8 : DYLAN + SOIRÉE = REGRETS

CW : Addiction/Alcoolisme

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La table de la cuisine est l'endroit des réprimandes et des larmes. C'est là où vous avez pleuré à 22 heures, un dimanche soir, parce qu'on vous harcelait avec les tables de multiplication qui ne rentraient pas. C'est là où vous avez patienté des après-midis entières, car on ne vous laissait pas sortir de table tant que vous n'aviez pas fini vos brocolis. Naturellement, c'est là que ma mère m'a demandé de m'asseoir pour me passer une soufflante. Elle a commencé avec un classique :

─ Tu as peut-être 18 ans, mais tu vis toujours sur mon toit. Tant que c'est moi qui te nourris, te loges, te blanchis, tu suivras mes règles. Compris ?

J'ai marmonné. Elle n'a rien entendu et s'est énervée de plus belle :

─ Compris ?

─ Oui !

─ On avait un arrangement, Gina. Tu peux me le rappeler ?

À ce stade, je n'osais pas regarder ma mère dans les yeux. Je fixais les dessins de la nappe et en traçait les contours avec le bout de mon ongle. J'ai récité comme une poésie.

─ Pas de soirée avant le bac.

Je ne savais même pas comment elle l'avait appris. Je n'avais rien posté sur les réseaux sociaux, et la seule personne au courant était Théa, elle ne m'aurait jamais balancée. Maman avait un sixième sens, mais comme je me croyais plus maline que tout le monde, je lui ai menti :

─ Maman, j'ai même pas bu ! C'était juste un truc entre nous. Il n'y avait pas d'alcool.

J'ai manqué de rajouter : « On a regardé un film et mangé des pizzas », mais je m'y suis résignée. Trop insolent. Sans surprise, le mensonge n'est pas passé :

─ Regarde-moi dans les yeux, Gina Lopes. Regarde-moi bien et dis-moi, sur une échelle de 1 à 10, à quel point tu me prends pour une idiote ? Je sais que tu as bu. L'arrangement, ce n'était pas seulement pas de soirées. C'était : pas d'alcool, pas de joints, pas de...

─ J'ai pas fumé, me suis-je défendu.

─ Pas de drogues, m'a-t-elle ignoré. Tout allait bien jusque là. Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Son ton s'était radouci. Ma mère suivait une routine précise quand on en venait aux engueulades : elle vous grondait, histoire de marquer le coup, puis elle se calmait et s'inquiétait. J'ai haussé les épaules.

─ J'étais avec des amis et on voulait s'amuser, c'est tout. J'ai rien fait de grave, j'ai juste fait une soirée comme tout le monde. Pourquoi est-ce que c'est moi que tu engueules ? Teresa n'est même pas majeure, et elle a fait une soirée samedi dernier. Je peux te dire qu'il y avait de l'alcool.

─ On ne parle pas de Teresa, on parle de toi, Gina.

Un vent de révolte m'a animée.

─ Mais c'est pas juste ! Je sais ce que je fais, je suis grande. OK, j'ai un peu dérapé hier soir et j'aurais dû te prévenir, mais je suis là, j'ai pas eu d'accident, j'ai pas pris de risques. Pourquoi est-ce que tu es toujours sur mon dos, comme ça ?

Ma mère a laissé traîner un silence de reproches. Le tic-tac de l'horloge au-dessus de réfrigérateur s'est substitué à la discussion. Mes gestes sur la nappe sont devenus de plus en plus rapides, j'avais les larmes aux yeux et le goût du sang dans la bouche à force de me mordre la joue. La main de maman a trouvé la mienne.

─ Ce n'est pas pour te punir, chérie. Tu as problème avec l'alcool et les autres substances, tu n'es pas capable de te contrôler. Tu as le droit d'avoir l'impression d'être traitée comme un bébé, mais moi, j'ai le droit d'être en colère quand tu ne respectes pas ce qu'on s'était fixé. J'ai toujours fait mon maximum pour être là et t'aider comme tu en avais envie, mais ne repousse pas les limites, Gina. Hier soir, tu as fait une petite chute, et je suis là pour te rattraper. C'est normal, ça arrive à tout le monde, mais tu comprends pourquoi je dois m'assurer que ce n'est pas le début de quelque chose de plus grand.

