3 : DYLAN + ARROGANCE = VENGEANCE

CW : Bipolarité/Dépression

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Le lendemain, lundi matin, le réveil a piqué. L'histoire avec Teresa m'avait tenu en haleine une belle partie de la nuit. J'étais tombée de sommeil à 4 heures du matin, l'alarme a résonné dans ma chambre trois heures plus tard. Teresa, elle, n'avait même pas entendu la sienne. J'ai dû la sortir du lit. J'étais exténuée, la douche et le café n'ont pas suffi. Au petit-déjeuner, j'ai lutté pour garder les yeux ouverts, jouant avec mes céréales du bout de ma cuillère. Teresa lisait le dos de la boîte depuis dix minutes. La premier son est sorti de nos bouches après une demi-heure. Teresa a demandé :

─ Maman est debout ?

─ Non.

─ Tu nous emmènes ?

J'ai acquiescé.

─ Elle n'a pas bougé de sa chambre depuis vendredi soir, m'a-t-elle rappelé.

─ Je sais.

Ma mère avait un trouble bipolaire, ce n'était ni catastrophique, ni traumatisant pour nous. Au fil des années, Teresa et moi avions appris à nous en accommoder. Selon ses humeurs et ses épisodes, nous étions plus ou moins livrées à nous-mêmes. Il arrivait que ma mère n'ait pas la force de sortir de son lit, il fallait qu'on prépare nos repas, qu'on lave notre ligne, qu'on fasse les courses. A contrario, dans une phase maniaque, on faisait plein de trucs. Elle nous emmenait en week-end ou dans un restaurant étoilé, elle nous couvrait de cadeaux et de bisous, ou nous envoyait en vacances chez nos grands-parents et disparaissait pendant une semaine. Petite, je m'en souviens, j'attendais avec impatience ces moments. En grandissant, j'ai compris à quel point ils étaient destructeurs.

Ne vous y trompez pas, la plupart du temps, maman était comme les autres mères : elle nous engueulait quand on ramenait des mauvaises notes et pestait si on oubliait de mettre le poulet à décongeler. Depuis qu'elle prenait un traitement, les épisodes étaient plus espacés et moins intenses, mais ce n'était pas une pilule magique. Si Teresa et moi surveillions de près les humeurs et le comportement de notre mère, ce n'était pas une chape de plomb au-dessus de nos têtes. C'était sa maladie, on vivait avec, elle ne nous empêchait pas d'être heureuses toutes les trois.

─ On va la voir avant de partir ? a proposé Teresa.

L'idée m'a plu. Toutes les deux en pyjama, on s'est glissé dans la chambre de maman. La pièce sentait la transpiration et la bougie parfumée à la cannelle. L'odeur traînait depuis plusieurs jours, elle n'avait pas aérée, elle n'avait peut-être même pas ouvert les volets du week-end. Sans un bruit, Teresa et moi avons escaladé le lit et nous sommes allongés aux côtés de maman, elle s'est retrouvée en sandwich entre nous deux. Notre présence l'a réveillée, sa respiration s'est emballée.

─ Coucou les filles, a-t-elle murmuré. Vous avez passé un bon week-end ?

Même aux moments les plus bas de sa maladie, maman s'assurait toujours de notre bien-être.

─ Mouvementé, mais sinon oui, ai-je rétorqué.

Teresa m'a poussée pour me dire de la fermer.

─ Ah oui, tu avais ta fête, Titou, ça s'est bien passé ? Qu'est-ce que vous avez fait ?

─ On a mangé des pizzas et regardé un film.

J'ai levé les yeux au ciel. Je l'avais prédit. Teresa entrait dans la cour des grands. Maman n'y a sûrement pas cru. Avec moi, elle avait assez d'expérience pour savoir qu'une fête entre adolescents était un nid à alcool et autres substances. Mais elle a fait semblant de gober le mensonge. Elle n'avait peut-être pas l'énergie de lui crier dessus.

─ Super. Vous vous préparez pour le lycée ?

─ On y allait, on te disait juste bonjour. Je prends la voiture.

─ Merci ma chérie. Tu penseras à prendre de l'argent pour payer la cantine, Teresa n'a plus de repas sur sa carte...

Qu'est-ce que je disais... Maman restait une maman. On l'a embrassée chacune sur une joue avant de ressortir. En refermant la porte, Teresa m'a fait un doigt d'honneur et a articulé en silence : « Traîtresse, va te faire voir... » En réponse, j'ai rejeté mes cheveux en arrière avec un air de diva. Elle ne pensait quand même pas s'en sortir si facilement. Après toutes les heures de sommeil perdues par sa faute, elle le méritait. Ma sœur a disparu dans sa chambre pour se préparer, je l'ai imitée.


