Chapitre 10 - Estimation - 10 +15
Debout tout le monde, c'est l'heure de se lever ! Au programme d'aujourd'hui : ne pas aller en cours ! Promis, c'est la dernière fois. Une semaine à sécher avec la tutrice qui couvre, ça passe encore, mais passé ce cap je pense que la vie scolaire va commencer à comprendre que je me fous un peu de leur gueule avec ma "grippe".
Pour prouver ma bonne volonté, je me suis même remis à bosser grâce aux cours que Nathan continue de m'apporter chaque soir. Je vous jure, un amour ce gars. Du coup, tous les soirs, je m'installe sur mon petit bureau et je fais des exercices de maths tel un élève modèle. Ne vous inquiétez pas pour Jordan. Notre pistache internationale partageait sa chambre avec Claude à une époque, alors autant dire que moi qui fait du calcul mental à voix haute, c'est une berceuse pour ses oreilles. Je pense que même l'apocalypse nucléaire ne suffirait pas à le réveiller.
En attendant, même si je prive le lycée de ma sainte présence, j'ai quand même un programme à respecter aujourd'hui. Donc ni une, ni deux, je rassemble toute mon énergie et roule lamentablement au sol. Un bon petit choc contre le carrelage, ça réveille toujours. Je me dirige vers la salle à manger, normalement vide à cette heure, pour faire le plein de caféine. Dieu sait qu'il va m'en falloir pour tenir. Sauf que, surprise : je suis pas seul en fait.
- Chalut Caleb, me lance Aitor tout en enfournant une grosse cuillère de Miel pops dans sa bouche.
- On parle pas la bouche pleine gamin. T'as toujours la crève à ce que je vois ?
Pour toute réponse, il éternue avant de renifler un bon coup. Je prends ça pour un oui.
- Il va mieux, mais vu son âge, je préfère ne pas prendre de risque et attendre lundi avant qu'il retourne à l'école.
Attention, tout le monde au garde à vous, Lina entre dans la place ! Heureusement, elle jette à peine un coup d'œil à mes cernes aussi profonds que le vide dans les yeux de Jordan quand il n'y a plus de glaces à la pistache dans le congélo, ni au 1,5 L de café que je suis sur le point de m'enfiler.
- Au fait Caleb, tu retournes en cours lundi ? Hunter m'en a parlé.
Evidemment qu'il lui en a parlé. Hunter, c'est tellement une maman poule qu'il peut pas s'empêcher de parler à Lina dès qu'il s'inquiète pour l'un d'entre nous. C'est adorable, mais en même temps c'est fatiguant parce que des fois on aimerait bien avoir une vie privée. Là, pour le coup, ça m'arrange, parce que ça m'évitera de devoir lui annoncer moi-même.
- Ouais, je réponds simplement.
- Ça vaut sans doute mieux, sinon la vie scolaire va commencer à nous appeler tous les jours.
Ah. Dois-je comprendre que même si je n'avais pas voulu retourner en cours, elle m'y aurait trainé de force pour ne pas se faire harceler d'appels ? Une vraie crème cette femme je vous dis.
- Mais, vas-y doucement d'accord ?
Bon, c'est officiel, les extraterrestres ont enlevé la vraie Lina et l'ont remplacée par un double beaucoup trop gentille pour être crédible. Je hoche la tête, et ajoute :
- Au fait, je dois sortir aujourd'hui.
- Où ça ? elle demande immédiatement, suspicieuse.
Je sais très bien que lui cacher la vérité ne m'avancera à rien, alors je réponds franchement :
- Voir mon père.
Je la vois écarquiller les yeux d'étonnement. En même temps, je la comprends. Vu comment je l'ai rembarrée quand on a abordé le sujet de son procès, elle ne devait pas s'attendre à ce que je veuille lui rendre visite, et certainement pas de sitôt. Mais, finalement, elle acquiesce avant de demander :
- Tu veux que je t'emmène ?
- Ça ira, merci, je décline. C'est qu'à 20 minutes, ça me fera marcher.
- Comme tu voudras. N'y va pas trop tard, les procédures de visite peuvent être longues.
- T'inquiète, je serai de retour pour le dîner.
Et la conversation s'arrête là, Lina entendant la sonnerie du fixe de son bureau, dans la pièce d'en face. Ca fait bizarre, de la voir s'inquiéter sous ses airs froids et distants. Je veux dire, même si on se connaissait un peu avant de par son petit frère, je ne suis là que depuis quelques semaines. Pourtant, elle me donne l'impression d'avoir toujours été là, et de pleinement faire partie de cette famille. Certes, c'est une famille de fous, et je préférerais mourir que de considérer Claude comme mon frère. N'empêche que ça a son côté rassurant.
- Ton papa, il va te faire un bisou magique pour guérir tes bobos ?
