• CHAPITRE 4 •

Raïssa

     La salle de Dressage n'avait rien à voir avec les autres enclos. Avec son lierre abondant qui drapait le toit et mangeait le grillage, elle évoquait plus le coeur de la jungle qu'une classe ennuyeuse. L'endroit était vaste, peu lumineux. Les rais de soleil s'infiltraient à peine à travers les feuilles, si bien qu'une fois passé la porte, nous plongions immédiatement dans une semi-obscurité.

     S'il y avait un toit, contrairement à tout les autres enclos, c'est parce que ce cours abritait souvent d'étranges créatures. Soit encore à l'état sauvage, soit ailées et capables de s'enfuir : aucun risque ne pouvait être pris.
La matin du premier cours, Cazim inspecta les lieux d'un air suspicieux.

- On ne respire pas la sécurité, par ici, commenta-t-il.

Nous étions les premiers arrivés. À l'instar des autres cours, je mettais un point d'honneur à garder une rigoureuse ponctualité, ici. La professeur était une sylvestre extrêmement sage et sévère, dotée d'un vif talent pour se faire entendre. Mais elle était aussi ma tante favorite et je lui vouais une affection particulière. Hors de question de décevoir ses leçons.

- Il n'y a pas de danger, Cazim.

- Facile à dire, pour une Bestiaire confirmée ! Pourquoi est-ce que la porte est en acier ? Et qu'il y a des trappes de secours un peu partout ?

- Parce que de temps à autres, fis-je avec un petit sourire moqueur, un petit naïf panique et veut s'enfuir. Tu ferais peut-être mieux de rester sur cette trappe, ici, c'est la seule qui n'est pas encore bouchée.

Il ouvrit des yeux ronds.

- Tiliar. J'ai donc réellement des raisons de m'inquiéter.

- Absolument pas, rétorquai-je. Les créatures qui entrent ici sont soit préalablement domptées, soit inoffensives de base. Bon, il est déjà arrivé qu'un élève perde un bras, mais c'était il y a longtemps.

- Me voilà rassuré !

Le battant de la porte en acier émit un nouveau clac et les autres élèves arrivèrent tous en masse. Seuls les apprentis combattants s'y inscrivaient, même si l'option était ouverte à tout le monde : qui n'avait pas besoin de monture ? Mais les rumeurs sur Secil et ses créatures effrayait beaucoup de monde, si bien que nous étions à peine cinquante.

     Une grande elfe svelte entra soudain en coup de vent, et une odeur de menthe envahit la pièce. Yeux verts, cheveux auburn transpercés par deux courtes pointes d'oreilles, la prof avait toutes les caractéristiques d'une sylvestre. Lorsque la salle fut à moitié pleine, elle fit un geste énergique vers la porte et les racines se resserrèrent vivement autour de la poignée. Tant pis pour les retardataires.

- Bienvenue dans la Ménagerie, nous apostropha-t-elle. Je suis Secil, votre professeur de Dressage. Je vois que vous êtes peu nombreux. Rares sont les élèves qui choisissent l'option de combat, par les temps qui courent, donc je suppose que si vous êtes ici, c'est pour raisons personnelles.

Elle promena son regard sur chacun de nous, pesant son silence.

- Votre monture est votre premier et dernier allié sur le champ de bataille. Gagner son respect, et vous aurez tout gagné. Perdez-le, et vous finirez écrasé sous ses pattes.

Cazim me lança un regard inquiet. Je réprimai un petit rire.
Secil posa les poings sur ses hanches et redressa le menton, promenant son regard dur sur la petite assemblée. Pas un souffle n'osait couper le silence. Comme toujours, elle débordait d'une autorité impressionnante, pour une sylvestre.

- Manquez-leur un tant sois peu de respect, et c'est moi qui vous écrase, reprit-elle. Ne prenez pas ce cours à la légère. Nul besoin de vous rappeler comment certains élèves ont fini...

Cette fois, mon rire fusa lorsque je découvris la mine horrifiée de Cazim. Il était loin d'être au bout de ses surprises.

