Petit Roque

Il fait nuit et la Grande Salle est silencieuse. Difficile de croire que des centaines de personnes y sont rassemblées pour dîner, plus dociles et disciplinées qu'une armée. C'était ce que nous étions pourtant, autrefois. Une armée. Une armée d'enfants.

Aujourd'hui, je regarde mes camarades le visage baissé sur leur assiette, tout autour de moi, et je ne sais plus si je dois voir des soldats, des enfants, des vaincus ou des lâches. Sans doute un peu de tout cela. La défaite nous a volé notre courage. Notre volonté d'être libre. La force de nous battre. A quoi bon se battre quand il n'y a plus d'espoir ? Même si nous triomphions demain, la plupart d'entre nous auront tellement perdu que nous n'aurions rien à retrouver à l'issu de ces souffrances. Non, pour beaucoup, cette défaite a tout simplement signifié la fin de la guerre. La fin de la guerre, enfin. Peut-être le collier de la soumission n'est-il pas si lourd à porter, après tout.

Morte de rage, je serre les poings en priant pour que l'on ne me remarque pas. Je cherche dans la foule un regard ami, quelqu'un qui partagerait mon désarroi et ma haine, mais je ne trouve rien. Dean Thomas, cette ordure de traître, trône à la table des Gryffondors à quelques mètres de moi. C'est lui le plus dangereux, ça ne fait aucun doute. S'il me surprend en train de le regarder, ne serait-ce que d'une façon qui ne lui convient pas, il se fera un plaisir de me châtier de la manière la plus inventive qui soit, en conviant les sbires de Voldemort à participer au spectacle. C'est déjà arrivé. Je fais tout pour ne pas m'en souvenir, mais c'est déjà arrivé. Et cela se reproduira encore si je ne détourne pas vite les yeux.

A côté de lui se trouve Seamus Finnigan. Un gentil garçon, du moins je le croyais autrefois. Je croyais que nous étions amis, peut-être. Aujourd'hui, Seamus siège à la table du démon, et il lui verse son vin. A aucun moment son visage ne se lève pour observer le monde autour de lui. A aucun moment il ne contemple les crimes dont se rend coupable son amant et par le biais desquels, il se rend coupable lui aussi. Seamus a bien appris sa leçon, comme nous tous. Ne rien voir. Faire comme si de rien n'était. Ne pas réagir. Est-ce si confortable de porter des œillères en toutes circonstances ? Est-ce donc le seul moyen que nous tous, nous ayons trouvé pour repousser le malheur qui s'est insinué dans nos vies ? Parfois, je me dis que notre monde aurait aussi bien pu périr d'indifférence.

Je secoue la tête. Ginny Weasley surprend mon regard et m'adresse un imperceptible froncement de sourcils. Pauvre Ginny, je la plains... Mariée de force à Drago Malefoy, premier lieutenant de Voldemort, au lendemain de la mort d'Harry. Et Harry...

Toi aussi, tu étais mon ami, Harry. Nous n'avons jamais été vraiment proches, mais j'ai eu un béguin d'adolescente pour toi, à l'époque, lorsque je pouvais encore rire et m'amuser en toute insouciance, sans craindre les conséquences de mes actes. Nous étions même allés au bal de Noël ensemble. Pas franchement une réussite, tu te souviens ?

Voilà que je me mets à te parler comme si tu étais encore là, mais j'ai l'impression que tu es la seule personne qui puisse encore me comprendre. Que penserais-tu de tout ceci, Harry ? Serais-tu satisfait de la façon dont nous honorons ta mort ? Et la mort d'Hermione. De McGonagall. De Fred. De Remus Lupin. La mort de Lavande...

