Chapitre Six
La nuit est tombée depuis plusieurs heures, mais je ne trouve pas le sommeil. Comme chaque soir, la porte de ma chambre est verrouillée pour empêcher les domestiques d'entrer et me voir sous la véritable apparence. Cela demande beaucoup de travail et d'énergie pour maintenir une fausse forme. Je profite de l'obscurité qu'offre la nuit pour redevenir Azaléa pendant quelques heures.
La chambre dans laquelle je dors est confortable, décorée avec goût. Elle comporte le minimum pour que je sois bien installée. Une jolie coiffeuse en bois, un lit double, une commode et une armoire comportant les vêtements achetés par Cléo. Elles sont simples et confortables même si mon cœur balance pour les merveilleux pantalons. Je compte demander au tailleur de ce village de me réaliser certaines tenues.
Enveloppée dans ma robe de chambre, je m'installe sur le rebord de la fenêtre pour contempler les étoiles. Peu importe l'endroit où je me trouve, c'est une activité dont je ne peux me passer. Je claque des doigts pour faire apparaître une sphère de lumière. Le journal de la capitale est encore ouvert à la même page que ce matin. Je n'ai pas eu le courage de le lire jusqu'au bout en voyant le gros titre. Un soupir s'échappe de mes lèvres en me penchant pour découvrir l'article en question.
« Une de moins ! »
Selon des sources proches, Leander Eastwood aurait prononcé ces mots pour évoquer le décès tragique de sa nièce. Nous rappelons à nos chers lecteurs la disparition de la jeune Azaléa Eastwood survenue il y a trois semaines. Retrouvée inconsciente, celle-ci aurait succombé à une maladie cardiaque non identifiée. Lors d'une réception, Leander aurait avoué être « soulagé que la compétition soit moins dure » des propos bouleversants qui ne font que souligner le manque d'empathie du représentant actuel du clan Eastwood. Nous espérons que le prochain ou la prochaine fera davantage preuve de respect.
Le reste de la famille n'a pas souhaité s'exprimer sur les paroles de Leander, mais selon des sources fiables il n'a pas été convié à la réception commémorative.
Incapable d'en lire davantage, je ferme le journal puis le jette dans la cheminée. Mon oncle n'est pas un saint, mais aurait-il vraiment prononcé de telles paroles ? Il est évident que je n'arriverais pas à trouver le sommeil après avoir lu cet article. Je m'approche du pupitre afin de chercher une feuille et un papier à crayon. Je n'ai jamais passé autant de temps sans dessiner ne serait-ce qu'un petit croquis. Ma rencontre avec mon oncle me déstabilise suffisamment pour que je ne parvienne pas à me concentrer.
Le crayon glisse sur le papier blanc immaculé. Je laisse mon imagination prendre les devants. Toutes mes émotions enfouies me donnent le tournis. Petit à petit, une pierre tombale apparaît sur la feuille. J'ajoute des fissures et une main sortant de terre. Une belle représentation de ma vie actuelle. Je chiffonne le dessin puis le brûle. Ce n'est pas en me torturant que ça changera les choses.
Je quitte le bureau pour retourner dans mon lit. Si je ne dors pas, les domestiques s'inquièteront de me voir aussi épuisée et se poseront des questions. Et c'est justement les questions que je veux éviter. Les yeux rivés vers le plafond je bascule dans l'inconscience.
***
Je me réveille au petit matin affamée. Il me faut un moment pour sortir de mon lit et revêtir ma fausse apparence. Une agréable odeur de pancakes flotte dans la maison me donnant l'eau à la bouche. Je m'installe à table en remerciant les domestiques pour cette préparation. Aujourd'hui, je dois mettre un plan d'attaque en place. Désormais, je sais où trouver mon oncle ainsi que ma cousine et mon cousin. Ils croient avoir affaire à une nouvelle venue alors que nous avons le même sang dans nos veines. Comment puis-je m'imposer dans leur famille unie ? Je ne peux m'empêcher d'éprouver des remords. Demander de l'aide c'est une chose, mais je refuse de détruire le quotidien de ces personnes honnêtes. Mon oncle Lucien s'est éloigné pour une bonne raison.
— Vous êtes pensive, mademoiselle Stone.
Monsieur Mallor s'installe à table en souriant. Il n'est pas inhabituel de le croiser dans le cottage et sa présence ne me dérange pas. Je le trouve plutôt gentil et j'apprécie avoir un peu de compagnie. Pour être tout à fait honnête, je n'ai pas l'habitude de vivre seule. J'ai toujours eu mon frère et ma soeur alors c'est étrange d'être toute seule.
— J'ai eu une nuit plutôt agitée.
— Quelque chose est venu perturber votre sommeil ?