- Cette année, comme d'habitude, le nombre d'étudiants inscrits excède celui des montures. Nous avons dénichés une quinzaine de bêtes, mais rien ne dit que vous pourrez les montez. Tout dépend de votre attitude vis-à-vis d'elles, et de la relation que vous pourrez établir, ou pas, avec elles. À la fin de la journée, au moins trente-cinq d'entre vous repartiront d'ici et iront s'inscrire ailleurs. Il est possible qu'aucun ne trouve sa monture. Rappelez-vous que ce ne sont pas des chevaux, on ne les choisis pas. Me suis-je bien fait comprendre ?

J'hochai la tête, imitée par une trentaine d'apprentis déglutissants.

- Ne pas courir, récita Secil en arpentant sa classe d'un pas vif. Ne pas faire de gestes brusques, ne pas paniquer - ou, à la rigueur, ne pas montrer votre peur. Et surtout, ne jamais crier. Et à présent, reculez tous de cinq pas.

Chacun s'exécuta prudemment, conscient que le danger devenait imminent. Un coup d'oeil sur les visages autour de moi m'apprit que certains commençaient à se demander ce qu'ils faisaient ici. Moi-même, je n'étais pas aussi détendue que je voulais le faire paraître. L'accident du bras perdu n'était pas juste une simple rumeur : il n'était pas tout à fait impossible de ne pas se retrouver face à un petit monstre des bois d'Edmée. L'année passée, les apprentis avaient eu droit à des panthères géantes, ce qui avait heureusement fort bien fonctionné. Qu'en serait-il pour nous ?

     Secil s'approcha du fond de la salle et farfouilla un instant dans le lierre. Puis elle tira un triple loquet que personne ne pouvait voir et ouvrit un large carré dans le grillage.

     La professeur se cantonna aussitôt sur le côté, un bras tendu vers nous pour nous intimer de ne plus bouger.

Il y eut d'abord un petit silence. Ensuite une expiration brusque, trop grave pour être celui d'un cheval. Un léger martèlement de pas, étouffés dans la mousse du passage clos qui reliait la réserve à la classe.

     Je retins mon souffle, guettant les ténèbres de l'entrée. Puis soudain, il y eut un museau. Énorme, avec de longues moustaches frémissantes. Il fut suivit d'une tête à peu près aussi énorme, avec une paire d'yeux luisants. Et enfin, un corps lissé de muscles entra dans la lumière, enrobé d'une fourrure en or pommelé. Sur ma gauche, Cazim résistait mal à l'envie de reculer.

La créature faisait presque deux mètres de haut et était aussi large que la porte d'entrée. Elle marqua un temps d'arrêt sur le seuil, promena son regard mis-clos sur les apprentis terrifié. Puis elle émis un ronronnement indifférent et s'éloigna vers le lierre. Derrière elle, d'autres bêtes émergeaient tour à tour du passage et bientôt, quinze d'entre eux colonisèrent le vaste espace de l'enclos. Nous nous retrouvâmes tous pratiquement plaqués contre le grillage du fond, immobilisés de nervosité.

     L'une des bêtes renifla quelque chose près de moi, approchant sa gueule monstrueuse un poil trop près de mon visage. Je réprimai une grimace, tâchant de garder contenance.

- Des ocelots géants, déclara Secil, une pointe de fierté dans la voix. Tout droit sortis du Bois d'Edmée.

Bouche bée, j'observai la créature devant moi. Son épaisse fourrure dorée était parsemée de taches plus foncées, et ses immenses yeux noirs me fixaient avec une intensité déconcertante. Comme hypnotisée, je fis un pas vers elle.

- Doucement, m'avertit Secil. Ce n'est pas à toi de choisir. Si tu ne lui convient pas...

Elle laissa sa phrase en suspens, me laissant deviner la suite : je risquais gros.
Lentement, très lentement, je levai la main. Prenant soin de ne pas la placer plus haut que ses yeux - elle pourrait se sentir se menacée - je l'approchai de son immense gueule.
Puis soudain, elle vint elle-même frotter son museau contre ma paume. Je souris quand elle se mit à ronronner.