Elle aussi, elle est morte, lors de l'ultime conflit qui nous a opposés au pire de ce que l'humanité renferme sur Terre. Lavande, qui avait toujours savouré la vie jusqu'au cœur, a donné tout ce qu'elle avait dans ce dernier affrontement, elle a donné à tel point qu'elle en est morte. Comme toi, Harry. Comme tous ceux qui sont morts au cours de ce conflit. Au nom de quoi ceux qui restent sont-ils encore en vie ? Si nous avons perdu, pourquoi reste-t-il encore des survivants de notre côté ?

C'est une chose que je ne comprends. Une chose qui me laisse éblouie de colère la nuit, incapable de dormir, dévastée par l'injustice, l'impuissance, et la perte de Lavande.

Lavande était l'amour de ma vie. Mon étoile dans la nuit. Elle a appris à la timide Parvati Patil à s'ouvrir et à s'accepter telle qu'elle était. Elle lui a appris que l'amour, l'amour sous toutes ses formes, n'était pas un mal. Que ce n'était pas une chose à craindre, mais à embrasser. Aimer la vie, aimer Lavande, aimer à en crever. Lavande était un être de passion, et elle est morte pour ses passions. Pourquoi sommes-nous toujours en vie ?

A mes yeux, chaque inspiration que tous ces lâches prennent au milieu de la Grande Salle est une offense. Nous n'aurions jamais dû nous laisser prendre vivants. Quitte à perdre la guerre, nous aurions dû tous la laisser nous emporter avec elle. Cela aurait mieux valu que ce simulacre d'existence que nous entretenons aujourd'hui... Pas vrai ?

Je regarde Seamus, Ginny, tous mes camarades qui courbent la tête pour survivre, obsédés par le fait de rester en vie, même s'ils ne savent plus pourquoi. C'est absurde. Comme tout le reste de cette guerre, c'est complètement absurde. Je préfère périr en combattant les ennemis de Lavande plutôt que rester une seconde de plus à faire la chienne pour ces monstres.

Ecœurée, je fixe mon assiette sans trouver la force de manger. La nuit dernière, Cho Chang a dû avoir à peu près la même idée que moi, car elle s'est donné la mort en se jetant du haut de la tour d'astronomie. La nouvelle nous a été annoncée ce matin, au petit déjeuner, par Drago Malefoy en personne. Un léger frisson a secoué les rangs, mais guère plus. Cho n'était pas très appréciée parmi les anciens de Poudlard. Pourtant, moi, je me suis souvenue de notre temps à l'AD. De toutes ces séances clandestines où Cho, comme les autres, s'est efforcée de surmonter sa crainte et de devenir une guerrière, pour notre bien à tous. Cho s'est battue à nos côtés lorsque l'heure est venue. Elle n'était plus à Poudlard depuis deux ans au moment de la dernière bataille, et pourtant, elle a répondu à l'appel qui nous a tous convoqués. Elle a eu la malchance de survivre, comme moi. Alors, elle est partie rejoindre son bien-aimé...

Cho, où que tu sois, sache qu'au moins une personne aura eu une pensée pour toi. Je n'ai pas la prétention de connaitre les tourments qui habitaient ton âme. Mais sache qu'au moins, je sais ce que cela fait de vivre avec un trou béant au creux de la poitrine. C'est insupportable. Moi aussi, je compte bien y remédier rapidement. Le seul reproche que je puisse te faire, c'est de n'avoir pas essayé d'emporter l'un de ces fils de pute avec toi...

Peut-être que là a toujours résidé ton problème, Cho. Cette guerre a toujours été trop personnelle pour toi. D'abord avec la mort de Cédric, ensuite avec Harry. Tu ne te battais pas pour tes idéaux, ni pour être libre, tu te battais pour Harry. Et lorsqu'Harry est mort, tu as perdu ta raison de vivre...

Je ne te blâme pas. Nous nous sommes tous battus pour ceux que nous aimions. Mais moi, je suis incapable de laisser les meurtriers de Lavande impunis. Je trancherais moi-même la gorge de Fenrir Greyback si Voldemort ne l'avait pas envoyé terroriser la population de Londres. A défaut d'un meilleur coupable pour ma grande évasion, j'ai donc choisi Drago Malefoy.

