Chapitre 11 - Adieu, lunettes Décathlon
On va pas se mentir, quand j'ai donné rendez-vous à Jude, j'avais pas vraiment en tête qu'on reste plantés là comme des cons dans un silence bien gênant. Ceci dit, ça n'a rien d'étonnant vu comment je l'ai lâché comme une merde samedi dernier. Y'a des fois où je me déteste.
Par où est-ce que je peux bien commencer, de toute façon ? Par m'excuser ? Probablement que oui, probablement que ça sera loin de suffire. Je veux dire, Jude est clairement anxieux par rapport à la couleur de ses yeux, et moi j'ai rien trouvé de mieux à faire que de partir en courant en les voyant. C'est pas quelque chose qu'un pauvre "désolé" pourra régler.
Enfin, comme on dit, il faut bien commencer quelque part. Donc je porte mes balls, et je me lance :
- Je suis désolé pour samedi soir. J'aurais jamais dû partir comme ça.
Aucune réponse ni réaction. On dirait que je vais devoir sortir la carte de la tirade si je veux espérer le faire réagir. Tant mieux, j'ai de l'entraînement à force de me parler à moi-même (ou à des spectateurs imaginaires, je sais pas trop) dans ma tête.
- C'est pas de ta faute. Si je me suis barré, je veux dire. C'est plutôt une histoire d'alignement de planètes bien bâtard.
Je lui raconte tout. L'histoire de ma famille, et pourquoi je me suis retrouvé à l'orphelinat. C'est la première fois que je le raconte à quelqu'un. Même Xavier et Elliot n'en connaissent que quelques bribes, entre ce que j'ai laissé échapper et ce que Lina a expliqué à son frère. Je lui parle du regard de mon père, qui m'a réveillé bien trop de fois au beau milieu de la nuit, en sueurs. Jude ne dit toujours rien, mais je sens qu'il m'écoute, alors je continue :
- La vie se fout vraiment de ma gueule. J'espérais pouvoir repartir du bon pied, me faire quelques potes et vivre une vie tranquille de lycéen lambda. Je pensais qu'une bonne dose de sarcasme et de je m'en foutisme suffirait à me tenir éloigné de toutes les émotions plus compliquées. Sauf qu'évidemment, si ça avait suffi, ça aurait pas été marrant. Il a fallu que je tombe amoureux au pire moment, et du mec qui a la même couleur d'yeux que mon père, qui soit dit en passant a envoyé ma mère à l'hosto.
Et là, enfin, j'obtiens une réaction. Jude, qui jusqu'ici comptait les petits cailloux à ses pieds, se tourne vers moi, et je devine qu'il est surpris par ce qu'il vient d'entendre. Avec un sourire en coin, je reprends :
- Ouais, j'ai des sentiments pour toi. Ça me fait chier, et ce qui me fait encore plus chier c'est de savoir que je peux pas m'empêcher d'être heureux quand je suis avec toi. C'est con hein ? Après ce qu'il s'est passé, je devrais flipper qu'il m'arrive la même chose qu'à mes parents. Et je mentirais si je disais que c'est pas le cas. Mais faut croire que même la peur a pas suffi à me tenir loin de toi.
Enfin, j'arrive à lui arracher quelques mots :
- Comment tu peux être amoureux de moi alors qu'on vient de se rencontrer ?
Je manque de m'étouffer en me retenant d'éclater de rire.
- Parce que tu crois que les sentiments s'amusent à attendre qu'on se connaisse ? Qu'ils restent bien gentiment dans leur coin pendant un an, le temps qu'on soit sûr que le courant passe bien ? Nan, ils débarquent comme ça, du jour au lendemain. Et si t'es pas prêt à les recevoir, et putain je l'étais pas, bah tu peux bien aller te faire foutre.
Je soupire, puis reprend plus calmement :
- Qu'on soit bien d'accord, je te demande pas d'accepter mes sentiments, et encore moins de les partager. Ce que j'essaye de dire, c'est que t'as rien fait de mal, dans l'histoire. Tout ce que je veux, c'est que tu perdes pas le peu de confiance en toi qu'il te reste à cause de ma connerie.
Je le vois se mordre la lèvre. Il hésite ? C'est déjà mieux que rien on va dire. Puis, d'une fois calme mais peu assurée, il avoue :
- Ce soir-là, j'ai cru que j'avais tout ruiné. Qu'encore une fois, j'avais dégoûté quelqu'un à cause de mes yeux.
- T'as rien ruiné du tout, je le rassure. C'est moi qui ait été con de partir comme ça, et, encore une fois, désolé.