Les filles Lopes étaient réputées pour arriver en retard. À quoi était-ce dû ? Aucune idée. Peut-être à Teresa qui se lissait les cheveux tous les matins ou à ma tendance à me préparer cinq minutes avant de partir... Avec un record de retard comme le nôtre – vingt-huit depuis le début de l'année – il aurait été dommage d'y déroger. Je suis entrée en classe juste avant que la professeure ne referme la porte.

─ Gina ! s'est-elle écriée.

─ Ah non ! Je suis à l'heure. Pile à l'heure, mais à l'heure. Vous n'allez pas m'envoyer chercher un papier.

J'avais mal dormi, bu cinq cafés et était encore en colère de la veille. J'étais prête à en découdre s'il le fallait. Je ne voulais pas aller à la Vie Scolaire. Le pion allait encore se foutre de ma gueule. Il allait nous voir arriver, Teresa et moi, et il allait se bidonner : « Encore vous ! Je vais finir par les pré-remplir, ces papiers de retard. » Il était cool, le pion, on l'aimait bien. Il s'appelait Étienne et disait avoir 24 ans, mais comme il portait des gilets sans manches, des chaussures vernies et qu'il s'appelait Étienne, une rumeur courait comme quoi il avait en réalité 42 ans et vivait encore chez sa mère.

La professeure s'est défendue :

─ Non, justement, je te félicite.

Je me suis détendue.

─ Oh, merci. J'accepte les félicitations.

La professeure a souri, levé les yeux au ciel et m'a indiqué ma place. J'étais sa préférée, même si elle ne l'aurait jamais avoué. Les profs s'en cachaient, mais ils aimaient les élèves insolents. Surtout les redoublants. J'avais beau avoir des notes catastrophiques et des appréciations qui débutaient par : « Gina a des capacités mais... », j'attendrissais le cœur des profs. Il fallait bien ça pour survivre à deux terminales.

J'ai sorti mon cahier de mathématiques, ma voisine m'a glissé.

─ T'as entendu parler de Jean Morrisson ?

─ C'est qui, Jean Morrisson ?

Et elle m'a parlé de Jean Morrisson. Je n'ai rien écouté. À cet instant, je n'en avais rien à faire des ragots de cour de récré. J'avais une vengeance à mettre en place. Un autre prénom m'accaparait l'esprit, celui de l'abruti briseur de cœurs. Au souvenir de ma sœur, en larmes dans la voiture, j'ai eu des frissons. Personne sur cette Terre n'avait le droit d'une telle ignominie. Si la nuit m'avait portée conseil, je n'avais pas ravalé ma soif de vengeance. C'en était terminé de Dylan Mercier. Désormais... à savoir comment ?

Le cours a commencé et pendant que la professeure espérait avec candeur que je pige un truc au produit scalaire, j'ai brainstormé mes idées de revanche.

a) Casser son skateboard. Plus : simple et efficace. Moins : il en rachètera une autre et rendra mon action inutile.

b) Le prendre en filature, photographier toutes ses incartades avec d'autres filles, envoyer le dossier à sa petite amie. Plus : probablement le meilleur moyen de le faire souffrir. Moins : fait souffrir une autre fille dans l'affaire, une de plus, en a-t-on vraiment besoin ?

c) Mettre des laxatifs dans son verre à la cantine et le regarder perdre le contrôle de ses intestins. Plus : drôle. Moins : bête.

Le cours s'est terminé, je n'étais pas plus avancée. Toute la matinée, je me suis creusée l'esprit à la recherche du plan idéal. Rien ne m'est venu, soit ce n'était pas éthique, soit ce n'était pas réalisable. Plus j'y réfléchissais, plus mes idées de départ me paraissaient stupides. J'étais à deux doigts d'abandonner le projet.

Au déjeuner, alors que mes potes discutaient de télé-réalité, j'ai turbiné de plus belle. Dylan Mercier et ses copains étaient assis à quelques tables de la mienne. Je l'ai regardé attentivement, essayant de trouver le détail qui faisait chavirer le reste du monde. Oui, d'accord, il avait un beau sourire et une peau sans imperfections. Sa carrure d'athlète se devinait sous ses vêtements amples, il avait de belles bouclettes. Mais moi, je n'étais pas bergère. Les moutons étaient loin d'être ma came. Pour être honnête, il n'avait rien d'extraordinaire. Il était juste beau, dans le sens le plus banal du mot. Dylan Mercier était un mec lambda, musclé, qui savait se saper. Pourquoi la gent féminine se pâmait-elle dès qu'il ouvrait la bouche ?

J'ai été prise en flagrant délit. Mes yeux s'attardaient, un ami de Dylan le lui a fait remarquer. Il a regardé dans ma direction, je n'ai pas fléchi. Ce type avait fait pleurer ma sœur, il ne pensait pas me faire baisser les yeux. La bataille silencieuse a duré de longues secondes, Dylan a eu un sourire en coin amusé. Il m'a fait un signe de tête, l'air de dire : « Salut, toi. » Je lui ai répondu en mimant deux doigts au fond de la gorge et un haut-le-cœur. Il a ri et a arrêté. J'avais gagné.

