5 : DYLAN + ACROBATIE = SYMPATHIE
Les mercredis après-midis au skatepark étaient une vision d'Apocalypse. Ça grouillait de partout, ça volait à tous les coins de rues, et ça criait à vous rendre sourd. De loin, les lieux donnaient l'impression d'un jardin de fleurs bombillant de guêpes et d'abeilles. En tendant l'oreille, on pouvait même percevoir le bourdonnement général des roulettes au sol. Dès notre arrivée, je me suis sentie oppressée par la foule et le mouvement continuel autour de moi. Le trio, Dylan, Jennyfer et Kärcher ont checké de nombreuses mains, tous leurs amis m'ont ignorée. Visiblement, je ne faisais pas partie du cercle fermé des skaters, je n'avais pas le droit à un salut stylé.
J'ai vite appris qu'au skatepark, le territoire était délimité selon un plan millimétré et tout débordement sur le terrain d'un autre était illégal. Dylan Mercier et sa bande possédait un recoin en contrebas du dôme renversé. Ils avaient une barre à eux et quelques mètres carrés. Des gamins – douze, treize ans, à tout casser – ont eu le malheur d'occuper les lieux à notre apparition. Dylan les a chassés avec son tact légendaire :
─ Cassez-vous les mioches.
Ils n'ont pas protesté et ont fui comme des mouches face à une tapette.
Tels des souverains reprenant droits sur leur royaume, Jennyfer et Kärcher se sont assis sur la rampe. J'avais de plus en plus sentiment d'être de trop. Le narcissisme en moi pestait contre cette idée. Moi, Gina Lopes, je n'étais jamais de trop.
Le soleil était à son zénith. Autour de moi, les garçons évoluaient en short et en tee-shirt, insensibles au froid mordant de l'hiver imminent. Il y avait une certaine esthétique aux lieux, le gris de l'enrobé jurant avec les tags colorés qui ornaient le plastique des diverses rampes. Le skatepark vivait au milieu de nulle part, entre le parking d'un supermarché et l'entrée d'une zone industrielle, véritable repaire des adolescents en quête de sensations fortes et des adultes passionnés. C'était comme pénétrer dans une nouvelle dimension : l'endroit possédait ses codes, ses lois et ses uniformes. Je ne plaisantais pas, quand, le lundi, je parlais de l'omniprésence du bonnet. Il était partout, sous les casques et les capuches, dans toutes les couleurs et de toutes les formes. Ce type là-bas en avait un avec des oreilles de chat.
Sur le chemin, j'avais posé une question à Kärcher sur le sujet, il avait tenté avec sérieux de m'expliquer les lois de l'aérodynamisme.
─ Quand t'as un bonnet, tu vois, le vent, il glisse sur toi. Tu perds pas de vitesse sur ton skate.
J'ai hoché la tête mitigée. L'argument faisait sens, mais il me paraissait inutile. Ou peut-être était-ce à cause de Kärcher, de sa voix traînante et lente, et du fait qu'il portait le nom d'un nettoyeur haute-pression. Je ne le prenais pas au sérieux.
Jennyfer et lui sont descendus de leur barre et ont entrepris de la rider. Dylan s'est tourné vers moi :
─ T'as déjà essayé de skater ?
─ Non, jamais, ai-je avoué.
─ Tu veux apprendre ?
J'ai haussé les épaules. Pourquoi pas, après tout. Autant que cette infiltration me soit utile. C'était aussi l'occasion de gonfler les rangs féminins du skateboard. Ici, si ce n'était pas pour Jennyfer, les filles n'existeraient pas. Dylan a paru emballé à l'idée de jouer les professeurs. Il a retiré son casque, ses coudières et ses genouillères pour me les donner.
J'ai enfilé le tout avec un semblant d'assurance. J'allais me casser la gueule à coup sûr, mais je ne montrais aucun doute. Au moment d'enfiler le casque, il était trop grand, il est tombé sur mes yeux. Dylan a ri :
─ Attends.