J'ai compris où elle voulait en venir, je me suis insurgée d'office.

─ Non, maman, s'il te plaît, non !

La sentence est quand même tombée :

─ Privée de sortie jusqu'à nouvel ordre.

─ Non, s'il te plaît, pas ça. Je ne boirai plus du tout, je rentrerai dormir tous les soirs, tu pourras me faire souffler tous les matins si ça te chante, mais s'il te plaît, ne me prive pas de sorties. J'ai des nouveaux amis, j'apprends à faire du skate, c'est trop cool.

─ Privée de sortie jusqu'à nouvel ordre.

J'ai soufflé pour exprimer mon mécontentement et me suis levée de ma chaise avec rage. Avant que je ne disparaisse dans ma chambre, maman m'a interpellée :

─ Tu appelleras Théa, elle s'inquiète pour toi.

La phrase m'a fait l'effet d'une décharge électrique. Il n'en fallait pas plus pour transpercer mon cœur.


J'avais trop de fierté pour envoyer un message à Théa, alors j'ai attendu bêtement de voir le point vert à côté de sa photo de profil. Dès qu'il est apparu, dans la soirée, j'ai cliqué sur « Appeler » avec la hargne d'un pitbull. J'avais macéré dans ma fureur pendant plusieurs heures, je n'étais pas sortie de ma chambre, je n'étais même pas allée aux toilettes. Quand Gina faisait la gueule, elle s'investissait à 100%. Théa n'a pas tardé à répondre, elle n'avait même pas mis sa caméra que j'ai aboyé :

─ C'est toi qui a balancé à ma mère que j'étais en soirée ?

Je lui faisais confiance. Je disais tout à Théa, car j'étais certaine qu'elle ne me l'aurait jamais mise à l'envers. Je l'aimais, moi, je ne me serais jamais faufilé dans son dos pour conspirer avec ses parents. Quand son visage est apparu à l'écran, elle avait de grands yeux effarés.

─ Chaton, non !

─ Ne m'appelle pas chaton pour essayer de m'attendrir ! Je sais que c'est toi, ma mère me l'a pratiquement avoué. Tu étais la seule au courant. Maintenant, je suis punie.

─ Gina, je n'ai rien dit, je te le promets. Dans tous les cas, c'était une mauvaise idée, tu le savais très bien.

─ Une mauvaise idée ? Tu sais pas de quoi tu parles, j'ai passé une super soirée !

─ Tu as bu ?

Son ton inquisiteur m'est resté en travers de la gorge. Je venais de sortir de la garde à vue, dans la cuisine, je ne voulais pas subir une nouvelle interrogation. Dans un geste rageur, j'ai levé les bras au ciel.

─ On s'en fout !

─ Non, on s'en fout pas, a crié Théa en retour.

Ce n'était pas souvent qu'elle hurlait, bien trop douce et maternelle pour oser hausser le ton. Les haut-parleurs ont grésillé au son de ses aigus. Je me suis crispée, je détestais les bruits forts et soudains. Croisant les bras, je me suis reculée sur ma chaise de bureau. Quand on m'engueulait, je me refermais comme une huître. Je n'avais plus envie de parler, si je ne raccrochais pas au nez de Théa, c'était par amour. Elle a rassemblé son sang froid. Heureusement qu'une de nous deux savait désamorcer les tensions.

─ Tu sais, personne t'en veux, si tu as bu. On savait que ça arrivera, éventuellement.

─ J'ai pas bu.

Théa a rétorqué avec lassitude.

─ Ne mens pas, s'il te plaît.

─ OK... j'ai un peu bu.

Le silence de Théa m'a faite culpabiliser, j'ai changé ma version.