─ C'est quoi le délire ? m'a demandé Gaëlle en face de moi.

─ Je pars en guerre, ai-je rétorqué avec mystère.

À table, personne n'a relevé. La veille, des candidats s'étaient disputés, c'était plus intéressant que mes idioties. J'ai terminé mon assiette en silence, l'esprit échauffé. Je n'avais peut-être pas encore de plan, mais j'étais déterminée. Il avait une tête de con, je ne pouvais pas abandonner.


Teresa finissait les cours avant moi, elle était déjà rentrée en bus. La nuit tombait déjà quand je suis sortie de ma session d'accompagnement aux devoirs. Le parking du lycée était vide, ne restaient que quelques voitures de profs et celle de ma mère. J'ai appuyé sur la clé électronique, les phares ont clignoté au loin. Un sentiment d'orgueil m'a traversée. J'étais une des seules élèves à avoir une voiture. La nouvelle année n'était pas encore arrivée, les premiers dix-huitièmes anniversaires non plus. Oui, d'accord, j'avais loupé mon bac et redoublé, mais était-on obligé de le préciser ? Laissez-moi ce court instant de supériorité.

Je me suis installée derrière le volant. Avant de démarrer, il fallait que je fasse mille trucs : régler la température, le GPS pour éviter les bouchons, choisir la playlist parfaite... Le temps que ma routine soit accomplie, plusieurs élèves ont défilé devant moi, en direction de la sortie. Alors, je l'ai entendu : le bruit particulier des roulettes sur le macadam irrégulier. J'ai levé la tête, et je vous le donne dans le mille...

Cet abruti de Dylan Mercier.

Il s'est arrêté à vingt mètres de ma voiture, en face, à croire qu'il l'avait fait exprès. Il a dit au revoir à ses potes d'une chorégraphie élaborée de poings et de doigts avant de prendre la fuite. C'est ça, roule tant que tu le peux, Dylan Mercier, tant que je n'ai pas cassé ton skateboard – non ! On a dit que c'était l'idée la moins bonne... J'en avais quand même super envie.

D'un soupir, j'ai baissé de nouveau les yeux sur mon téléphone, à la recherche de musique d'ambiance. Des coups ont tinté contre ma vitre, j'ai sursauté. Un gros nez et des bouclettes sont apparus dans l'obscurité, j'ai baissé ma fenêtre.

─ T'es la sœur de Teresa ? m'a lancé Dylan.

─ Bonjour, plaît-il ?

Il a ricané.

─ Pourquoi tu m'as regardé ce midi au self ?

─ T'avais un bouton.

De nouveau, il a laissé échapper un rire narquois. Son sourire arrogant ne quittait pas le coin de ses lèvres.

─ Tu skates ou pas ?

Incroyable. J'étais incapable de dire si ce type était un génie ou n'avait rien dans le ciboulot. Je commençais à comprendre la fascination : c'était un exploit d'être aussi con. J'ai dit :

─ Euh... oui. Mais juste les 30 février et les mardi de l'Ascension.

─ Donc tu skates pas ?

J'étais émerveillée.

─ Ouah, Dylan, je... je suis désolée, je crois qu'on va devoir s'arrêter là. Je suis pas sûre d'être à la hauteur pour continuer cette conversation.

Il souriait toujours, mais avec plus de candeur. Il voyait bien que je me moquais de lui, non ? Dylan a hoché la tête, on aurait dit un clown sur ressort.

─ OK. Si tu veux reprendre la discussion, je suis au skatepark. Tu vois où c'est ? Tu peux passer. On pourra parler de Teresa.

─ Merci de l'invitation, je vais regarder mon agenda.

J'ai remonté ma vitre et ai entendu les roulettes sur le bitume. Dans mon rétroviseur, j'ai observé Dylan s'éloigner, prise d'un doute. Et s'il avait un truc à me dire à propos de Teresa ? S'il s'était passé plus que ce qu'elle m'avait raconté ? S'il avait des explications à me donner ? Non, Gina, non. Dans l'hypothèse qu'un secret soit en train de bouillir, c'était à Teresa de t'en parler. Tu n'avais pas le droit d'aller dans son dos et recueillir la version de Dylan avant la sienne. Et si Teresa était en danger ? Si elle avait fait une énorme bêtise lors de cette soirée ? Si Dylan avait une IST ? S'il comptait colporter des rumeurs sur elle et que j'avais le pouvoir de l'en empêcher ?

