeil. J'étais tombé comme une masse après avoir franchi le pas de ma porte, et j'avais eu à peine le temps de me changer que déjà, je m'étais endormi sur mes draps. 

– Très sympa, il est en pleine forme, et tu as le bonjour de tout le monde., chuchota-t-elle.
– Mmh, d'accord...
– Et toi ? C'était bien ?
– Oui.

Maya soupira, comprenant que je ne développerais pas plus longuement. Elle s'avança, et s'agenouilla devant mon lit. Grâce à la lueur provenant du couloir, je distinguais sans mal sa petite mine triste, et ses traits tirés. 

– Écoute Louis... Je suis désolée pour l'autre jour.
– L'autre jour ?
– Je t'ai gonflé avec Adel. Je ne voulais pas. C'est juste que... j'étais très excité par son retour, triste pour vous, et je voulais que tout s'arrange. Mais tu sais que peu importe tes choix, je serais de ton côté, n'est-ce pas ?
– Il faut que tu rencontres Simon.

Elle leva un sourcil.

– Vous avez un tas de points en commun, fait moi confiance..., fis-je en baillant.

Elle me tapotant le dos et quitta ma chambre, son sourire retrouvé. 

– Si tu le dis, si tu le dis...

Et elle referma la porte. 

* * *

Ce n'était pas la première fois que le destin me jouait des tours. Même si j'avais la désagréable sensation que cette fois-ci, le destin avait écouté notre discussion de la veille avec Simon. Ce matin-là, je m'étais levé pour accompagner Maya à son école. J'aimais bien faire la route avec elle, comme au bon vieux temps lorsque nous étions au collège ensemble et que nous avions un bout de route à faire ensemble. Nous nous retrouvions toujours au coin de la même rue avant de se sauter au cou, et de continuer notre chemin presque main dans la main.

Aujourd'hui, nous avions des années en plus, mais nos habitudes avaient la vie dure. Je la laissais donc devant son école, l'embrassant sur une joue, et attendis qu'elle disparaisse dans le grand bâtiment pour tourner les talons. Il faisait bon en ce mois de juin. J'envoyais alors un message à Inès pour lui dire que j'allais me balader un peu. Cela faisait un bail que je n'avais pas pris le temps d'écouter ma musique, seul, en déambulant dans les rues de ma ville. J'adorais ces moments ; ceux où mon esprit divaguait vers un autre monde, ceux où j'étais dans ma bulle sans rien ni personne pour venir m'embêter. Je marchais une bonne demi-heure jusqu'à que mes pas me mènent dans la librairie de mes rêves. Sa devanture bleu marine m'appelait toujours autant, ainsi que ses larges vitrines à thèmes, mettant à l'honneur divers ouvrages qui changeaient chaque mois. Je poussais les portes de Mollat sans plus me poser de question. J'aimais juste venir ici, même si mon porte feuille me hurlait d'arrêter d'acheter des mangas et des romans par dizaine. J'allais finir par devoir acheter une nouvelle bibliothèque, et je n'avais clairement pas la place dans ma chambre minuscule.

Je zigzaguais donc entre les rayons, jetant un œil envieux aux beaux livres de collections que je ne pourrais jamais m'offrir. Ils me faisaient de l'œil, avec leur design impeccable, leurs reliures travaillées et leur aspect un peu vieillot qui rendrait très bien dans une belle bibliothèque en bois sombre. Il était juste regrettable que leur contenu de m'attire pas plus que cela. Je fis rapidement un tour au rayon des romans adolescents, mais me rendis assez rapidement à l'évidence : en ce moment, je n'étais clairement pas dans le bon esprit pour lire ce genre d'histoire. Mes pieds se dirigèrent presque alors naturellement vers les mangas, mon élément premier. Ils avaient (une nouvelle fois) refait intégralement les rayons et ma joue fut grande de voir ceux dédiés à mes sagas favorites largement mieux mise en avant ! Et quelle ne fut pas ma surprise quand je vis que tous les éditeurs ou presque avaient choisis cette semaine pour faire paraître leurs nouveautés. J'eus une pensée émue pour ma carte bleue qui allait chauffer.

Je m'étais promis il y a deux minutes à peine de rester raisonnable, et j'avais déjà les mains pleines. J'étais une cause perdue, cette librairie allait me rendre pauvre. Enfin, encore plus que je ne l'étais. Il était peut-être grand temps, après tout ce temps, qu'ils me fassent des remises, j'étais un de leur plus fidèle client depuis que j'avais appris l'alphabet !

– Louis ?

