L'Alliance des Pions

Cela fait trois jours depuis l'exécution d'Hermione.

L'exécution d'Hermione... Ces mots me semblent tellement irréels, même en pensées. Je n'arrive pas à les intégrer à ma réalité. Pourtant, j'ai déjà vécu des choses sombres. J'ai vu le mal dissimulé au fond des gens, même ceux que l'on soupçonne le moins. De la laideur, de la cruauté, des perversions. J'ai vu ces choses en moi-même aussi. Chez Dean. Même chez Harry. Mais surtout chez Dean...

J'avais cru m'être préparée à ce qui allait se passer. Avec Harry, nous avions accepté de renoncer à notre vie. Nous avions accepté d'être séparés, de mourir jeunes, de nous consacrer entièrement à une cause que nous n'avions pas choisie, pour des gens qui ne nous avaient pas demandé notre avis. Nous savions que les chances étaient faibles. Que même si nous triomphions, nous ne serions plus jamais les mêmes. Que nous enterrions notre jeunesse, notre espoir et notre innocence avec les meurtres que l'on attendait de nous. Au fond de lui, je crois qu'Harry savait qu'il allait mourir... Je crois même qu'il le souhaitait. Mais moi...

Jusqu'au bout, et comme à mon habitude, je me suis fourvoyée sans m'en rendre compte. Je m'étais préparée à la mort. Je m'étais préparée à la défaite, et même à la victoire, aussi improbable soit-elle. La seule chose à laquelle je ne m'étais pas préparée, c'est la survie. La survie sans lui. La survie après la défaite.

Il faut dire que dans nos scénarios les plus fous, jamais nous n'avions envisagé d'être épargnés par nos ennemis. Jamais il ne m'était venu à l'esprit que mon sang me vaudrait une quelconque clémence de la part de mes bourreaux. Si on peut appeler cela de la clémence... Les monstres qui ont assassiné Hermione Granger à l'âge de dix-sept ans n'auraient sans doute pas beaucoup plus de scrupules à m'infliger la même chose, si ce n'est pire. Et c'est bien ce qu'ils ont l'intention de faire...

Cela fait trois jours depuis l'exécution d'Hermione, et nous avons déjà dû assister à la mort de trois autres Nés-Moldus. Impossible de décrire l'horreur du couloir de la mort dans lequel on nous a parqués. J'imagine ces cellules évoluer au fil des jours, des semaines. Les cages se vider petit à petit. Les cachots devenir silencieux. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne à pleurer...

Je ne serai pas là pour y assister. Moi, je ne suis pas une Née-Moldue. Aux yeux de mes ennemis, moi, je suis spéciale...

Ginny Weasley, la fille d'Arthur et Molly Weasley, traîtres à leur sang et membres de l'Ordre du Phénix, depuis sa création... Des héros de guerre, des résistants, des légendes... Je suis un trophée pour eux. D'une valeur inestimable. Et que faire de mieux d'un trophée, si ce n'est l'accrocher bien haut au milieu de ses rangs, là où tous pourront l'admirer, le convoiter et le voir, là où sa possession sera totale ?

Voilà ce que l'on compte me faire aujourd'hui. On me sort de ma cellule, sans répondre aux questions de ma famille qui se presse contre les barreaux. Deux femmes que je n'ai jamais vues me conduisent jusque dans ce qui était autrefois la salle de bain des préfets. Je tente de leur échapper une ou deux fois, pour la forme. Je n'espère pas vraiment m'en sortir. Je voudrais que l'une d'elles me cogne un peu trop fort et me tue. Qu'elles me fassent tomber dans les escaliers, et que je me brise la nuque. Comme cela, je ne pourrai plus être leur jouet. J'ai été le jouet de bien trop de personnes pendant trop longtemps...

Mais voilà, elles sont trop méfiantes pour cela. Elles ont reçu des ordres stricts. Je suis la petite princesse du camp ennemie, et on doit me garder en vie, coûte que coûte. Aucune chance pour que l'on me laisse l'opportunité de me suicider sans surveillance. De toute façon, après avoir vu la douleur dans les yeux de ma mère à la mort de George, je ne crois pas que j'en serais capable... C'est peut-être lâche de ma part, ou peut-être pas. Mais je suis enchainée à ma famille. Enchainée à la nécessité de la préserver, de ne pas la faire souffrir plus qu'elle n'a déjà souffert, et à nous maintenir unis, tous, tant que c'est encore possible...

