22. CELUI QUI LISAIT UN MANGA

                  Cela faisait depuis le mois de septembre que je n'étais pas sortis me promener seul en ville et je devais bien me l'avouer : mes petites virées solo commençaient à me manquer. Musique dans les oreilles, écharpe enroulée autour du cou, juste moi, dans ma bulle, qui vagabondais dans les rues de Bordeaux, puis me frayais un chemin dans une rue Sainte-Catherine bondée, comme souvent le week-end. En souvenir des après-midi passés avec Maya à boire des tonnes de chocolat chaud au Columbus Café de la Fnac, je fis un saut par ce magasin qu'elle aimait tant. J'étais plus librairies traditionnelles, mais la Fnac avait son petit charme, je devais bien l'avouer. Au deuxième étage du magasin, je me calai au café avec un chocolat chaud, et une pile de mangas fraîchement achetés. Je devais bien l'avouer, j'aimais ces moments où j'étais dans ma bulle, sans personne pour venir m'embêter. 

– Salut.

Putain. Je levai les yeux et vis Adel, un plateau dans les mains, attendant visiblement que je lui fasse une place. Il portait son manteau kaki de l'autre jour, un jean foncé et une paire de Nike noires qui me faisait de l'œil depuis des mois. Je balayai rapidement la salle des yeux et vis que malheureusement pour moi, il n'y avait aucune autre place de libre. Je soupirai et poussai ma pile de mangas pour le laisser s'installer.

– Salut.

Je zyeutais rapidement son plateau (ce gars devait avoir un sacré appétit pour boire autant et manger une part aussi généreuse de cheesecake) avant de replonger dans ma lecture, l'air de rien. Il s'installa en silence et je remarquai alors que nous avions acheté la même saga. Putain, ce n'est pas vrai... Quelque part, je me sentais gêné d'avoir les mêmes goûts littéraires que lui. Merde quoi. Ce gars, je ne pouvais pas le voir en peinture. Je poursuivis ma lecture, lui jetant de temps à autre des coups d'œil discrets par-dessus mon manga.

– Ça va mieux ?

 Je levai les yeux vers lui.

– Depuis l'autre jour, ajouta-t-il.

– Pourquoi ça irait mieux ?

– Tu n'avais pas l'air bien.

– Toi non plus.

Et bim, fou moi la paix. Il leva les sourcils et ses yeux fins me dévisagèrent un instant.

– Tu sais, j'essaie de faire un effort là. J'ai hésité à venir te rejoindre, même si c'était la seule table de libre.

Et ? Il s'attendait à ce que je le prenne bien ? Qu'il fasse des efforts, moi je n'en faisais jamais pour parler aux gens que je n'aimais pas. Dommage pour lui. Il posa son livre sur la table et se pencha légèrement vers moi, un air espiègle dans le regard.

– Bon, ok, j'avoue, il y avait aussi la table du fond. Avec la vieille et son chien. Mais quand j'ai vu qu'elle lui avait fait une assiette avec des miettes de gâteaux dedans, tu es vite apparu comme ma seule option.

Je suivis son regard jusqu'à ladite vieille dame qui s'attelait à présent à faire boire son chien dans son verre. Dégueulasse. Et je ne pus m'empêcher de rire. Adel se redressa, un vague sourire sur le visage et reprit son manga. Aller Louis, fait un effort. Un tout petit effort, regarde, il essaie d'en faire... Mais j'avais beau chercher, je ne voyais pas par où commencer. Non, les seules choses qui me venaient à l'esprit c'était des questionnements du genre à quoi ressemblaient leurs après-midi avec Eden ? Est-ce qu'ils se retrouvaient ici de temps en temps ? Je me maudissais tellement à essayer de les imaginer tous les deux... C'était du passé, mais pourtant, mon cerveau refusait de passer à autre chose. Il me coupa à nouveau dans mes réflexions et je levai les yeux vers lui.

– Pitié, dit-il sans lever les yeux de son manga, dis-moi que là où tu en es, le héros s'est enfin bougé le cul et a commencé à se battre.

– Ouais, j'ai répondu du tac au tac. Je dirai même plus, il a fait le fameux « je vais me battre tout seul pour tous mes amis qui ne doivent plus souffrir par ma faute ».

Adel leva les yeux au ciel.

– C'est exactement ce que je reproche aux Shonen, c'toujours la même chose à la fin du premier arc, dit-il.

– Est-ce que ce n'est pas la scène que l'on attend tous ?

– Pas faux.