Je m'appelle Raïssa.

Je l'observai avec attention, légèrement surprise. La communication qu'elle venait d'établir s'était immiscée dans mon esprit, et je sentais qu'elle écoutait la moindre de mes pensées. Je m'appelle Kyra ? tentai-je maladroitement.

Pas de réponse.
Bon, je ne savais pas du tout quoi faire.

Tu pourrais commencer par me laver. Il n'y a pas moyen de rester propre, dans cette réserve miteuse.

J'explosai de rire. On m'avait refilé une monture coquette !

Je ne suis pas sûre de déjà pouvoir te sortir d'ici, formulai-je mentalement. Mais je peux te brosser, si tu le souhaites.

- Mmh, ronronna-t-elle. Cela fera l'affaire.

Je passai donc le restant de l'heure à pouponner un ocelot géant. Un moment des plus étranges, il faut avouer. Cazim, de son côté, tenait compagnie à un mâle noir particulièrement énorme. Il n'avait pas l'air aussi commode que Raïssa, aussi Cazim prit rapidement forme animale. Un dialogue entre bête devait être plus aisé, je suppose.

§

     J'invitai mon ami à dîner avec nous, ce soir-là. Il fallait bien que j'exhibe la preuve de mon effort social. Ces chacals de Stan et Guilem aimaient trop souvent se moquer de moi à ce sujet.
Cazim tissa ses liens d'amitié avec tout le monde aussi aisément qu'il l'avait fait avec moi. Chaleureux, galant, le rire facile, il plaça très vite mes trois colocataires à sa botte. Sigrid était impressionnée, à ma grande satisfaction. Elle n'arrêtait pas de couver Cazim de ses yeux ronds, puis de me lancer des regards surpris. Je dû me retenir de ne pas afficher un petit air triomphal pendant tout le repas.

     Puis, aux alentours de minuit, je raccompagnai mon ami - malgré le couvre-feu. Cazim était quelqu'un de très simple et agréable, toujours détendu. C'était le premier garçon avec lequel je me sentais aussi à l'aise. Nous nous connaissions seulement depuis ce matin, mais je ne pouvais plus me passer de son sourire. Je savais déjà qu'il marchait plus vite lorsqu'il était nerveux, que ses coudes s'écartaient sous le coup de la surprise - et qu'il était rare de ne pas le voir sourire. Et tout comme Sigrid et Morgane, il était un des rares garous qui avait déjà atteint son emblème.

Cazim était un Lazarier au poil brun, une race de vieux chien particulièrement grand et robuste, souvent utilisé pour tirer les provisions à travers champs. Mais Cazim était encore jeune, et fort mince bien qu'élancé : son emblème était donc encore tout autant svelte, pas encore dotée de cette fameuse carrure.

- Cazim ?

- Mmh ?

- Parle-moi un peu de toi. J'ai l'impression de déjà bien te connaître, alors que cela ne fait que quelques jours. Voire quelques heures.

Comme prévu, son demi-sourire éblouissant ressurgit aussitôt.

- De très longues heures, corrigea-t-il, passées au fond de la classe du Vieil Isidore. Ce pauvre homme marmonne tellement qu'il finira par manger sa barbe - et Tiliar sait ce qu'il y a dedans.

J'éclatai de rire sans retenue, avant de me rendre compte que le couvre-feu était dépassé. Une porte s'ouvrit de l'autre côté de la plaine, du côté des enseignants. Le rai de lumière tamisée s'élargit sur l'herbe jusqu'à nos pieds, et nous bondîmes tout deux en arrière.

- Là ! sifflai-je. Vite !

Je tirai violemment Cazim à ma suite. Nous attendîmes quelques instants derrière un amas de sapins, le temps que la porte se referme.

- Kyra ! cria quelqu'un au loin - une voix grave, celle de Galildur. Je sais que c'est toi, sale vermine ! Au lit !

Cette fois, ce fut Cazim qui pouffa de rire, de façon un peu plus discrète que moi. Je posai le front contre l'écorce du sapin, honteuse.