De quoi sera fait l'avenir pour nous ? Où serons-nous dans dix, vingt ans ? Pour l'instant, nous sommes encore au lendemain de la défaite. Le monde est abasourdi par la nouvelle configuration du plateau, par la partie qu'il va devoir jouer. Les gens s'attendent encore à un sursaut, à un ultime espoir. Ça ne peut pas être fini, pas vrai ? Quelqu'un va forcément faire quelque chose. Les choses vont forcément changer, n'est-ce pas ?

Mais si les choses ne changeaient pas ? Si la victoire de Voldemort s'installait pour de bon ? Si nous étions bel et bien entrés dans un nouveau règne, un règne fait pour durer ?

Pendant trop longtemps, Harry a été ce « quelqu'un » que tous espéraient. Celui qui devait faire quelque chose. Il ne l'avait compris que trop bien. Mais Harry est mort, aujourd'hui. Il a quitté la partie. Et bizarrement, personne ne souhaite prendre sa place...

Les gens sont grégaires. Cela demande plus que du courage pour devenir un héros. Pour se lever et entreprendre une action concrète. Devenir un héros demande d'abandonner tout le reste. Et les survivants autour de moi ont déjà trop souffert... Si on leur accorde la vie sauve, ils accepteront le joug de l'ennemi, et je crains que de longues années ne s'écoulent avant que ne naisse à nouveau la flamme d'un sauveur...

Qu'en est-il de moi dans tout cela ? Que puis-je faire, dans ce monde dont je n'avais pas prévu de faire partie ? Hors de question de renoncer. De courber l'échine, de me plier à ce qu'ils me demanderont de faire. Je n'ai pas le complexe du héros, je n'ai pas la prétention de pouvoir sauver qui que ce soit, ou de changer quoi que ce soit à la situation... Mais jamais je ne me soumettrai. Jamais. Ce n'est tout simplement pas dans mon caractère. Avec Dean, j'ai joué à la victime pendant trop longtemps, mais avec Harry, j'ai appris à redevenir une lionne. Une reine. Je cracherai et mordrai quiconque s'approchera de moi.

« Et ta famille... ? » souffle ma conscience pernicieuse. « S'ils menacent tes parents comme ils l'ont fait avec Ron, que feras-tu ? Risqueras-tu leur vie pour sauver ta fierté ? ».

Je baisse la tête. Désolée, maman. Peut-être que le mieux qu'il puisse arriver à notre famille, finalement, c'est que nous mourrions tous le plus tôt possible. Avant de nous trahir. Avant de perdre plus que nous-mêmes. Avant de devenir des êtres que nous ne reconnaitrons pas.

Les deux femmes me secouent, me forcent à me déshabiller et à entrer dans le bain parfumé qu'elles ont fait couler. Hermione venait souvent ici. Je me souviens l'avoir vue s'éclipser à plusieurs reprises, tard le soir, lors de nos beuveries sans fin dans la salle commune des Gryffondors. Je me souviens m'être dit qu'elle devait rejoindre un amant en secret, et je traitais mon frère d'imbécile pour n'avoir pas su le voir et la retenir. Mais en fin de compte, Ron n'a eu que ce qu'il méritait. Pas une seconde, il n'aura su s'y prendre avec elle... Hermione méritait mieux que lui, et au final, j'espère qu'elle l'aura eu, même pendant une courte période de son existence... Maintenant, tout est fini. Hermione est morte. Les nuits d'amour dans la salle de bain des préfets se sont évanouies, et leur mystère avec elle. Où se trouve l'amant secret aujourd'hui ? A-t-il vu sa bien-aimée périr sous ses yeux ? Fait-il partie de ces dizaines de visages anonymes que Voldemort laisse pourrir dans la grande cour du château ?