C'est à cause de lui que tout a commencé. C'est lui qui a laissé entrer les Mangemorts dans le château durant notre sixième année, précipitant ainsi la mort de Dumbledore et la chute de Poudlard. Sans lui, peut-être que rien de tout ceci n'aurait été possible. Il était le ver dans la pomme, le pion infiltré entre nos murs. Sans lui, Lavande serait encore en vie.

Dès que le signal est donné, nous nous levons tous de table. Calmement, nous formons les rangs pour rentrer à nos dortoirs. L'après-guerre a donné à nos comportements une discipline militaire. Pas un seul de mes camarades ne croise mon regard : tous, nous regardons droit devant nous, conscient du poids de la surveillance sur nos épaules. Peut-être est-ce cela la pire chose que Voldemort nous ait dérobée, finalement. Notre amitié. Notre capacité à créer des liens, à nous préoccuper d'autre chose que de nous-même, de notre survie. Je pars vers la mort aujourd'hui, et je serai seule.

Mais plus pour longtemps. Lavande, je vais te rejoindre. J'essaye de me persuader que tu peux me voir de là où tu es, mais la laideur de la mort a quelque peu entamé mes conceptions sur le sujet. Ce n'est pas grave. Si tu as disparu, alors je disparaitrai aussi. Plus rien ne comptera. Nous nous serons aimées un jour sur cette Terre, et nous serons oubliées. Mais au moins, j'aurais été heureuse.

A la jonction entre le palier du deuxième étage et la tour de Gryffondor, il y a un petit corridor plongé dans les ombres, que l'on n'emprunte que pour accéder à une réserve de bois stockée tout au fond. C'est à cet instant là que je fausse compagnie au groupe. La file est trop étroite pour permettre à un Mangemort de se poster à cet endroit. Et mes camarades, je le sais, me souhaiteront bonne chance dans le secret de leur cœur ou s'empresseront de ne pas me voir. Je disparais dans le soupirail et me cache au milieu du tas de bois.

De loin me parviennent les pas des Gryffondors tandis qu'ils atteignent la tour. Puis quelques cavalcades rapides : les Mangemorts de service qui redescendent, entamant leurs interminables rondes dans le château. Je sais exactement où trouver Malefoy. Cela fait des semaines que je planifie mon coup, attendant de maitriser ses moindres mouvements avant de passer à l'action. Aujourd'hui, Malefoy patrouille du côté des cachots. Ils sont vides maintenant que tous les Nés-Moldus ont été assassinés. D'après les rumeurs qui courent, on n'a toujours pas nettoyé le sang du massacre causé par Dean...

Saisie d'un brusque frisson, je me recroqueville dans le noir. Dean aurait pu être ma victime, mais j'ai trop peur de lui. Malgré mon désir de mourir, mon estomac se tord d'horreur à l'idée d'affronter ses yeux comme ultime vision. Si je parvenais à le tuer, je sais que cela serait au terme d'une lutte acharnée, et il serait plus probable qu'il me maitrise avant que je ne lui fasse quoi que ce soit... Alors, il s'en donnerait à cœur joie avec moi. Et il me garderait en vie, tout du long.

Non. Dean n'est pas une option. Avalant ma salive, je sors de ma cachette et je m'aventure dans les escaliers qui mènent aux cachots. J'ai pour seule arme le couteau dérobé au cours du dîner. Mais une seule pensée pour Lavande me rappelle à quel point elle pouvait se montrer farouche, et je sens le courage bouillonner dans mes os.

Je croise quelques Mangemorts au cours de mon expédition. Aucun ne m'aperçoit : telle une souris, je me fonds dans les recoins du château. Lorsqu'enfin, j'atteins l'entrée des cachots, je m'arrête quelques secondes le temps de guetter le pas de Malefoy non loin de moi. Je l'entends. Pourquoi fait-il sa ronde ici, au plus noir des entrailles du château, là où personne n'aurait l'espoir de trouver une issue, je n'en sais rien. Le jeune bras droit du mage noir aurait-il besoin d'introspection, lui aussi ? Grand bien lui fasse. Je vais enfin lui accorder ce qu'il mérite.

