1. Héroïsme

"C'est celà l'héroïsme, répondit Pannonique. C'est pour rien."
-Amélie Nothomb, Acide Sulfurique

La fille avec le tailleurs noir sirote son thé glacé. Il n'est pas très bon, pas assez sucré -en fait, la fille avec le tailleurs noir n'aime pas beaucoup le thé glacé. Elle aurait voulu demander un rooïbos pourpre et fumant mais elle n'a pas osé, à cause de la chaleur. À l'intérieur de la boutique de thé, l'athmosphère est pesante, presque autant qu'à l'extérieur. Dehors, le ciel est bleu, et le soleil cogne si fort contre le marbre du palais de justice que ça fait mal aux yeux. C'est le début de l'été, mais il fait déjà si chaud, et on peut sentir, à fleur de peau, trembler fébrilement l'air brûlé devant l'orage qui approche. La fille avec le tailleurs noir sirote un autre gorgée de son thé amer. Elle pourrait demander du sucre au tenant de la boutique- mais elle n'ose pas.
Une petite musique de jazz flotte dans le salon de thé. Elle a sorti ses cours, recopie, résume, traduit. Elle a du mal à se concentrer: son esprit est ailleurs, le ciel trop bleu lui envahit les yeux, sa gorge se resserre autour du thé amer. L'un des cours parle du totalitarisme en allemagne nazie; l'autre, c'est l'Espagne franquiste. Ses cuisses emprisonnées par le tailleurs frottent l'une contre l'autre, une brûlure, et elle mord l'intérieur de ses joues pour tenter d'oublier cette chaleur froide et moite qui lui colle à la peau. La petite trompette qui murmure dans la boutique vide disparait peu à peu dans le tumulte d'un bruit nouveau.
Ce n'est presque rien, tout d'abord: un chuchotement venu de loin, un soupir. Mais ça grandit rapidement, ça se lève, ça se dresse contre le ciel qui pèse et l'orage qui gronde. Dès qu'elle le reconnait, elle soupire, ferme les yeux, repose ses cours. Elle n'arrivera plus à réviser maintenant. Le bruit monte, c'est un tumulte mais ce n'est pas un vacarme, des centaines de voix qui parlent comme une seule, sans désordre, sans chaos: une clameur. Et leur chorale résonne comme une moquerie contre le soleil qui cogne sur le palais de justice. Et elle boit du thé, et elle pose son verre avec un claquement sec, et dehors la jeunesse crie "Ne nous regardez pas! Ne nous regardez pas! Ne nous regardez pas!"




"Ne nous regardez pas, rejoignez-nous! Ne nous regardez pas, rejoignez-nous!" La fille avec le kimono rouge lève le poing et crie, la tête rejetée contre sa nuque, et ses cheveux détâchés volent librement derrière elle. Son cri est repris par la foule qui marche derrière elle, et un sourire galvanisé nait sur ses lèvres, et elle frissonne. Ils sont tous là, derrière elle, à marcher du même pas, à sentir le même coeur battre dans leur poitrine, comme un battement de tambour. Elle crie, du fond de sa gorge, et c'est un cri de joie autant que de colère et de désespoir. Elle se sent comme une armée qui marche sur la capitale. Ils traversent la rue, ils marchent sous les arbres aux feuilles roussies par la chaleur. Ce n'est pas Berlin, mais c'est déjà beaucoup. Ce n'est pas un blizzard, mais c'est déjà une brise -faible et fragile peut-être, mais qui nait de leur gorge, et c'est déjà beaucoup. Et tout à coup un nouveau cri de guerre retentit, amer et ironique. Et un! Et deux! Et trois degrés! Et un! Et deux! Et trois degrés! Et un! Et deux! Et une dame, sur le trottoir à côté de la manifestation, se met à pleurer. Ce n'est pas grand-chose ça non plus, c'est juste une dame, assez âgée, qui pourrait être sa grand-mère, avec un sac-à-main en cuir synthétique    qui pleure sur le trottoir devant la manifestation, mais étonnamment c'est celà, plus que tout le reste, qui marque la fille au kimono rouge, et elle regarde la dame qui pleure, et elle sent son coeur se serrer.

Puis, tout doucement, la manifestation s'apaise, se disperse, se tait, et la dame qui pleure est partie, et le soleil est toujours là, et la jeune fille au kimono rouge est toute seule dans la grande rue- qui n'est pas aussi grande  que l'allée des tilleuls à Berlin, mais tout de même, c'était déjà ça. Il y a une boutique de thé, toute petite, avec des parois de verre trouble, sur le côté de la rue. Alors la fille au kimono rouge regarde le ciel, soupire,et chante : pas très fort, parce qu'elle a la voix abîmée d'avoir tant crié.
De l'autre côté de la paroi de verre, la fille en tailleurs noir sent un sourire se dessiner doucement sur ses lèvres. Elle repousse la tasse de thé amer, repousse le totalitarisme franquiste et le totalitarisme nazi, et sort une feuille de papier vierge. De l'extérieur, portée par une toute petite brise, lui parvient une mélodie pure et triste. Ce n'est pas très fort, un peu éraillé, et ça n'empêchera pas l'orage de venir ni le ciel bleu de leur tomber sur la tête, mais qu'importe? Ça sonne juste, c'est le plus important.

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