Sans ménagement, les deux Mangemorts démêlent mes cheveux et frottent ma peau noircie par les combats et la crasse. Comme promis, je ne me laisse pas faire. Les représailles ne marcheront pas sur moi. Bien sûr, lorsque l'on trainera le corps torturé de ma mère sous mes yeux, peut-être cela sera-t-il différent... Mais pour l'instant, je défends ma nudité avec la sauvagerie d'une lionne défendant ses petits.

Elles n'abandonnent pas, pourtant. Je les ai couvertes de griffures et d'égratignures. Elles sont aussi trempées que moi. A une occasion, j'ai pu en faire basculer une dans le bassin, et j'ai bien failli la noyer sous moi. L'autre m'a remerciée par un Endoloris en plein visage. C'est seulement comme cela qu'elles ont eu raison de moi. Je me suis affaissée dans l'eau, et elles ont pu finir leur travail jusqu'à ce que je sois propre, séchée, coiffée, parfumée, et revêtue d'une robe blanche à la coupe longue et gracile.

Je m'examine en reprenant connaissance, effarée, trop consciente du pantomime qui m'attend et de ce qu'on me demande de faire...

Mes deux gardes du corps me font descendre les escaliers jusqu'à la Grande Salle. A ma grande surprise, les lieux sont déjà pleins. Les Mangemorts encadrent l'assemblée, mais la majorité est constituée de prisonniers : tous les Sangs-Mêlés retenus dans les étages. Les Sangs-Purs, amis ou ennemis, sont placés aux premiers rangs. Avec en première ligne, bien sûr, les Malefoy...

- Bienvenue à tous ! fait la voix de Lord Voldemort, horriblement joviale, tandis qu'on m'immobilise à l'entrée de la salle. C'est un grand jour pour nous tous ici aujourd'hui, pas vrai ? Aujourd'hui, nous célébrons l'aube d'une ère nouvelle ! Nous célébrons la réconciliation ! Deux familles ancestrales, deux familles au sang noble qui se sont affrontées sur le champ de bataille, sont sur le point de pardonner leurs erreurs et de s'embrasser dans la plus pérenne des alliances qui soit... Le mariage.

Tous mes muscles se tendent. Au premier rang, je viens d'apercevoir les membres de ma famille, que l'on a aussi nettoyés de force pour l'occasion. Drago Malefoy lui se tient bien droit au bout de l'allée centrale, dos à l'assemblée, immobile dans son complet noir. Il ne me regarde pas, ne fait même pas mine de se retourner. Il attend comme on attendrait la sentence d'un juge ou d'un bourreau. La haine se tort dans mon ventre, mais mon cynisme me souffle que pour une fois, je peux bien comprendre ce qu'il ressent. Le sort d'Hermione pourrait presque être enviable, plutôt que de m'unir à ce porc...

Avec une rage hors du commun, je me rends compte que j'en suis encore une fois réduite à nourrir les caprices des hommes. Avec la brutalité d'un choc en pleine figure, tous les souvenirs de ma relation avec Dean me reviennent : la manipulation, la contrainte, les humiliations, tout cela se presse comme une lèpre chaude juste sous ma peau, et j'ai toutes les peines du monde à contenir les spasmes qui déchirent mon ventre. Je voudrais vomir, je voudrais leur vomir à la gueule à tous, leur cracher mon abjection...

Mais je n'ai rien à vomir. Les deux femmes me tiennent, me remettent sur mes pieds. Je n'avancerai pas. Il faudra me trainer jusqu'à l'autel, et si le fils Malefoy s'avise d'essayer de dresser sa petite queue vers moi, je la lui arracherai avec les dents...

J'ai trop subi pour endurer à nouveau les violences des hommes. Je ne suis plus un objet. Je suis plus que ce à quoi ils veulent me réduire. Je serre les poings dans l'attente de la lutte qui va suivre, mais ce ne sont pas les deux femmes qui m'empoignent.

Stupéfaite, je vois mon père s'approcher de moi. On l'a forcé à revêtir un costume flambant neuf. Jamais je ne l'ai vu aussi élégant de toute ma vie. Il est très grave, avec une résignation terrible sur le visage, et je lis dans ses yeux qu'il me supplie d'obéir, qu'il se méprise de me le demander, et qu'il n'a que du dégoût pour ce qui m'attend au bout de cette allée... Papa, que-t-on-t-ils fait ?