Merde ! Dylan Mercier était fort. Maintenant, j'étais obligé d'aller à ce foutu skatepark. En tapant l'adresse dans le GPS, je me suis maudite. Voyons le bon côté des choses, pour me venger de Dylan Mercier, je devais apprendre à le connaître. Plus je taperai là où ça fait mal, plus ma réussite serait grandiose.


Les bouchons de fin de journée m'ont coincée, je suis arrivée au skatepark vingt minutes plus tard. Il faisait nuit et froid, pourtant les jeunes pullulaient dans les reliefs. De tous les côtés, les rollers et autres patins à roulettes faisait des backflips, les BMX tenaient en équilibre sur la roue arrière et les skateboards ridaient les rampes. Certains tombaient sur leurs fesses, d'autres glissaient le long des parois des dômes. En entrant, je me suis sentie nue, sans engin roulant avec moi. J'avais une veste en jean et mes clés dans la main. Je ressemblais plus à une maman qui viendrait chercher son ado qu'à l'une d'entre eux.

Du regard, j'ai cherché Dylan mais ces mecs étaient tous son sosie. Les casques et les jeans baggys n'arrangeaient pas mes recherches. J'ai fait un tour, manquant de me prendre par cinq fois un skateboard dans la figure. Je me suis faufilée au doux bruit des : « Bouge meuf ! » et « Chaud ! » et j'ai fini par discerner Dylan dans un coin. Il s'entraînait sur du plat à faire valser sa planche en l'air. Il m'a reconnue.

─ Tiens, tiens, a-t-il lancé. La sœur de Teresa !

─ Gina, l'ai-je repris.

Il entendait mon prénom pour la première fois, il a pincé les lèvres, ravi.

─ Cool, Gina. Je te présente aux autres, lui c'est Kärcher.

Le gars à côté de lui m'a fait un signe de la main. Il était le stéréotype du skater, les cheveux longs et un bonnet enfoncé jusqu'aux yeux. Sa silhouette menue disparaissait sous un tee-shirt trois fois trop grand, qui lui tombait au genou. Je n'ai pas osé demander pourquoi il portait le nom d'un nettoyeur haute pression, je n'avais même pas envie de le savoir. Dylan a continué les présentations :

─ Et elle, c'est Jennyfer.

─ Tu peux m'appeler Jenny, m'a-t-elle souri.

─ Ne l'appelle pas Jenny, rétorqua Dylan.

J'ai esquissé un sourire maladroit, confuse. Au milieu des deux garçons, la fille était minuscule. Comme son acolyte, elle portait aussi un bonnet sous lequel elle avait caché ses cheveux. Je ne savais pas si le bonnet parait au froid où était un élément indispensable de la tenue de skateur. Par respect pour ses potes qui n'y étaient pour rien à son attitude de connard, je les ai laissés m'expliquer le fonctionnement du skatepark. Leur discours était si bien rodé, je me suis demandé à combien de filles par semaine présentaient-ils ce numéro ? J'espère qu'il les paye, au moins. Si à chaque fois que Dylan ramène une fille, ses amis doivent jouer au guide touristique, ils méritent une augmentation.

Au bout d'un temps, ça m'a agacée, je n'étais pas venue pour ça. J'ai interpellé Dylan pendant qu'il répétait inlassablement sa figure :

─ Tu avais dit qu'on parlerait de Teresa.

Il a arboré un air perplexe. Il n'a même pas pris la peine d'arrêter le skate.

─ J'ai dit qu'on pourrait parler de Teresa, si tu voulais. Mais je pense pas que ça soit utile. C'est pas Teresa que j'ai invitée, c'est toi. On pourrait parler de toi, plutôt.

J'ai compris son manège trop vite à mon goût.

─ Ouh, calme-toi mon coco. Tu m'as pas invitée. J'ai décidé de venir.

─ T'es là, c'est ce qui compte, non ?

Dylan a daigné levé les yeux sur moi et m'a adressé un clin d'œil. Un frisson de gêne m'a parcouru l'échine, mais je n'étais pas mal à l'aise pour moi, je l'étais pour lui. Il n'avait aucune idée du ridicule qu'il personnifiait. Ce mec avait tant confiance en lui qu'il me draguait effrontément sans s'imaginer une seconde le dégoût qu'il inspirait.

Soudain, au milieu de ce skatepark, l'idée de génie m'a frappée.

Dylan Mercier m'a proposé de venir dans l'espoir minable de faire de moi sa future conquête. Il se croyait intouchable, parce que personne ne lui avait jamais résisté. Il voyait les filles comme des proies. Il suffirait d'un coup de marteau, d'un premier domino qui chuterait pour faire tomber tout le reste. Il suffirait qu'une fille brise le cœur de Dylan pour que son ego dégonfle enfin. Jusqu'ici, aucune fille n'avait eu les épaules pour une telle mission. 

Aucune fille... à part moi. 

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