─ J'ai beaucoup bu, j'ai eu un blackout à partir de 3 heures, dans ces eaux-là.

Théa a pincé les lèvres, les yeux brillants. La déception sur son visage m'a faite frissonner. Maman, je pouvais encore le supporter, mais elle. Je me suis justifiée :

─ Je te promets que tout était sous contrôle. Je n'ai pas rebu le lendemain, j'ai pas fumé, j'ai juste pris des shots. Comme j'ai plus aucune résistance, c'est monté vite.

─ Accoutumance.

─ Hein ?

─ Accoutumance, pas résistance.

J'ai soufflé, agacée de ses remarques pointilleuses.

─ C'est pareil.

─ Mmh, ça n'a pas les mêmes implications. Mais peu importe, c'est faux, de toute manière. Tu n'avais pas la situation sous contrôle, tu viens de me dire que tu as fait un blackout. Tu réalises le taux d'alcoolémie qu'il faut pour que ça arrive ?

─ Qu'est-ce que t'en sais ? Tu ne bois jamais, tu ne sors jamais de chez toi, tu passes tes journées et tes soirées à taffer. Excuse-moi d'avoir une vie sociale en dehors de toi.

Théa était assez maline pour ne pas renchérir à mes piques.

─ Fais gaffe, tu deviens méchante sans raison.

─ Pardon, ai-je soupiré, les yeux sur mes pieds.

Le silence s'est faufilé entre les murs de la chambre. Si on tendait l'oreille, on entendait au loin l'écho de la télévision dans le salon. Théa me regardait d'en haut, l'écran de son ordinateur éclairant sa peau. Elle avait ravivé le bleu de ses cheveux et rafraîchi sa coupe de cheveux. Ses énormes lunettes me renvoyait la vision miniature de ma caméra. Mes yeux ont glissé sur ma vignette. J'étais minuscule au milieu de la pièce, derrière moi, mes posters cachaient les portes de ma penderie. Les bras croisés, les cheveux gras tombant de chaque côté et les cernes de la nuit précédente me filait un air de morte-vivante. Horrifiée par cette vue, je me suis redressée et radoucie. En me voyant plus proche de l'écran, et d'elle, Théa a souri.

─ C'est juste que... ai-je commencé calmement. Je les aime bien, ces gens. Je les aime vraiment bien. Ils sont drôles, ils sont cool et ils sont super gentils quand on apprend à les connaître. J'ai pas envie qu'ils me prennent pour une coincée ou... enfin, tu comprends. Alors j'ai bu, parce que c'est comme ça qu'ils s'amusent et j'ai envie de m'amuser avec eux.

─ T'as pas besoin de boire pour être cool. T'es plus cool que le reste du monde !

Elle est parvenue à m'arracher un sourire.

─ Je sais.

Théa a ri. J'ai repris, j'en avais encore gros sur le cœur :

─ J'ai pas d'amis au lycée.

─ Qu'est-ce que tu veux dire ? Tu me parles toujours de Gaëlle et d'Alexis et de... l'autre là, qui porte des bobs.

─ C'est des gens de ma classe, c'est des potes et des connaissances, c'est pas des amis. J'ai redoublé, et tous mes amis les plus proches sont partis. J'ai presque pas de nouvelles d'eux, alors qu'eux... ils sont tous ensemble, dans la même ville, ils font des soirées, des sorties. Ceux qui rentrent le week-end n'ont pas de temps à m'accorder. Je... je me sens seule, au lycée, et le reste du temps, je vois personne à part toi et ma sœur. Je suis simplement contente d'avoir trouvé des gens avec qui je peux être moi-même sans honte.

Pendant mon monologue, j'avais attrapé un crayon et griffonné machinalement sur un papier. Ce n'est qu'après que j'ai réalisé que c'était un papier administratif à faire signer pour le lycée. Je l'ai lentement fait glisser hors de ma vue, pour me persuader que ce n'était jamais arrivé. Théa a compati :

─ C'est vrai ? C'est comme ça que tu te sens ? Pourquoi tu m'en as pas parlé plus tôt ?