Je comprends en apercevant ma mère. Molly Weasley est là-bas, tout au bout de l'allée, juste à côté de Voldemort. On lui a brisé les deux jambes. Elle git là, à même le sol, sans personne pour la relever. On l'a trainée jusque-là dans sa tenue de prisonnière et on l'a abandonnée dans sa propre souffrance. Son visage contusionné fixe le vide.

- Enfoirés ! je hurle à travers toute la Grande Salle.

Mon père se précipite sur moi :

- Ginny ! murmure-t-il.

Sa voix n'est qu'un souffle :

- Ginny, je t'en supplie... Ils la tueront, tu le sais. Tu sais qu'ils la tueront.

Comme en réponse à ses mots, Voldemort pointe distraitement sa baguette sur la silhouette de ma mère et parait hésiter, l'espace de quelques secondes...

- Mesdames et messieurs, dit-il lorsqu'il fut enfin satisfait de son effet. Veuillez accueillir la mariée.

Toute la salle se lève comme un seul homme. Je dévisage tous ces regards fixés sur moi... J'y vois de la compassion, de la terreur, du dégoût... Eux aussi savent ce qui m'attend et ne savent pas comment y échapper. Sans doute sont-ils heureux de ne pas se tenir à ma place... L'espace d'une brève seconde, je capte une parcelle de ce qu'a dû ressentir Hermione, juste avant de mourir. Je ne me suis jamais sentie aussi seule, furieuse et impuissante de toute ma vie. J'espère qu'elle a pu partir sur d'autres pensées. J'espère... Je n'espère plus rien.

Mon père me prend par le bras, en posant une main rassurante sur la mienne. Presque un geste d'excuse. Il me vend pour sauver sa femme, et il le sait très bien. Il vend son honneur, le mien, celui de sa famille. Il se trahit en tant qu'homme et en tant que père. Mais il n'a pas le choix. J'ai été naïve de croire qu'il serait facile de résister...

Moi-même, en voyant le visage de ma mère face contre terre, je ne peux rien faire d'autre que m'arrêter auprès de Drago Malefoy et attendre mon sort.

La cérémonie est rapide. Rien d'autre qu'une mise en scène de plus, pour Voldemort qui adore se donner en spectacle. C'est une façon de nous rappeler, par tous les moyens possibles, à quel point il nous contrôle à sa guise à présent...

Sous les yeux de tous mes anciens camarades réunis, le Seigneur des Ténèbres unit ma main à celle de mon pire ennemi. Malefoy a la peau glaciale. Il ne me regarde pas tandis que son maitre prononce des vœux fantoches. La pression de ses doigts sur les miens n'excède pas le strict nécessaire. Je ne peux retenir un rictus. Je suppose que lui aussi ne doit éprouver que du dégoût pour cette alliance imprévue... Alors, Malefoy, la récompense n'est pas celle que tu espérais ? Attends un peu de m'avoir dans ta chambre à coucher.

Cette perspective me fait plus trembler que je ne veux bien l'admettre, mais il me faut d'abord survivre à l'instant présent.

- Ginny, énonce tendrement Voldemort, Drago...

Il a une caresse pour la joue de son protégé, qui ne réagit pas.

- Je vous déclare à présent mari et femme.

Presque malgré moi, je me sens soulagée. Jusqu'au bout, je me suis demandé si Voldemort demanderait notre consentement devant tous. S'il exigerait de moi de dire « oui », de choisir entre la vie de ma mère et ma fierté... Mais non. Voldemort m'aura épargné cette vérité terrible : savoir si j'aurais été capable ou non de dire non, devant cette assemblée, en sachant que cela aurait coûté la vie de ma mère...

Un cortège de Mangemorts se referme sur nous. C'est si brusque que je ne réalise pas ce qui se passe, mais la main de Malefoy empoigne brusquement la mienne, et on nous entraine hors de la Grande Salle. Nous montons dans les étages, entourés par une mêlée de Mangemorts hurlant, riant et criant... Visiblement, le spectacle de ce mariage ridicule les amuse, et la perspective de conduire Malefoy et sa promise jusqu'au lit nuptial les excite au plus haut point.