Je décide de partager une partie de mes craintes intérieures en prenant soin de garder le reste secret. Aussi sympathique soit-il, je doute que l'intendant accepte de fermer les yeux sur mes mensonges.
— En allant me balader en ville, j'ai croisé plusieurs fois deux adolescents. Ils vivent dans la rue et cela ne me plaît pas de les laisser livrer à eux-mêmes. Je leur apporte de la nourriture, mais ils sont plutôt méfiants.
— Oh je vois tout à fait de qui vous parlez !
Il avale une gorgée de thé avant de reprendre la parole.
— Ils sont arrivés l'année dernière pendant les chaleurs d'été. Plusieurs personnes ont tenté de les aider, mais malheureusement ils ne se laissent pas approcher. Le garçon est le plus sociable des deux cependant je doute que vous parveniez à les approcher.
— Personne n'est en mesure d'expliquer la raison pour laquelle ils se trouvent à la rue ?
Monsieur Mallor secoue la tête.
— Nous avons tout essayé pour enquêter sur eux et leur trouver une bonne famille adoptive, mais ils refusent toujours la compagnie des inconnus.
— Cela complique la situation.
— Ces gamins méritent une bonne éducation et avoir un toit au-dessus de leur tête. Il n'y a plus de place dans les orphelinats et je peux vous affirmer qu'ils seront bien malheureux dans un tel lieu.
Les orphelinats de la capitale sont également remplis d'enfants attendant une bonne famille, mais aucune bonne famille ne souhaite accueillir un enfant provenant de quelqu'un d'autre. J'essuie ma bouche avec une petite serviette.
— Je vais enquêter de mon côté.
— Puis-je vous aider ?
Je pince les lèvres.
— Est-il possible d'avoir le nom de chaque orphelinat des alentours afin que je puisse m'y rendre ? J'aimerais leur demander si deux enfants ont récemment disparu.
— Je m'en occupe, mademoiselle.
Monsieur Mallor avale le reste de son thé avant de quitter la salle à manger. C'est un point de départ pour comprendre d'où proviennent les jumeaux. Je termine mon petit-déjeuner avant de retourner dans ma chambre pour enfiler ma tenue du jour. Un pantalon en cuir noir, une chemise en dentelle blanche ainsi qu'une longue veste noire. Je passe un rapide coup de brosse dans ma chevelure en souriant. J'aime le fait de m'exprimer autrement à travers mes vêtements. Ici, personne ne me juge ou me fait de mauvaises remarques.
Je me rends dans la petite bibliothèque pour effectuer quelques recherches sur les orphelinats. Le village n'en possède qu'un seul et je doute que cela soit le lieu idéal pour élever des enfants. Je passe un moment à me renseigner sur les environs à la recherche d'un indice afin de comprendre ce qui leur est arrivé. Je passe deux bonnes heures à éplucher les journaux qui parleraient d'une éventuelle disparition. Malheureusement, je ne trouve rien d'intéressant. C'est comme si les jumeaux étaient sortis de nul part. Un peu plus tard, l'intendant passe la porte de la bibliothèque pour me remettre la liste demandée.
― Il existe cinq orphelinats dans les alentours. Je doute qu'ils viennent de plus loin, il est difficile de se déplacer correctement sans attelage.
― Merci beaucoup pour votre aide précieuse, je vais me mettre en route.
Il semble surpris.
― Sans être accompagnée ?
― Je suis en mesure de me défendre, ne vous inquiétez pas.
― Cela ne me rassure pas pour autant, j'ai promis à mademoiselle Helion de veiller sur votre bien-être. Elle ne serait pas ravie d'apprendre une escapade aussi périlleuse, mademoiselle Stone.
Je le remercie d'un sourire chaleureux.
― Je suis certaine qu'elle comprendra la raison de mes déplacements. J'ai besoin de comprendre les mystères autour du passé des jumeaux afin de les aider le mieux possible, je ne peux pas expliquer ce besoin.
― Je vais préparer un attelage discret pour votre excursion.
***
― Je vous remercie de bien vouloir m'accueillir.
La directrice de l'orphelinat est une femme au visage bienveillant, mais d'un âge plutôt avancé. Elle ne semble pas se rendre compte de l'état dans lequel se trouve l'établissement. Il n'est pas seulement repoussant de l'extérieur avec toute cette végétation enveloppant les jardins, l'intérieur est en train de tomber en ruine. De nombreux seaux sont placés un peu partout, preuve qu'en cas de pluie les fuites sont nombreuses. Une puissante odeur d'humidité tourbillonne dans l'air me donnant la nausée.
Je m'installe sur la chaise face au bureau de la directrice en regardant les nombreux dessins accrochés. Certains sont délavés ou ont jauni avec le temps. La vieille femme me propose une tasse de thé que j'accepte.