Je connaissais cette voix. Que je n'avais pas entendu depuis des mois. Rectification : que je n'avais pas voulu entendre depuis des mois. Lentement, je relevais la tête du rayon, toujours accroupis devant les collections tout en bas de l'étagère. Adel était là, il me regardait avec une lueur étrange dans le regard, lui aussi les bras chargés de bouquin. Il avait même un petit panier, quasiment rempli. Ma bouche s'entrouvrit légèrement. Simon m'avait dit quoi déjà ? Que le plus tôt serait le mieux ? Je ne pouvais pas faire plus tôt que ça. Merde quoi, je ne m'étais pas préparé du tout ! Il contourna le rayon devant lequel j'étais planté pour venir se placer juste à côté de moi, et je me redressais. Cependant, et je me sentis fier tout à coup, je notais que le rouge ne m'était pas monté aux joues. Adel posa son panier par terre et me tendit la main, que je regardais avec des yeux ronds avant de la saisir.

C'était beaucoup trop étrange.

Et Adel... J'avais certes eu l'occasion de le voir changer sur les quelques photos qu'il avait posté sur son compte instagram, mais là, c'était autre chose. J'adorais la couleur presque caramel de ses cheveux. Et je devais bien avouer, que j'avais un faible pour ses oreilles percées. J'étais pas dans la mouise. 

– C'est bien lui, en chaire et en os, répondis-je.

Adel esquissa un sourire, que je ne sus pas vraiment interpréter. 

– Tu... Tu en as pris beaucoup, fis-je en désignant son panier d'un geste de la tête.
– J'ai deux ans à rattraper après tout...

Et à ce moment-là que nous nous rendîmes comptes en même temps que je ne lui avais pas lâché la main. Ou qu'il n'avait pas lâché la mienne, au choix. 

– Ahem, pardon..., bafouilla-t-il en la retirant rapidement.
– Non non c'est moi...

J'avais vraiment envie de m'enterrer six pieds sous terre tant, cette scène était gênante au possible. 

– Tu... Tu devrais essayer cette série-là, elle est vraiment bien.

Et tout en parlant, je lui désignais les mangas que j'avais dans les bas.

– Ah, euh... Oui, pourquoi pas.
– C'est... euh... assez sombre, mais tu devrais aimer.
– Tu nous as manqué dimanche Louis.

Ah. Je le retrouvais enfin, le Adel qui fonçait droit la tête dans le mur. 

– Désolé, il fallait que je le dise, parce que ça me triturait l'esprit, et tu sais comment je suis.
– Oui je... J'avais déjà quelque chose de prévu.
– Je comprends, je t'en fais pas !

Quelque chose ne tournait pas rond. Je m'étais attendu à ce que Adel me fuit presque. Ou du moins, ne soit pas aussi à l'aise avec moi. C'était vraiment curieux. Il se comportait comme un ami.

Voilà, c'était le mot juste : un ami.

Parce que c'est ce que nous étions à présent ? De simples amis ? Adel venait-il de s'engager tout seul sur cette voix-là ? Je lui en étais reconnaissant : j'avais bien l'intention de faire ce que Simon m'avait conseillé, à savoir, avoir la relation purement amicale que je n'avais jamais eu avec lui.

– Je loge de nouveau chez mes parents, au fait. Mais... Si jamais, j'organise une soirée la semaine prochaine. Ils ne seront pas là du week-end donc j'en profite. Tu es toujours convié, si tu en as envie, bien sûr.
– Euh je... Je te dirais...
– Je ne veux pas te forcer, Louis.

Il arqua un sourcil, et je détournais le regard, comme pris au piège. Il savait toujours lire en moi comme dans un livre ouvert. Même après tout ce temps. J'étais toujours le même gosse de dix-sept ans à ses yeux. Sauf que j'en avais dix-neuf à présent. 

– Je te dirais ça.
– Bon, bah... Parfait. J'te laisse, je suis attendu dans pas très longtemps. Tu as mon numéro, il n'a pas changé. Bye.

Et sans plus de cérémonie, il tourna les talons avant de se diriger vers les caisses. J'avais gardé son numéro, oui, évidemment. Il m'était même arrivé de relire de vieux délires que nous avions eu, la semaine après notre rupture. Et puis, j'avais arrêté. Et un jour, dans un excès de colère, j'avais tout effacé. 

On dirait bien qu'on est de retour à la case zéro mon gars.

C'était ça. Comme un énorme retour en arrière. Et comme la fois dernière, je n'avais aucune idée de quel chemin emprunter avec le garçon assis au bord de la piscine. 

* * *

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