A nouveau, j'ai envie de vomir, mais Malefoy me tient avec une force terrible, et la foule nous entraine toujours plus haut dans les hauteurs du château.

C'est la première fois que j'ai l'occasion de revoir Poudlard depuis la grande bataille. On a nettoyé les couloirs. La poussière et les décombres ont disparu, tout comme les corps que Voldemort a fait balancer par les fenêtres jusque dans la grande cour. A la place des salles de classe inutiles, on a aménagé des appartements pour les membres de l'armée de Voldemort qui résident de manière permanente sur place...

C'est dans l'une de ces salles reconverties que l'on nous conduits, Malefoy et moi, au terme d'un défilé infernal. On nous jette l'un et l'autre dans une grande pièce tapissée de vert, où un grand lit à baldaquin côtoie du mobilier ancien aux armoiries des Serpentards. En refaisant rapidement en esprit le trajet que nous venons de faire, j'estime que nous nous trouvons dans une ancienne salle de Sortilèges. Le mobilier doit provenir des dortoirs des Serpentards, ou du fond historique de l'école. Ou peut-être même du manoir Malefoy.

Voldemort se fraye brusquement un passage au milieu de ses sbires et nous contemple, Malefoy et moi, le regard enamouré. Je ne supporte plus de voir ce pétillement dans son regard... A chaque fois que j'ai vu cet homme heureux, il m'a arraché quelque chose. Je voudrais lui crever les yeux et les lui faire avaler.

- Drago, mon cher Drago..., susurre-t-il.

Il se penche pour l'embrasser sur la joue :

- Profite bien de ton cadeau. Fais-lui honneur, n'oublie pas. Nous comptons tous sur toi.

Il referme alors la porte derrière lui, et la nuée de Mangemorts s'évanouit à sa suite.

Malefoy et moi nous retrouvons seuls. A nous dévisager en chiens de faïence, aussi rigides l'un que l'autre. Il me fixe sans ciller, ce qui a le don de me mettre profondément mal à l'aise, en plus de m'énerver. Tendant la main vers moi tout à coup, il me fait signe d'approcher. Je me fends d'un rictus mauvais :

- Si tu t'imagines qu'il va se passer quoi que ce soit entre toi et moi, tu te trompes, je crache avec l'envie délibérée de le provoquer.

De l'agacement passe dans son regard. Comme si je n'étais qu'une gamine puérile qui lui faisait perdre son temps. Sans plus de cérémonie, il pointe sa baguette sur moi et articule :

- Stupéfix.

Le choc me coupe le souffle. Je tombe raide contre le sol de pierre, les bras et les jambes plaqués à mon corps, parfaitement incapable de bouger un seul muscle. La douleur envahit mon crâne là où j'ai frappé le sol, la colère aussi... Mais surtout la terreur. Jamais je n'avais imaginé que Malefoy emploierait la magie pour me contraindre. Naïve que j'étais, je m'étais préparée à me défendre, à me battre, à le griffer et à le mordre jusqu'au sang, jusqu'à lui faire payer chèrement l'envie de me prendre... Mais non. Malefoy est à la fois plus faible et plus sournois que cela. Il m'a immobilisée, rendue totalement incapable de me défendre, et je dois lutter contre mes larmes quand je le sens faire léviter mon corps pour le déposer sur le lit.

Je n'y arrive pas. La terreur déborde de moi par vagues entières. J'ai fait beaucoup d'idioties avec les hommes. J'ai joué, séduit, triché, je me suis vendue et abandonnée aux pires de tous, comme une moins que rien, j'ai sacrifié mon plaisir et mon honneur, pour la promesse d'un oubli temporaire, d'une souffrance justifiée, d'un peu de sens, au milieu du non-sens... J'ai même aimé un peu, quelques fois. J'ai aimé Harry.

Pourtant aujourd'hui, malgré toutes mes expériences, malgré toutes mes folies, je tremble de peur. Rien ne m'a jamais préparée à être violée. Même avec Dean, même au comble de l'horreur, je subissais ce qu'il m'infligeait parce que je l'avais décidé. Aujourd'hui, on va me prendre sans me demander mon avis. On va véritablement me traiter comme si je n'étais qu'un objet, un trophée à souiller et à inséminer, et je ne pourrai strictement rien faire. Je voudrais hurler de rage, mais mes lèvres serrées n'articulent pas un seul son.