Il s'est approché de moi et a réglé le casque pendant que je fouillais le ciel des yeux, évitant à tout pris de croiser son regard à quelques centimètres de mon visage. Sous les gestes de Dylan, le casque m'a serré comme un étau. Il a pris les lanières et les a accrochées sous mon menton. Au loin, Jennyfer nous regardait, son skate à la main, les traits graves, pendant que Kärcher tombait de la rampe. Dylan a tapé au-dessus de ma tête, le casque a fait vibrer mon crâne.
─ T'es parée.
Sur ce, il m'a donné sa planche et indiqué de monter dessus. J'ai eu le sentiment nauséeux de ne pas être la première à subir ce petit manège. Dylan a même essayé de placer ses mains sur ma taille, comme si je ne savais pas tenir en équilibre sur un skateboard. J'ai retiré aussitôt ses poignets.
─ Bas les pattes !
Il les a levés en l'air, en signe de reddition.
─ Roule, m'a-t-il encouragée. Regarde bien devant toi, et reste de côté.
Le cœur battant, j'ai fait une tentative. La planche tanguait sous mes pieds. Au moment de mettre un pied à terre, j'ai manqué de basculer en arrière quand le skateboard est parti en avant, je me suis rattrapée au dernier moment, après plusieurs crawls dans le vide. Dylan ne s'est pas moqué, je devais lui accorder cette marque de respect. À ma place, je me serais foutue de ma gueule. Une inspiration pour se donner du courage plus tard, je me lançais. D'un élan du pied, j'ai fait décoller la planche et je suis grimpée dessus.
Ce n'était pas compliqué de tenir debout, en revanche, diriger la planche, c'était une autre affaire. Les roulettes étaient infernales, et j'avais beau les diriger par télépathie, elles ne suivaient pas mes pensées. Les bras déployés comme des ailes, je voyais Jennyfer s'approcher de plus en plus de moi, sans possibilité de l'éviter. J'avais trop peur de sauter en pleine course et tomber, même si, à côté de moi, des mecs marchaient sans se presser et me dépassaient. Ma ligne droite est morte quand Jennyfer m'a arrêtée avant que je la percute. Elle a calé son pied sur ma planche et m'a attrapé les épaules.
Sans un mot, je suis descendue, gênée.
─ Merci.
─ De rien, a-t-elle répliqué sèchement.
Elle est repartie, c'était son tour d'essayer la rampe. J'ai eu un pincement au cœur de la voir si froide. Je l'aimais bien, cette Jennyfer. Elle avait l'air cool. Elle mettait les plus beaux bonnets et elle avait un piercing au septum. Puis, c'était une fille qui faisait du skate. Par définition, elle était plus cool que 99% de la population. J'en regrettais presque mon plan. Jennyfer pensait que je voulais lui piquer Dylan, alors que je n'en avais rien à faire...
Celui-ci a couru jusqu'à moi.
─ C'était bien !
─ C'était nul, lui ai-je dit.
─ Non, c'était bien, je te jure.
Avec le froid, ses joues et le bout de son nez avaient viré à l'écarlate. Ses bouclettes tombaient dans ses yeux. Il avait une bonne humeur à toute épreuve.
J'ai fait de nouvelles tentatives de tenir sur une planche sans rentrer dans les gens autour de moi. Sous les conseils de Dylan, j'ai appris à placer mes pieds et donner les bonnes impulsions pour diriger le skateboard. Peu à peu, le soleil a amorcé sa courbe vers l'Ouest et les parents défilaient au portail pour venir chercher leurs enfants. Le skatepark s'est vidé, je m'amusais bien. Je n'ai pas vu le temps passer. Dylan me montrait ses nouveaux tricks et ceux qu'il avait perfectionnés. Il m'expliquait les tenants et les aboutissants de la maîtrise du bowl, le dôme inversé au milieu du skatepark. Lui skatait depuis trois ans et se cassait encore la figure à chaque saut. Pour une fois, je n'ai senti aucune volonté de drague. Il me parlait simplement de sa passion, un vent de fraîcheur soufflait sur nos discussions.