À côté de nous la femme qui tenait le café passa pour nettoyer une table qui venait de se libérer et adressa un immense sourire à Adel. Quand elle tourna les talons, je ne pus m'empêcher de me demander s'il la connaissait.

– Je viens trop souvent ici je crois, rigola-t-il.

– Ah ? Moi aussi. Enfin, moins cette année, mais avant, je venais souvent...

– Ouais je sais. Avec ta copine. Je vous voyais souvent ici, ajouta-t-il.

– Ma meilleure amie. Maya est ma meilleure amie, le rectifiais-je. Attends, quoi ?

 Je plissai les yeux et le dévisageai un instant, il le capta aussitôt.

– Je suis ultra physionomiste.

– Tu m'en diras tant.

– Je n'oublie jamais un visage, crois l'ou non.

– Du coup, à la fête en début d'année...

– Je t'avais déjà vu, ouais. Je ne connaissais juste pas ton prénom, me dit-il en souriant.

Ok, ce mec était flippant. J'avais une bonne mémoire moi aussi, mais dans son cas, ça avait l'air d'être un niveau au-dessus. Parce que moi, je ne me souvenais pas de lui. Ce qui était étrange parce qu'il avait une tête reconnaissable, comme Eden. Ils étaient tous les deux particuliers à leur façon.

Non loin de nous, le chien de la vieille commença à aboyer dans tous les sens et créa un instant de panique dans le café. Adel se leva, et je l'imitai. La dernière chose que nous voulions, c'était de voir un caniche semer la panique en renversant des chaises et dévorant le goûter de tous les gosses ici présents. Quoique, le spectacle aurait pu être marrant. Nous sortîmes du magasin, avec une grosse envie de fou rire. Nous marchâmes quelques minutes dans cette rue toujours plus bondée quand Adel reprit la parole.

– Dis, je peux te poser une question ?

– Vas-y...

– Eden m'en veut ?

Et voilà, le sujet qu'il ne fallait pas aborder. Il le faisait exprès ? J'avais deux choix, lui mentir et faire en sorte qu'il nous fiche la paix pour de bon, ou être honnête. Évidemment, j'étais quelqu'un de bien trop sympa – au fond – pour choisir la première option, même si elle me tentait grandement.

– Pas du tout. L'autre jour encore il me disait à quel point tu étais un mec cool. Et que si nous n'étions pas partis du mauvais pied, nous aurions même pu bien nous entendre.

Il leva un sourcil, étonné.

– Vraiment ? C'est tout lui ça... Il t'a demandé déjà de l'accompagner à votre soirée des terminales ?

Il avait changé de sujet si rapidement, que je mis quelques secondes à bien comprendre ce qu'il me demandait. Eden lui avait dit qu'il voulait que je l'accompagne ? C'était un peu la tradition, puisque nous dansions, les terminales venaient souvent avec un ou une cavalière pour s'éclater. C'était officieux, mais tout le monde guettait qui allait ramener qui, qui allait danser avec qui, et qui étaient ceux qui finiraient par se rouler un patin derrière la scène.

– Il sait que je dirais non, répondais-je d'un ton sec.

– C'est ton choix, fit-il en haussa les épaules.

– T'es en train de te dire que je suis vraiment un mec lâche. Genre toi, ça ne t'a posé aucun souci de t'afficher un gars.

– Pas du tout, je ne dis pas ça. Et crois- moi, au départ je n'étais pas très chaud. Mais j'étais comme Eden, j'en avais marre de me planquer. Ça ne m'a pas valu que du bon, mais au final, maintenant, je peux affirmer avec fierté que je sais qui je suis.

– Et bien moi je ne suis pas prêt, lâchais-je.

– Dis-lui, je suis sûr qu'il comprendra.

Je n'en revenais pas. Parler de ce genre de choses avec lui. On marchait sur la tête, c'était le monde à l'envers. Quoique , Eden pouvait être fier de nous : pour le moment, ni lu ni moi n'avions tourné les talons d'un air rageur, pas d'insulte et pas de regards noirs. Je fais cet effort pour toi Eden. Parce que c'est ton ami

Quand à ce que Adel venait de me dire, je n'étais pas sûr. Ces derniers jours Eden avait remis le sujet sur la table de nombreuses fois. Je comprenais son point de vue : se planquer l'horripilait plus que tout, et d'après lui, le dire aux gens ne ferait que m'aider. Moi je n'étais pas d'accord, l'avouer, c'était me condamner à me retrouver aussi mal vu que lui au sein de notre propre classe. Sans doute d'être jugé par des gens que j'aimais. Je ne voulais pas. J'étais dans mon placard, et je refusais d'en sortir.