J'entends Malefoy s'allonger au-dessus de moi. Son poids enfonce mon corps dans le moelleux du lit. Son visage s'approche du mien, et je rassemble toute mon énergie pour lui cracher au visage, mais il incline la tête pour approcher ses lèvres de mon oreille :

- Ecoute, Weasley, murmure-t-il, si bas que je peux à peine l'entendre. Désolé pour le sortilège. Mais ils pourraient nous écouter en ce moment-même, et il faut absolument que je te parle.

Il se redresse quelques secondes, le temps de chercher mon regard et de s'assurer que j'ai bien compris. Je ne lui renvoie que la rage qui brûle en moi-même. Il soupire, mais ne semble pas se faire d'illusions :

- Je sais qu'en ce moment-même, tu dois avoir très envie de me tuer, reprend-il en promenant à nouveau son souffle contre mon oreille.

Il a une odeur de sel et d'encens. Une odeur d'ancien, bizarrement. Comme si la mort avait déjà posé son empreinte sur lui aussi...

- Et je sais aussi que tu n'as aucune raison de me croire. Je te supplie de le faire, pourtant. Weasley... Je suis de ton côté.

Il plante ses yeux dans les miens, si près que nos nez se touchent presque. Il répète en silence, uniquement du bout des lèvres :

- Je suis de ton côté.

A nouveau, il plonge dans le secret de mon oreille, et ses mots s'insinuent en moi que je le veuille ou non :

- J'ai tué Hermione parce que je n'avais pas le choix. Elle comme moi le savions. C'était le seul moyen pour elle de mourir sans souffrance, et le seul moyen pour moi de prouver ma fidélité à Voldemort... Pour mieux pouvoir le trahir le moment venu.

Il marque une pause. Il parait essoufflé : il repose tout son poids sur ses avant-bras pour ne pas me toucher. Il reprend presque sur le ton de la supplique :

- Ginny, il faut que tu me croies, je t'en prie... J'aimais Hermione. Nous nous aimions, elle et moi, depuis déjà deux ans. La guerre nous a séparés, chacun de nous a fait ce qu'il devait faire pour survivre... Jusqu'à ce que survivre n'ait même plus de sens.

Lorsqu'il se redresse pour me regarder cette fois, je vois des larmes dans ses yeux gris :

- Hermione est morte, murmure-t-il. Harry est mort. Je sais que tu l'aimais, et je suis sincèrement désolé. Nous nous appréciions, lui et moi, à notre manière... Nous avons même baisé, une fois, si tu veux tout savoir.

Il hausse les épaules avec un pauvre sourire ; un geste si triste en soit qu'il me déstabilise infiniment plus que tout ce qu'il vient de me raconter. Tout en moi veut repousser ce qu'il est en train de me dire. La colère s'insurge en moi : c'est une ruse, forcément, et il est hors de question que je me laisse prendre au piège d'un Malefoy... Mais il continue, impitoyable :

- J'ai mis du temps, je le sais. Mais j'ai fini par choisir mon camp dans cette guerre. Je suis avec toi. Avec Hermione, et Harry. Avec vous tous. J'ai toujours été un pion pour Voldemort dans ce conflit, mais cette fois, je serai le pion que l'on ne voit pas agir. Le traitre. Je vais les noyauter, les pourrir de l'intérieur, je vais attendre soigneusement mon heure, et je frapperai quand ils s'y attendront le moins.

Il prend à nouveau le temps de planter son regard dans le mien. J'y vois de la détermination. Une détermination terrible :

- Mais pour y arriver, poursuit-il, je dois jouer mon rôle, le temps qu'une occasion se présente. Je dois jouer au parfait Mangemort, tu comprends ? Hermione l'avait compris. C'est pour ça qu'elle a permis que je la tue. C'est pour ça que je tuerai tous ceux que Voldemort me demandera de tuer. Je blesserai, je torturerai, je n'hésiterai même pas à violer, Ginny.