À la fin de la journée, il a insisté pour que je descende une rampe. Il m'a présenté à la plus petite du skatepark, une pente douce, à cinquante centimètres du sol. J'étais perchée, un pied sur la skateboard quand Jennyfer et Kärcher ont dit qu'ils rentraient. D'un signe de la main, je leur ai dit au revoir. Le ciel était rose, seules des silhouettes éparses roulaient autour de nous. Dylan a frappé dans ses mains pour m'encourager.
─ Allez, Gina !
J'ai soufflé. Ma peur était ridicule par rapport à l'obstacle. J'ai avancé avant d'y réfléchir trop longtemps. Un moment, j'ai cru avoir laissé mon cœur en haut de la rampe, mais quand la descente s'est terminé, et que la planche a touché le sol, j'étais en un seul morceau. J'ai stoppé ma planche et me suis tournée vers Dylan, les deux bras en l'air :
─ Youhou !
Il a applaudi, un sourire impressionné aux lèvres.
─ À toi, maintenant, l'ai-je défié.
─ De descendre cette petite rampe trop mimi ? Quand tu veux.
─ Non. Au bowl. J'ai vaincu ma peur, à toi de le faire.
Un voile de doute est passé dans ses yeux, mais Dylan a fini par acquiescer.
─ OK, je te dois bien ça.
On a échangé les protections. Pendant que Dylan s'équipait, j'ai rejoint le cœur du skatepark. Le bowl était vide, je me suis assise au bord de la paroi, les pieds dans le vide. Quand Dylan est apparu à mes côtés, il la ramenait moins qu'en début d'après-midi. Debout face au dôme, son skate à la verticale devant lui, il scrutait l'endroit, comme calculant ses prochains mouvements. J'ai attendu qu'il bouge et, pour être honnête, j'ai ressenti un léger attendrissement. C'était la première fois qu'il montrait une appréhension. Dylan Mercier était connu pour son ego démesuré et sa confiance en lui à toute épreuve. Avec cette peur dans les yeux, il était plus humain.
Dylan s'est raclé la gorge, il n'osait pas se lancer.
─ Je vais pas te mentir, j'ai grave la trouille, m'a-t-il confié.
─ N'y réfléchis pas.
Il a accueilli le conseil sans un mot. D'un coup, Dylan se penchait en avant, son corps et son skate ont épousé la forme de la paroi. Sans élan, il a simplement roulé sur les murs, à l'horizontale. Après avoir fait un cercle, il s'est retrouvé au milieu du bowl. Je lui ai montré deux pouces en l'air, fière de lui.
─ Attrape !
Dylan a fait rouler sa planche vers moi. Le skateboard a remonté la paroi, je l'ai saisi au vol. Dylan a couru et escaladé le dôme pour s'asseoir à côté de moi. Un sourire gigantesque traversait son visage.
─ Putain, je l'ai fait ! J'ai été au bowl. Quand Kärcher va l'apprendre !
─ Ne me dis pas que c'était ta première fois.
─ Non, mais l'année dernière, je suis tombé ici. J'ai eu une fracture ouverte.
Pour appuyer son propos, il a relevé la manche gauche de son pull et révélé une cicatrice gigantesque, de son coude à son épaule. On voyait même la trace de points de suture striant sa peau. J'ai grimacé en m'imaginant la douleur. Dylan a remis son pull et a ajouté :
─ J'avais pas osé y remettre les pieds depuis. Merci de m'avoir motivé.
─ De rien.
─ J'ai passé une bonne après-midi avec toi.
Bizarrement, il n'y avait pas de relents de séduction dans sa voix. Il semblait sincère.
─ Tu sais quoi ? ai-je rétorqué. Moi aussi.