     Il y eut un dernier juron, quelque grommellements, puis Galildur retourna dans son trou. La lumière sur l'herbe finit par s'amincir, puis disparaître dans le clac d'une porte violentée.

- Qui était-ce ? demanda Cazim.

- Le chef du camp, grognai-je. Il me grille toujours. Enfin, Néophyllis aussi, mais lui fait semblant de ne rien voir.

- J'aime bien ton père. On voit bien qu'il était aussi canaille que toi, même s'il est prof, maintenant. C'est sûrement de lui que tu tiens ton petit air fougueux.

J'eus un vague sourire, puis haussai les épaules.

- En vérité, Néo n'est pas mon tout à fait mon père.

Cazim arqua un sourcil, surpris. Il posa une épaule sur le tronc à côté de moi, le regard attentif.

- Je ne connais pas mes vrais parents, avouai-je. (J'haussai les épaules, désireuse de ne pas en faire toute une conversation). Un vagabond m'a déposée ici, il y a seize ans, pour repartir tout aussi vite. Je suis à peu près sûre que Néo sait de qui il s'agissait, mais il n'a jamais voulu m'en dire plus.

Un léger silence s'installa. Mon ami me dévisagea un long moment, puis reporta son attention aux étoiles.

- Tu ne t'es jamais posée plus de questions ?

- Mon père est catégorique à ce sujet. J'ai finis par abandonner.

Cazim se garda de tout commentaire, mais je sentais bien qu'il réfléchissait à la moindre de mes paroles. Le silence faillit s'éterniser, mais je le brisai en prenant un ton plus léger :

- On n'était pas sensé parler de toi, au départ ?

Un bref sourire, un peu plus chaleureux, étira les lèvres de Cazim. Je sus alors que parler famille était une corde sensible chez lui, une corde que je venais tout juste de découvrir. Et je croyais le connaître ? J'étais vraiment naïve !

- Mon père est mort quand j'étais très jeune, je ne l'ai pas vraiment connu, dit finalement Cazim en reprenant la route vers son pilotis. Donc c'est ma mère qui tient la ferme, et d'une main de fer, je dois dire.

Je lui emboitai le pas, les oreilles tendues.

- Je vis dans la campagne au sud-est de Liocha. On s'occupe des champs du Duc de Farabir.

- Farabir ? m'étonnai-je. C'est le nom de famille du chef !

- Alors ce doit être de lointains cousins. En tout cas, le Duc n'est pas fort aimable. C'est même un horrible petit nobliau pourri jusqu'à la moelle. Il exige plus de la moitié de nos rations en hiver, alors que ses terres sont déjà très sèches. Et on se trouve entre la côte et la ville, tu vois, c'est un terrain en permanence balayé par l'Elrade. Tout y meurt facilement.

- Tu as beaucoup de frères ou soeurs ?

- Deux soeurs. Plus jeunes, ajouta-t-il avec une note un peu différente dans la voix. Elles ont à peine treize ans et sont plus débrouillardes que n'importe qui.

- Comment cela ?

- Oh, rien. Je raconterai leurs bêtises un autre jour. Là, mon lit m'appelle.

Nous étions arrivés devant sa porte depuis un petit moment déjà. Un peu gênée, je lui adressai un petit sourire et reculai.

- Désolée. Je vais te laisser dormir.

Je retraversai la plaine, un sourire aux lèvres. La lune brillait, lustrée au milieu d'un ciel dépourvu de nuages. Mes inquiétudes de ce matin semblaient dérisoires, à présent. Tout allait très bien - mieux même. Je m'étais fait un ami, dès la première journée ! Néo serait fier.

     J'allais bifurquer vers mon pilotis lorsque je remarquai quelque chose d'étrange. Mon ombre était bien trop grande pour être la mienne. Et deux énormes ailes se déployaient de part et d'autre de ma silhouette.

     Je poussai un petit cri et pivotai brusquement. Un ange planait à quelques mètres au-dessus de moi, une expression moqueuse sur les lèvres.

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