- Depuis toujours, mes parents me répètent que je les dégoûte. Que mon regard est la preuve que j'ai été engendré par le diable. Ils m'autorisent à vivre chez eux, mais agissent comme si j'existais à peine, et comme si j'étais pas leur fils. J'ai même pas le droit d'approcher ma petite sœur.
- La vache, je pensais pas qu'il existait encore des gens assez cons pour croire cette superstition débile.
Jude m'attrape alors par le bras, serrant tellement fort que j'ai l'impression de sentir ma circulation sanguine se couper. Pour autant, je ne fais rien pour l'arrêter. Lui aussi, il a des choses à exprimer, des trucs qu'il a enfoui trop longtemps et qui ne demandent qu'à ressortir.
- T'es en train de me dire que c'est eux qui ont tort ? Que depuis le début, je m'écrase alors que j'ai le droit d'exister ? Que je devrais leur répondre, au lieu de me taire ? Caleb, je suis censé faire quoi à la fin !?
J'ai tellement envie de lui hurler de se battre et de clouer le bec aux connards qui lui servent de parents. Sauf qu'après tous mes discours d'une longueur digne de l'assemblée nationale, je suis un peu à court d'éloquence là. Alors à la place, je décide de laisser parler les actes. D'un geste brusque, j'arrache ses lunettes que je ne peux définitivement plus voir en peinture, et les balance au loin avant qu'il n'ait le temps de réagir. Elles atterrissent sur la barre supérieure des balançoires, à 2m20 du sol. S'il veut les récupérer, je lui souhaite bon courage.
Par réflexe, Jude ferme les yeux et jure :
- Mais qu'est-ce qui te prend putain !?
- Ouvre les yeux, est ma seule réponse.
Il lui faut quelques dizaines de secondes pour trouver le courage de s'exécuter, et, évidemment, son regard se tourne immédiatement vers le sol, refusant de croiser le mien. Désolé Jude, mais pas de ça avec moi. Je lui attrape le menton et force le contact visuel. Je vois la peur dans son regard. Et, après ce que j'ai fait, c'est à moi de la faire disparaître.
- Y'a pas à dire, je lance avec un sourire, quand on y regarde de plus près, t'as vraiment des yeux magnifiques.
- Arrête de mentir, lâche-t-il, refusant toujours de croiser mon regard.
- Sache très cher, que mon honnêteté est réservée aux gens que j'apprécie. Et toi, t'es déjà au stade au-dessus.
Enfin, de l'espoir naît sur son expression. Evidemment, j'ai toujours raison, il devait le savoir à force. Ses épaules s'affaissent, et il s'écarte légèrement sans pour autant s'enfuir. Puis, cette fois, c'est lui qui me regarde droit dans les yeux lorsqu'il me demande :
- Caleb, j'ai un service à te demander.
- J'écoute ?
- Viens chez moi demain. Aide moi à dire leurs quatre vérités à mes parents.
Alors là, pas besoin de me le dire deux fois. Depuis le temps que je rêve de casser la gueule de ceux qui ont détruit sa confiance en lui. Bon, connaissant Jude, ça passera plus par le dialogue que la violence physique, mais on s'en contentera.
- Ce sera avec plaisir.
- Alors on se voit demain, il conclut.
Il commence à s'éloigner, mais se ravise un instant pour ajouter :
- Ah, et Caleb ?
- Ouais ?
- Est-ce qu'on peut garder le sujet des sentiments pour plus tard ?
- No problem.
Je dirais même que ça m'arrange. Après tout ce qu'on a étalé sur la table aujourd'hui, je me sens pas d'attaque pour répondre à cette question maintenant. Ca peut bien attendre qu'on ait dit leurs quatre vérités aux autres coincés qui lui servent de géniteurs, de toute façon. Ouais, on verra ça plus tard, bonne idée.
Sur ce, Jude repart, probablement en direction de chez lui. Sans ses lunettes, il faut le préciser. Celles-ci sont abandonnées en haut de la balançoire, bougeant parfois au gré du vent. Y'aura bien un gamin assez con pour grimper là-haut et les récupérer.
Moi aussi, je m'en retourne direction l'orphelinat. Sauf qu'en chemin, je croise un individu qui attendait très clairement ici dans le but de faire ma rencontre : Elliot. Je sais pas vraiment ce qu'il fait là, mais écoute mon pote ça fait plaisir de te voir. Même si bon, je t'avouerais que t'as pas exactement choisi le bon jour pour passer à l'improviste. Après toutes les conversations à cœur ouvert que j'ai eues aujourd'hui, je ressens un besoin urgent d'aller m'écrouler sur mon lit pour n'en ressortir que demain. Autrement dit, ma batterie sociale est complètement à plat.