― Je suis agréablement surprise qu'un nouveau visage prenne le temps de mettre les pieds dans mon orphelinat ? Les résidents ne s'approchent pas et racontent de fausses rumeurs sur les enfants.
― Quelles genre de rumeurs ?
Elle boit une gorgée de son thé.
― Certaines langues de vipères racontent à qui veut l'entendre que mon établissement n'est plus en mesure d'accueillir des orphelins et qu'ils ne sont pas bien traités. Nous vivons dans un petit village, il est difficile d'obtenir les ressources nécessaires pour réparer ceux qui est cassés. Quelques fuites ne font pas de mal aux enfants, ils ont de la nourriture à table et un bon feu chaque soir.
― Cela suffit-il à les rendre heureux ?
Ma question la déstabilise pendant quelques minutes.
― Pourquoi ne le seraient-ils pas ?
― Parce que depuis mon arrivée je n'ai pas vu un seul enfant dans les parages.
Elle retire ses lunettes en se frottant les yeux.
― Ils sont en train de s'amuser dans le jardin avec ce temps magnifique ! Ils ont dû se cacher en vous voyant approcher, ils n'aiment pas les nouveaux visiteurs, mais je suis certaine qu'ils ne tarderont pas à refaire surface.
― Je crains que cela ne soit impossible, madame Delacroix.
― Qu'êtes-vous en train de dire ?!
Monsieur Mallor m'avait prévenu que le seul et unique orphelinat du village n'accueillait plus d'enfants depuis la mort de monsieur Delacroix. Il s'occupait des enfants en compagnie de son épouse, mais celle-ci n'a pas supporté le choix de perdre le grand amour de sa vie. Peu à peu, madame Delacroix a délaissé les enfants. Cet endroit n'est même plus considéré comme habitable, cela fait une dizaine d'années que cette vieille dame erre dans l'établissement et plongeant dans une profonde folie.
― Je traite ces enfants comme les miens !
Je prends une profonde inspiration.
― Pardonnez-moi, mes manières sont peu convenables. Je suis certaine que ces enfants sont heureux en votre compagnie, j'espère que les travaux seront bientôt fait pour que vous puissiez retrouver un confort total.
Il est inutile de basculer son monde illusoire, cela ne ferait que la mettre en colère. J'avais bon espoir de trouver des informations sur les jumeaux, mais il est impossible qu'ils aient vécu ici.
― Je suppose que vous êtes venue pour une raison précise et pas uniquement pour faire ma connaissance. Je suis peut-être vieille, mais j'ai encore toutes mes facultés mentales. Alors dites-moi... que puis-je faire pour vous ?
Je porte la tasse à ma bouche afin de me laisser le temps de répondre à sa question.
― Deux jeunes adolescents d'une quinzaine d'années vivent dans la rue depuis une bonne année et je tente de trouver une piste menant à leurs origines. Il est difficile de les approcher ou d'entamer une conversation de plus de cinq minutes.
― Des jumeaux ?
Elle frotte sa bouche avec une petite serviette en soupirant.
― Il m'est arrivée de les croiser à plusieurs reprises en allant acheter de la nourriture pour mes protégés, j'ai essayé de les convaincre de me suivre pour avoir un toit et ils ont toujours refusé.
― Avez-vous mené des recherches approfondies sur eux ?
― J'ai beaucoup trop de travail pour me lancer dans une telle chose ! Mon mari fait de son mieux, mais il ne cesse de courir à droite et à gauche pour s'occuper des enfants. Je crains de ne pas pouvoir vous aider davantage.
Madame Delacroix me raccompagne à la porte en me souhaitant une bonne journée et de bonnes recherches. Je sors mon calepin de ma poche afin de barrer le nom de cet établissement. Cette femme est dans son propre monde illusoire dans lequel son mari est toujours en vie avec un grand nombre d'enfants arpentant les couloirs. Cela me fait de la peine, j'espère que quelqu'un sera en mesure de l'emmener dans un lieu spécialisé pour prendre soin d'elle.
Je retourne à mon attelage en leur demandant de se rendre au prochain orphelinat. Il se trouve dans un village voisin un peu plus grand que celui dans lequel je vis actuellement. Je m'installe en fermant les yeux durant une brève seconde. Mon esprit est attiré dans celui de ma sœur. Ses émotions sont confuses, débordant de colère, de tristesse et d'un profond chagrin. A travers ses yeux, je la vois s'énerver et balancer des lettres en les arrachant.
― Espèce de stupide sorcier !
Elle lance de nouvelles enveloppes dans la cheminée en ne réprimant pas un cri de colère. Il m'est arrivée de voir Ayla s'énerver, mais pas d'une façon aussi violente. Je tente de percer la raison de cet énervement et parvient à mettre un nom : Jude. Je retourne dans mon propre corps en tremblant.
15.06.2024
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