Je blêmis. Il ne m'a pas lâchée des yeux en disant cela.

- Je suis désolé, souffle-t-il. Mais je ne peux plus me payer le luxe d'avoir des scrupules. Voldemort a gagné : sa victoire est totale ! Notre seule et unique chance de renverser la situation maintenant, et pas dans cent cinquante ans, c'est de le prendre par surprise. De le frapper alors qu'il se croit invulnérable. Tu comprends, Ginny ?

Je sens à quel point ma compréhension est essentielle pour lui. Ces explications, ces aveux, c'est une façon pour lui de s'épargner au moins un remord... Au moins un fardeau : mon viol, sans mon consentement.

Il écarte les quelques mèches de cheveux qui se sont prises dans mon cou :

- Je ne veux pas te contraindre, chuchote-t-il. Si j'annule le sortilège maintenant... Tu promets de te tenir tranquille ? Tu promets de ne pas m'attaquer, de ne pas crier ?

Il guette l'assentiment dans mes yeux. Malgré moi, je le lui donne. Une sorte de calme implacable s'est établi en moi. J'ignore encore si je le crois, si tout ceci n'est pas une nouvelle supercherie de Voldemort pour me torturer, pour me suspendre à un espoir qui n'existe pas... Mais je réalise qu'il est trop tard. Je n'ai pas le choix. J'ai trop soif d'espoir pour en refuser la moindre source. Drago Malefoy annule le sortilège de paralysie, et je sens la vie revenir dans mes muscles figés.

J'inspire profondément. Et maintenant ?

Malefoy semble percevoir ma question :

- Je ne peux pas lui désobéir, murmure-t-il avec un regard pour la porte que Voldemort vient de franchir. Je n'ai aucune envie de faire ce qu'il me demande, crois-moi. Et je sais que toi non plus. Mais je ne peux pas lui désobéir. Il pourrait nous le faire payer trop chèrement, à toi comme à moi. Et j'ai besoin de sa confiance. J'ai besoin de maintenir cette image à ses yeux. Est-ce que tu comprends, Ginny ?

Je comprends. Mais cela n'empêche pas une boule terrible de se former dans ma gorge. J'acquiesce, les mains recroquevillée pour enlacer mes bras telle une enfant, des larmes débordant de mes yeux malgré moi.

- Je comprends, j'articule sans émettre un seul son.

Il soupire. Il y a de la tristesse dans ses yeux à lui aussi, mais je sens qu'il l'a déjà repoussée loin, très loin :

- Hermione est morte, dit-il très doucement. Cela ne fait que trois jours, mais elle me manque déjà. Je suis sûr qu'Harry te manque à toi aussi.

Je ne veux pas lui répondre. Je ne veux pas qu'il me parle d'Harry. Qu'il fasse ce qu'il a à faire et qu'on en finisse !

Mais Drago Malefoy approche à nouveau son visage du mien. Sa voix si calme, à peine élevée, et pourtant très douce, murmure à mon oreille :

- Ferme les yeux. Ne regarde pas. Ne dis pas un mot : moi non plus je ne dirai rien. Imagine que c'est lui. Imagine que c'est lui, Ginny, et moi, j'imaginerai que c'est elle. Qu'est-ce que tu en dis ? Ils nous les ont pris, mais... Rien ne nous empêche d'essayer de les retrouver un petit peu, toi et moi... Ensemble.

Je pleure sans retenue. Ses mots me déchirent le cœur, mais je ne peux pas les refuser. Ils apaisent mon cœur terrifié tandis que je ferme les yeux pour ne plus songer à rien. Lentement, dans mon esprit, je convoque le souvenir d'Harry, la toute dernière fois que nous avons partagé une nuit ensemble.

Je sens toujours l'atmosphère de la chambre autour de moi. L'odeur de la pièce, de Malefoy, son poids qui se repose doucement sur le mien. Mais le souvenir prend vie malgré tout au fond de moi. Tout à coup, il est là, et je le vois : Harry, avec ses cheveux noirs en bataille, son regard vert, vif et triste, son intensité dévouée à moi seule, rien que pour moi... Jamais personne ne m'aura aimée comme il m'a aimée, et rien que pour cela, cela aura valu la peine de vivre et de se battre... J'aime à penser que je l'ai aidé à tenir, moi aussi... Mais pas jusqu'à la fin.