Ah oui, c'est vrai, Aitor est toujours là. Il a fini ses céréales entre-temps, et s'est levé pour venir se poser juste à côté de moi. Je pourrais lui dire que les incarcérés n'ont souvent pas le droit d'avoir de contacts physiques avec leurs visiteurs, mais ça me ferait trop de peine de briser son petit cœur comme ça. Ca fait mal de l'admettre, mais depuis qu'il m'a accompagné pour rendre visite à ma mère, je me suis attaché à ce petit démon. Démon qui, d'ailleurs, agit de moins en moins comme tel. Comme quoi, peut-être que c'est moi qui avait tort.
- On peut dire ça, oui, je lui réponds en frottant ses cheveux bleus turquoise de ma main droite.
- La prison, c'est pas loin de la Mie câline, non ?
Je retire tout ce que j'ai dit de gentil sur ce gosse.
///
Finalement, je crois que j'ai surestimé ma vitesse de marche. Oui parce que bon, quand j'ai dit à Lina qu'il me faudrait vingt minutes de marche pour arriver à destination, c'est parce que j'ai enlevé dix bonnes minutes à l'estimation Google Maps qui te prend toujours pour un cinquantenaire avec de l'arthrose. Sauf qu'évidemment, je n'avais pas prévu que je me tromperais de rue deux fois, me casserais la gueule à cause d'un caillou inexistant, puis tomberais sur un groupe de touristes qui prennent toute la place sur le trottoir et marchent plus lentement qu'Isabelle les matins de cours.
Du coup, au final, j'arrive à destination avec cinq minutes de retard par rapport à l'estimation Google. Je pensais pas tomber aussi bas un jour dans ma vie, et pourtant, here we are. J'ai mal aux genoux à cause de ma chute, et aussi à l'épaule parce que je dois me trimballer mon sac pour ramener à Aitor son cookie trois chocolats. Ce gosse va me tuer.
Je me dirige vers un officier qui a l'air de gérer l'accueil, même si visiblement le contact humain n'est pas son truc. Je te comprends mon vieux, mais en attendant j'apprécierais que tu ne me regardes pas comme un pauvre cloporte qui s'incruste dans ton assiette.
- C'est pour quoi ?
Alors déjà bonjour.
- Je viens rendre visite à un détenu, je réponds droit au but.
- Son nom ?
- Andréa Stonewall.
Il pianote sur le clavier de son ordinateur, sûrement à la recherche du dossier de mon père. Puis, il acquiesce et me fait signe de patienter, avant d'appeler un de ses collègues. Je n'ai à attendre que cinq minutes avant qu'il me dise d'emprunter la porte de gauche. Comme quoi, Lina avait tort, ils sont efficaces en prison. A la mairie, je serais encore en train d'attendre que le secrétaire finisse de papoter avec Jean-Eudes et daigne m'accorder son attention.
J'emprunte un couloir qu'on pourrait facilement qualifier de couloir de la mort si la peine capitale n'avait pas été abolie. Vraiment, entre les murs ultra resserrés, l'absence de fenêtres et la lumière presque inexistante, ils veulent que tous ceux qui passent ici fassent une crise de claustrophobie. Je sais qu'on est pas chez les bisonours, mais un peu de couleur n'a jamais fait de mal à personne.
J'arrive dans une pièce exigüe, séparée en deux par une vitre devant laquelle se trouve une chaise. On me dit de m'asseoir et d'attendre. Je n'ai ni le droit de sortir mon téléphone, ni de faire le moindre mouvement brusque. Vous voulez que j'arrête de respirer aussi ? Heureusement, je n'ai pas à attendre longtemps avant de voir la porte de l'autre côté de la vitre s'ouvrir.
Il est là.
Il n'a pas spécialement changé par rapport à avant. Il a toujours ces mêmes mèches brunes désordonnées dont j'ai hérité, ce même air fatigué (même si j'imagine que là, la raison en est différente) et le même corps plutôt maigre. Et, surtout, il a toujours ces mêmes yeux rouges écarlates, ceux à travers lesquels j'ai observé toute la colère qu'il a accumulée au fil des années ce fameux soir.
En me voyant, son regard écarlate s'écarquille. L'officier qui l'a conduit ici lui ordonne de s'asseoir, et nous annonce qu'on a dix minutes pour parler avant de s'éloigner. Mon père murmure, peinant visiblement à croire que je me tiens devant lui :
- Caleb, mon fils...
- Salut, je réponds d'un ton sec.
Je le vois baisser les yeux, honteux. En même temps, il s'attendait à quoi ? Que je saute de joie en revoyant celui qui a envoyé ma mère à l'hosto ? Puis, il se reprend, et commence :
- Ecoute Caleb, je sais que ce que j'ai fait est impardonnable, mais-
- J'ai pas envie d'entendre tes excuses, je le coupe.