– Je prends le tram B pour rentrer, tu passes par où ? me demanda-t-il.

– Je prends un bus.

– Hé bien, nos chemins se séparent. Pour une fois, tu as réussi à me parler sans ta barrer au milieu, me lança-t-il d'un ton espiègle.

– On dirait bien oui...

– Aller, à une prochaine !

Je le regardais grimper dans son tram, m'adresser un dernier signe de la main avant de sortir son portable et d'enfoncer des écouteurs dans ses oreilles. J'avais l'impression d'avoir réalisé l'effort du siècle aujourd'hui. Mais je le fais pour toi Eden, tu vois que je peux réussir à lui parler normalement

* * *

Eden ne tenait plus. Dans cinq jours, c'était la soirée du lycée et il était tellement excité que j'avais du mal à le canaliser. Pourtant, je le lui avais dit, ce n'était pas la soirée de l'année, ce n'était pas non plus l'éclaté totale d'après les anciens qui avait testé ça avant nous... Mais rien n'y faisait, il était bien trop heureux de me présenter son travail.

– Tu y vas habillé comment ?

Voilà, là il me prenait encore au dépourvu. Pour être tout à fait honnête, je n'avais pas prévu de faire claquer le costard cravate pour cette soirée. Vraiment.

– Euh, je n'y aie pas trop réfléchi, j'avoue...

– On pourrait avoir un petit détail en commun tous les deux.

– Mmh ?

– Sauf si tu as prévu d'y aller avec quelqu'un d'autre, évidemment.

– Tu sais Eden, ce n'est rien d'officiel.

– Oui, mais tout le monde sait qui invite qui.

– De manière officieuse.

– Tu ne veux pas y aller avec moi ?

– Réfléchis Eden. Connecte tes neurones trente secondes ça devrait suffire.

– Ils ne sont pas obligés de savoir que l'on est ensemble, dit-il en baissant d'un ton.

Je regardai autour de nous pour m'assurer que personne dans le foyer ne nous avais entendu.

– Non, c'est vrai. Mais...

– Juste une danse.

– Sérieux ? Je n'avais pas l'intention de danser. Juste de manger les gâteaux apéro, et de boire dans mon coin. Et de critiquer les gens assis sur un banc.

Eden leva les yeux au ciel, visiblement exaspéré par mon attitude. À quoi pensait-il bon sang ? Je n'étais pas comme son ex. J'étais loin de vouloir me mettre à dos toute ma classe.

– Laisse tomber, j'ai compris : ce n'est pas le bon moment pour en parler.

Il n'y a pas de bons moments Eden ! hurlais-je mentalement.

– Tu veux toujours venir chez moi demain soir ?

– Évidemment.

Il avait un doute sur ça maintenant ?  Il m'adressa un drôle de sourire avant de se lever. Il lissa son sweat kaki, attrapa sa veste qu'il enfila et passa une main dans ses cheveux.

– Inès m'attend pour parler de cette super-soirée.

Il regarda autour de nous, se pencha légèrement vers moi et devant mon air crispé, s'arrêta aussitôt. Trop de monde.

– À demain.

Je le regardais quitter le foyer, son sac négligemment jeté sur une épaule. Ce mec était définitivement la définition de la perfection. À quel moment avait-il pu jeter son dévolu sur moi ? Je brûlais d'envie de le lui demander.


                 Ce soir-là, j'échangeais longuement avec Maya. À propos de tout, et de rien. Quelques mots sur Eden, sur ô combien elle pouvait me manquer, et sur mon empressement à la revoir. J'avais délibérément évité le sujet de la soirée du lycée (je savais que Maya aurait voulu y être) et l'invitation d'Éden. Et je terminai sur ma drôle de rencontre avec Adel. Il avait fini par nous intriguer tous les deux. Pas pour les mêmes raisons, mais ce garçon était devenu soudain beaucoup plus intéressant que prévu.



* * * 

Hello hello ! Petit chapitre en fin de soirée ♥ Je tenais à la poster aujourd'hui, journée de la lutte contre l'homophobie et la transphobie (phobie LGBT en générale d'ailleurs). C'est un sujet important, malheureusement toujours d'actu, et j'espère que dans un avenir proche, nous n'aurons plus besoin de ce type de journée spéciale pour lutter contre ce genre d'atrocité.

Sur une note un peu plus joyeuse, je remercie toujours chaleureusement ma bêta-lectrice, mais aussi @mauxdencre qui est passé sur ma fiction et m'a fait une super critique bien construite, soulevant les points faibles et les points forts de cette dernière. Merci les filles !



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