─ On ne se voit qu'à distance, j'ai pas envie de gâcher les moments avec toi avec mes problèmes.

─ Mais je suis là pour ça ! Je suis là pour que tu m'emmerdes avec tes problèmes.

Deuxième sourire de la soirée. Mon moral grimpait une à une les marches de l'escalier.

─ Tu me manques, ai-je chuchoté.

─ Toi aussi.

Il y avait un calendrier en face de moi. De base, je l'utilisais pour rayer les jours jusqu'à la prochaine visite de Théa, mais cette fois, aucune date n'était fixée, et barrer les jours sans perspective de fin me déprimait. La feuille du mois d'octobre me disait bonjour tous les matins, alors que décembre arrivait à grands pas. Une longue inspiration m'a permis de faire le vide dans mon esprit, j'avais le cœur lourd, mais la tête plus légère, comme après avoir pleuré. Théa a relancé :

─ Donc maintenant, Dylan Mercier, on l'aime bien ?

J'ai fait la moue.

─ On l'aime mi-bien. Il est de plus en plus sympa, mais il reste super lourd.

─ Tu veux toujours briser son cœur ?

J'ai haussé les épaules. Je n'en étais plus si sûre.

─ Mais tu veux quand même continué de traîner avec lui ? a deviné Théa.

─ En gros.

Elle a acquiescé. J'étais contente de voir qu'elle me comprenait.

─ Ne bois pas, m'a-t-elle mis en garde.

Mon soupir a parlé de lui-même. C'était reparti, Théa s'est exclamée :

─ Je suis sérieuse !

─ Je vais essayer. Je vais lutter, je ne promets rien, mais je résisterai et si ça va pas, je demanderais de l'aide.

─ C'est déjà un bon état d'esprit. Bravo.

─ Eh, pas si bête, la Gina.

Soudain, la fatigue a picoté mon visage, j'étais sur la digestion et en manque de sommeil. Je me suis frotté les yeux et étalé sur mon bureau. Je voulais passer quelques instants de plus avec Théa, même si, je connaissais la chanson : un quart d'heure de plus signifiait une heure, et cetera. J'y serai encore au milieu de la nuit. Qu'importe ! Je ne l'avais pas vue depuis plusieurs jours.

J'ai remarqué qu'elle surfait sur son ordinateur et ne prêtait plus attention à moi. J'ai dit :

─ Je t'ai bien parlé de Jennyfer, non ?

─ Si, si, Jennyfer. La skateuse cool amoureuse de Dylan. Je suis, t'inquiète, j'ai fait un petit schéma.

Elle m'a montré son bloc-notes à côté d'elle. Elle y avait annoté les noms des protagonistes de ma vie, pour s'y retrouver. C'était trop mignon.

─ Figure toi qu'en fait, c'est sa demi-sœur.

─ Ah ouais ? Attends, je corrige.

Pendant qu'elle raturait sa feuille, je réfléchissais à la soirée de la veille et les instants partagées avec Jennyfer. J'ai froncé les sourcils et formulé ma pensée avec doute :

─ Tu crois que Jennyfer est lesbienne ?

Théa a haussé les épaules, mais la proposition n'a pas semblé la choquer plus que ça.

─ Peut-être, j'en sais rien, je la connais pas. Elle est peut-être bi, aussi. Pourquoi tu penses ça, c'est le skate ?

─ Non, rien à voir. C'est une impression, c'est tout.

─ Est-ce que je dois m'inquiéter de Jennyfer ? a questionné Théa.

Sa jalousie se présentait toujours de la manière la plus douce possible. Je me suis empressé de la rassurer :

─ Non, non, tu n'as à t'inquiéter de personne.

J'ai marqué un temps, avant de me reprendre, un rictus au coin des lèvres.

─ Peut-être Kärcher.

─ Kärcher ? s'est étranglée Théa.

Dans un clin d'œil sarcastique, j'ai répliqué :

─ Que veux-tu, c'est mon Harry Styles à moi.

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