J'en étais la première étonnée. J'avais pris un réel plaisir à apprendre le skateboard avec lui. Il n'avait été ni arrogant, ni baratineur. Il m'avait transmis son savoir avec passion et bienveillance. J'en aurais presque oublié qu'il manipulait les filles et avait brisé le cœur de ma petite sœur. Mais chassez le naturel, il revient au galop. Dylan a affirmé :
─ Clémence ne veut jamais venir ici. C'est cool que tu aies accepté. C'est pas souvent que les meufs fassent du skate. Ou alors, elles abandonnent après cinq minutes. T'es différente des autres filles.
Allons bon... Voilà qu'il nous reprenait un classique des disquettes des années 2000. Instrument de prédilection : le violon.
─ Jennyfer fait bien du skate, ai-je argumenté.
Dylan a froncé les sourcils, comme si ma remarque était hors propos.
─ Jenny, c'est pas pareil. C'est un bonhomme. Elle boit plus de bière que moi et elle supporte l'OM.
─ Je crois qu'elle ne m'aime pas.
─ Elle est possessive, elle a peur de voir des nouveaux débarquer dans le groupe. Elle veut nous garder pour elle. Mais elle va apprendre à t'aimer, ne t'en fais pas.
J'ai sauté sur l'occasion pour reprendre le plan, que j'avais délaissé un instant.
─ Ça veut dire que tu veux que je reste ?
Dylan a souri.
─ Ça veut peut-être dire ça...
─ Je peux être honnête avec toi ?
Il m'y a invitée :
─ Vas-y.
─ Je te trouve bien culotté de me draguer ouvertement alors que ta petite amie me considère comme sa pote et que tu t'es tapée ma sœur le week-end dernier.
Dylan a eu l'air faussement confus.
─ Qui a dit que je te draguais ? On parle, c'est tout.
J'ai levé les yeux au ciel, il a ri et s'est mordu la lèvre inférieure. N'importe qui d'autre aurait trouvé ça craquant, ça m'a plus fait tiquer plus qu'autre chose. Il avait décidé de la jouer « chillax », parfait. J'étais la personne la plus chillax du monde.
─ OK, on parle. Quand est-ce qu'on se reparle, alors ?
Il n'a pas hésité.
─ Vendredi soir, chez moi. Petite soirée tranquille. T'as dix-huit ans, c'est ça ? Apporte une ou deux bouteilles. Je te rembourserai.
─ Encore une soirée ? Mais t'as pas de parents ?
─ Tu veux qu'on se revoit ou pas ?
J'ai soupiré avant de hocher la tête.
─ Puisque tu insistes.
─ Impeccable. N'amène pas ta sœur, ce serait trop bizarre.
J'ai accepté l'invitation. Dylan s'est relevé, il m'a tendu la main pour m'y aider. J'ai fait semblant de l'attraper, mais au dernier moment, je lui ai fait un doigt d'honneur et me suis mise debout toute seule. Il a ri de mon insolence avant de rouler jusqu'à la sortie du skatepark. Il était temps de rentrer, la nuit était tombée, le froid rendait bleu mes doigts. J'ai récupéré mon sac à dos et ai laissé l'après-midi derrière moi. Dylan m'attendait aux grilles, on s'est dit au revoir d'un check de la main avant de se séparer dans des directions opposés. Il rentrait à roulettes pendant que j'attendais le bus.
Sous l'abri bleu, je me suis repassée le film de la journée, les bons moments et les rires partagés. Je me suis demandée si le plan fonctionnerait. Avais-je des chances de faire tomber Dylan Mercier amoureux de moi ? Il me voyait comme toutes ses autres conquêtes. Il se persuadait peut-être même de me mettre dans son lit vendredi soir. Il me trouvait différente, mais comme il l'avait affirmé à Teresa, comme il le disait à chaque fille. Tout ceci n'était-il pas voué à l'échec ? Et si Théa avait raison ? Dylan ne changerait pas à moins de le vouloir. Je me donnais encore vendredi soir pour peser les probabilités de réussite.
Si d'ici-là, il m'apparaissait impossible de briser le cœur de Dylan Mercier, je me rabattrais sur son skateboard. Il y tenait plus qu'à sa copine, à ce petit bout de plastique.
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