Je chasse cette dernière pensée. Je chasse la tristesse, et la réalité de ce qui va suivre. Il n'y a plus qu'Harry et moi. Je sens ses doigts qui caressent mon visage, très doucement, pour me rassurer. Ils passent dans mes cheveux et y tracent un sillon, comme un ruisseau délicat. Puis ce sont ses lèvres qui rencontrent les miennes : un contact très léger, à peine appuyé, doux comme un pétale de rose. Je recherche ce baiser malgré moi.

Malefoy avait raison : il me manque. Tu me manques, Harry. Tu me manques tellement...

J'entrouvre mes lèvres, et je goûte à nouveau à ce baiser que je croyais ne plus jamais connaitre, je le revis, du plus profond de moi, jusqu'à ce que plus rien n'existe à part ce baiser...

Je sens ses mains descendre sur mon corps. Elles ne s'attardent pas : elles défont simplement mon pantalon, attisent malgré moi une attente que je n'aurais jamais cru possible. Je pleure lorsque les sensations s'insinuent à nouveau en moi. Lorsque Malefoy me prend, sans doute sans me regarder lui non plus, je sais très bien que c'est lui. Mais c'est aussi Harry. D'une certaine manière, c'est aussi Harry. Son souvenir vit à travers lui, et moi, je donne vie à Hermione. Tous les deux, brisés par la guerre, nous redonnons vie à nos amis morts sans avoir vu la fin. Sans avoir pu nous dire un ultime au revoir... Pour eux, nous incarnons l'espoir. C'est nous l'espoir. Le sort nous a condamnés à nous unir envers et contre tout, alors que rien ne nous y prédisposait, mais nous incarnons l'espoir. Nous le faisons pour eux.

Je suis en pleurs lorsque je jouis. Je crois que j'ai pleuré tout du long. Et pourtant, une forme très douce de chaleur a pris corps en moi. Je suis triste, mais c'est une tristesse différente du nuage noir qui s'est abattu sur ma vie depuis la mort d'Harry. Une tristesse apaisée. Sereine. Parce que je l'ai revu. Parce que j'ai pu le serrer dans mes bras et l'aimer, une nouvelle fois, au plus près de moi. Parce que je sens son amour irradier en moi comme une force.

Je sais que j'aurai la force de rouvrir les yeux. Et lorsque ce sera fait, j'aurai la force de combattre. Je soutiendrai Malefoy dans le combat terrible qu'il s'est choisi. Même si aucun de nous deux ne doit y survivre.

Il le comprend à l'instant même où nous nous redressons tous les deux, et où nos regards se croisent. Lui aussi a joui. Lui aussi a vécu une expérience qui n'appartient qu'à lui seul, à travers moi. Peut-être m'a-t-il abandonné cette petite part de lui-même avec laquelle il ne peut espérer gagner. Peut-être que s'il disparait, ce sera tout ce qu'il restera de lui : un instant de compassion, de douleur, de peine, de consolation et d'amour, pour une ennemie au milieu d'une guerre qui dévastait tout...

Rien n'obligeait Malefoy à me dévoiler son plan. Rien ne l'obligeait à se montrer gentil avec moi. Si ce n'est, peut-être, la nécessité d'une conscience qui avait déjà trop de choses à porter...

Quoi qu'il en soit, malgré l'étrangeté de l'instant, je lui suis reconnaissante de ce que nous venons de vivre. Et cette gratitude s'épanouit en moi tel un trésor. J'ai perdu l'habitude d'éprouver de l'estime pour les gens qui m'entourent. Peut-être pensais-je ne plus jamais ressentir quelque chose d'aussi positif un jour...

Mais aujourd'hui, j'y crois. Malefoy m'a rendu la foi. Et quelles que soient les épreuves qui nous attendent maintenant, quelles que soient les sévices que l'on m'infligera, qu'il devra peut-être m'infliger de sa main... Nous sommes liés. Par un secret plus puissant que la mort.

L'espoir. 

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