Sauf que ça, Elliot ne le sait pas. A vrai dire, même s'il le savait, il s'en foutrait probablement, et me sortirait un truc du genre "j'ai fait le chemin jusqu'ici pour toi donc tu vas supporter ma présence que tu le veuilles ou non." Un ange, ce mec.
- Yo, qu'est-ce que tu fais là ? je lui demande d'une voix neutre.
- Je fais de la purée Mousseline, ça se voit pas ?
Mais quelle amabilité ! Ca m'apprendra à essayer d'être poli alors que ma seule envie est de lui dire d'aller se faire cuire un œuf avec Xavier et de me laisser devenir une larve humaine pour le reste de la journée. Il me regarde et me sourit narquoisement, apparemment fier de sa blague. Y'a pas à dire, il lui manque vraiment des neurones des fois.
D'ailleurs, je remarque quelque chose qui m'avait échappé jusqu'à maintenant. Elliot aussi à les yeux rouges. C'est la première fois que j'y prête attention. De une, parce que j'ai aucune raison ni envie de mater un de mes meilleurs potes, de deux, parce que la seule fois que je l'ai vu après l'incident, il portait des lunettes de soleil. J'ai presque envie de rire tellement c'est ridicule. Si ce con avait pas choppé une conjonctivite y'a deux semaines, j'aurais fait ma crise avec lui et Jude en aurait été épargné. C'est donc ça, le karma. Je m'excuse envers Kevin du 72 que j'ai tué dans ma précédente vie, même s'il l'avait sûrement mérité.
- Au lieu de dire des conneries, viens, je réponds, ayant une flemme monstrueuse de me torturer l'esprit à cause des coups bas du hasard.
Il me suit jusqu'à ma chambre, vide bien que Jordan doit être rentré à cette heure-ci. Soit il s'est tapé l'incruste dans cette d'Hunter et Bryce, soit il est en train de dévaliser les placards de gâteau. Je m'étale de tout mon long sur mon lit, me moquant royalement de la présence d'Elliot. De toute manière, il s'en fiche, et se contente de s'asseoir au bout, contre le mur. Ce qui est bien avec Elliot, c'est qu'on peut agir comme l'être humain le plus pitoyable au monde sans qu'il en ait quelque chose à foutre. De toute façon, il peut bien parler, il est pareil quand il s'y met.
- Au fait, il lance alors, Xavier m'a dit que t'étais pas allé en cours cette semaine.
Ah, parce que Xavier est au courant ? Première nouvelle. J'imagine que c'est Hunter qui est allé lui raconter. Il espérait peut-être que mon pote viendrait me remonter le moral. Merci tonton Hunter, mais tu aurais dû te douter que monsieur la divinité ne se soucie que de sa personne.
- Nan, je me contente de répondre, n'ayant pas très envie de me lancer dans des explications complexes sur le pourquoi du comment je suis devenu un déchet humain l'espace de quelques jours.
- T'es pas obligé d'en parler. Mais je suis là pour écouter, si jamais.
C'est ça aussi que j'aime bien chez Elliot. Il est pas du genre à forcer la main pour savoir un secret, pour la simple et bonne raison qu'il se fiche de connaître les côtés plus sérieux et troublés d'un ami. Ce qui l'intéresse, c'est juste de passer du temps avec nous. On pourrait appeler ça du je m'en foutisme de haut niveau, mais c'est exactement ce dont j'ai besoin là, tout de suite. Quelqu'un qui écoute si besoin, sans poser de questions pour en savoir plus.
- Elliot, je suis amoureux, je lâche alors sans aucun contexte.
Je le vois hocher la tête du coin de l'œil sans que ça ne lui fasse ni chaud ni froid. Clairement, Xavier m'aurait déjà sauté à la gorge pour connaître le nom et l'adresse de l'intéressé, et aurait ensuite pleuré par rapport au fait que j'allais finir en couple avant lui.
- Je sais pas si je suis prêt. Après ce qu'il s'est passé, je peux pas m'empêcher de me demander combien de temps ça va durer avant que tout parte en vrille.
- T'as rien à perdre à tenter, il me conseille alors.
Je lâche un ricanement.
- T'as pas tort, j'imagine.
Et la discussion s'arrête là. Après ça, il me tend (ou plutôt me balance au nez) ma DS, et on entame une partie de Mario Kart. Y'a pas mieux pour se vider la tête, après une journée bien chargée.
Et dieu sait que du repos, j'en ai bien besoin si je veux être au taquet demain.
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