Jetant un coup d'œil hors de ma cachette, je raffermis ma prise sur le couteau. Une arme de Moldu. Une arme de sang. Je me demande : quel effet cela fait de sentir une lame pénétrer la chair d'un autre être humain ? Est-ce que cela demande beaucoup d'effort ? Est-ce que j'en aurai la force ? Est-ce qu'il y aura beaucoup de sang ? Est-ce que ce sera sale, est-ce que ce sera terrifiant ? Est-ce que je serai capable d'aller jusqu'au bout ?

Dean Thomas a tué presque dix personnes dans sa cellule ici. Il n'avait même pas d'arme sur lui. Suis-je donc de la même trempe que lui ?

Cet instant d'hésitation me paralyse, et me coupe l'effet de surprise. Soudain, Malefoy se retourne au bout du couloir et m'aperçoit. Mon destin est scellé : je me rue sur lui, je fonds en hurlant, sans me soucier qu'on m'entende, en ne pensant plus qu'à une chose : Lavande, Lavande, Lavande, et à quel point j'ai eu mal de la perdre et à quel point j'en veux au monde entier.

C'est perdu d'avance, je le sais avant même d'attaquer. J'aurais pu tuer Malefoy tant qu'il était sans méfiance, mais désormais il me fait face, et c'est un homme de plus de deux têtes de plus que moi. Je n'en ai rien à faire. Je vais griffer, hurler et mordre, je vais le déchirer jusqu'au sang, je vais m'abattre sur lui telle une furie si puissante qu'il n'aura d'autre choix que de me tuer avant que je ne le dévore.

Nos corps se percutent, il n'a même pas le temps de dégainer sa baguette sous le choc. Nous roulons à terre sur le sol dur, la frénésie me rend folle, et je le frappe, je le frappe et le frappe encore, je l'agonie d'injures à la hauteur du désespoir qui m'échappe enfin...

Pourtant, la réalité finit quand même par triompher de moi. Bravant ma fureur, Malefoy immobilise une main derrière mon dos et finit par rouler sur moi. Malgré la stupeur blême qui macule son visage, il reste calme, essoufflé mais ferme tandis qu'il pèse de tout son poids pour m'empêcher de bouger :

- Parvati, articule-t-il entre ses dents serrées, Parvati... Calme-toi... Arrête...

Effondrée, je comprends que j'ai perdu. La folie me submerge :

- Traitre ! je hurle du plus profond de moi-même. Sale meurtrier ! Elle est morte à cause de toi, ils sont tous morts ! Traitre ! Elle n'avait que dix-sept ans !

Il me dévisage, sans rien dire, abasourdi et troublé. J'attends à tout moment qu'il me frappe, qu'il appelle ses collègues et sonne enfin le glas de mon existence. Je ne suis pas si précieuse que ça, après tout. Lavande, ma chérie, je suis désolée. Je n'aurai pas réussi à en emporter un avec moi...

Mais non. Malefoy ne fait rien. Il me serre contre lui, en attendant que mes tremblements s'apaisent, que je cesse de sangloter et que ma douleur ne soit plus qu'une pointe muette dans ma poitrine. Alors, seulement, il s'écarte de moi et caresse mon visage. Il me regarde comme un individu, comme une personne. Il voit tout au fond de moi. La compassion que je lis sur son visage est tellement à l'opposé de tout ce que je croyais trouver que je n'ai pas la force de réagir. Je reste là, morte de douleur devant mon bourreau, blessée par sa gentillesse et la douceur de son expression. Il me regarde, et il dit seulement :

- Je comprends. Je comprends...

Alors, il se lève, et il s'en va. Il me laisse seule, sans explication, sans rien.

Sans prévenir personne.  

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