Un silence pesant s'installe. On a pas beaucoup de temps, je le sais. Pourtant, les mots restent coincés dans ma gorge. Ça fait des jours que je ne pense qu'à ce que je veux lui dire, alors pourquoi faut-il que ça soit si difficile maintenant qu'il est en face de moi ? Non, il est trop tard pour hésiter. Pas après que je sois venu jusqu'ici. Alors Caleb, tu te secoues, et tu lui dis !
- Je te déteste pas, j'arrive enfin à sortir.
Son regard passe de la honte au choc. J'avoue, je le comprends. Moi-même, quand j'en ai pris conscience, j'avais du mal à y croire. Et pourtant, la vérité ne ment pas. Je ne le hais pas. Si je le détestais, les choses auraient pu être plus simples. S'il avait été un mari et un père violent depuis le début, j'aurais pu le classer comme méchant de l'histoire et tourner la page.
Sauf qu'il n'en est rien. Mon père est un homme dévoué et travailleur qui a fait deux erreurs. La première, celle d'enfouir toute sa fatigue liée à son travail au lieu d'en parler à sa femme. La deuxième, celle de boire jusqu'à oublier sa propre conscience. Sans ça, il serait resté l'homme fatigué mais chaleureux que j'ai toujours connu, celui qui se plie en quatre pour son enfoiré de patron afin de nous offrir une vie confortable. Et c'est ça qui rend tout tellement compliqué.
Je lève la tête et le regarde droit dans les yeux. Son regard me fait peur, et, en même temps, c'est celui qui a veillé sur moi depuis que je suis gamin. Ce qui le rend si terrifiant, c'est de l'avoir vu passer de l'affection à la haine. Haine que, d'ailleurs, je ne retrouve pas ici, montrant bien qu'il s'agissait d'un accès de folie, probablement à cause d'un burn out. Finalement, lui aussi on devrait l'envoyer en psychiatrie, au lieu de le laisser croupir en prison.
- J'ai contacté Astram Schiller cette semaine, j'ajoute, piquant sa curiosité.
- C'est le propriétaire de l'orphelinat du soleil, non ? Le père de Xavier ?
- Ouais. C'est là qu'on m'a envoyé. Je lui ai demandé de porter plainte contre ton patron.
Sous le coup de la surprise, mon père manque de tomber de sa chaise, ce qui alerte le garde. Puis, voyant qu'au final, il ne se passe rien, il retourne à son poste non sans lâcher :
- Il vous reste trois minutes.
Mon père reprend ses esprits, et balbutie :
- Mais- Caleb, pourquoi ?
- Parce que s'il y a une personne qui mérite de moisir ici, c'est ce connard. M. Schiller a déjà eu affaire à son entreprise, et il sait que les y employés sont traités comme de la merde.
J'avale ma salive avant de reprendre :
- Qu'on soit bien d'accord, même si je te déteste pas, je te pardonne pas d'avoir fait du mal à maman. Mais c'est pas pour autant que tu mérites de finir en taule, pas après tout ce que t'as enduré juste pour qu'on ait de quoi bouffer. T'as besoin d'être aidé, pas enfermé. L'autre par contre, il doit payer pour t'avoir poussé à bout. Et-
Je me stoppe net dans mon discours quand je vois les larmes qui coulent sur ses joues. Andréa Stonewall, l'homme qui a enduré des années sans rien dire, l'homme qui prétendait simplement être fatigué, pleure devant moi, son fils, celui qu'il voulait tenir éloigné de toute la merde qu'il endurait.
- Merci Caleb. Merci infiniment...
- Le temps est écoulé, nous interrompt le garde.
On hoche tous les deux la tête, puis on se lève pour repartir. Avant ça cependant, mon père m'interpelle une dernière fois pour me demander :
- Est-ce que tu reviendras ?
- Je sais pas, est tout ce que je peux lui répondre.
Et c'est sur ces mots qu'on se quitte. Je sais pas si je peux dire que je suis soulagé d'enfin l'avoir confronté, mais c'est clair que je sens un poids en moins sur mes épaules.
Sauf que c'est loin d'être terminé. Il me reste quelque chose de bien plus important (qui n'est pas aller acheter le cookie d'Aitor) à faire.
///
Je m'assois sur la balançoire, me balançant mollement tout en regardant mon téléphone. A cette heure-ci, les enfants sont encore en train de faire leurs devoirs sous les ordres de Lina, et les collégiens et lycéens sont en chemin pour rentrer. Je check pour la 36e fois la conversation Inazuchat que j'ai eu une heure plus tôt.
[conversation Inazuchat : Jude]
Racaille_de_l'espace : J'aimerais qu'on parle
Jude : Je ne suis pas sûr de le vouloir.
Racaille_de_l'espace : Je me doute
Racaille_de_l'espace : Je te promets que j'expliquerai tout
Racaille_de_l'espace : RDV 17h au parc du soleil
Racaille_de_l'espace : A toi de voir si tu veux venir.
J'entends des pas s'approcher dans ma direction. Je lève la tête de mon téléphone, et un sourire m'échappe en voyant un châtain aux lunettes abominables.
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